Le petit écran


Le petit écran

En 1954, quand j’ai frappé à la porte de Radio-Canada, la télévision parlait à son auditoire en direct. Quand les caméras tournaient, il fallait frapper dans le mille. Pas moyen de se rattraper, comme aujourd’hui, dans une succession de prises. Cette pression de l’immédiat m’était familière, évidemment; à la scène, on n’a jamais l’occasion de se reprendre non plus. Mais les techniques de production étaient très différentes à la télévision et, de ce point de vue, j’avais tout à apprendre.

À la télé, on ne joue pas pour le public, mais pour les caméras. Autrement dit, on oriente son jeu d’une caméra à l’autre selon les instructions du réalisateur. Au début, cela m’a paru très compliqué. J’avais l’impression que le public changeait constamment de place! En studio, il faut, tout en chantant avec conviction, surveiller sans cesse les voyants lumineux des différentes caméras, ou encore sentir le moment où l’une s’éteint et l’autre s’allume. Il faut également réduire de beaucoup l’ampleur des gestes. Un grand mouvement de bras, parfaitement correct à l’opéra, peut être complètement ridicule au petit écran.

Autre différence majeure: à l’opéra, l’artiste en scène est toujours vu par le spectateur alors qu’à la télé, il peut se trouver hors du champ de la caméra. Il doit continuer à jouer quand même, bien sûr, mais en étant conscient qu’on ne le voit pas. Au réalisateur de s’assurer que les plans qu’il choisit permettent de suivre toute l’action.

Dans les années cinquante, tout cela était très nouveau pour les chanteurs, mais comme la télévision elle-même était une invention toute récente, les réalisateurs n’étaient pas tous des experts non plus. Certains m’ont d’ailleurs donné du fil à retordre à l’occasion, par exemple le réalisateur d’un I Pagliacci auquel je participe avec Jon Vickers, Pierre Boutet, Eva Likova et Louis Quilico. A la répétition générale, nous en venons presque aux injures, lui et moi.

Au cours du premier tableau, Tonio, le vilain bossu que j’incarne, chante un duo avec Nedda. La jolie femme non seulement refuse ses avances mais elle l’insulte et, pour finir, lui assène un brutal coup de fouet. Tonio tombe à la renverse.

De ma position, par terre, je m’aperçois que la caméra est restée sur la soprano alors qu’elle aurait dû suivre mon mouvement. Je sens l’irritation me gagner. Le réalisateur me demande de me relever, je refuse. Il réitère sa demande, je refuse de nouveau, en lui faisant remarquer que c’est sur moi que la caméra aurait dû demeurer pendant ma chute et ma réplique.

Le réalisateur, de fort mauvaise humeur, me demande si c’est moi qui réalise ou lui. «C’est vous, bien sûr, mais arrangez-vous pour que le public puisse suivre l’action! L’action, pour le moment, c’est moi qui la fournis, pas la soprano immobile avec le fouet en l’air. » Finalement, un mouvement de caméra dans ma direction. Je chante ma phrase, la caméra recule lentement, je me lève et m’approche de la soprano de façon que la caméra l’encadre bien il son tour. Des années plus tard, j’ai vu le résultat sur vidéo. Rien à redire. Le réalisateur m’en a beaucoup voulu cependant… Dommage! A ce moment-là, j’avais fait assez de télé pour savoir comment manier une caméra.

Pour compliquer encore les choses, l’orchestre qui nous accompagnait était souvent situé dans un studio différent du nôtre, voire à des kilomètres de distance. Il fallait chanter « au son », Il y avait bien des moniteurs au plafond qui transmettaient et l’image du chef d’orchestre, mais il était défendu de les fixer car, il la télévision, le moindre mouvement des yeux est visible. Nous devions regarder notre partenaire, pas les moniteurs. Pour arriver à chanter en mesure sans repère visuel, il fallait donc beaucoup répéter.


Le Prince en petite tenue

À L’Heure du Concert, dans une version abrégée de La Cenerentola (Cendrillon) de Rossini, j’incarne Dandini, le serviteur bouffon du Prince. Au premier acte, le Prince décide de rendre visite à Don Magnifico pour élire celle de ses trois filles qu’il épousera. Voulant sonder le caractère des trois princesses, il juge bon de se présenter incognito. Le moyen de ne pas se faire reconnaître? Changer de costume avec Dandini.

J’ai trente secondes, hors caméra, pour me métamorphoser en Prince. En répétition, tout a bien fonctionné: je me suis exercé à retirer ma veste de Dandini avec l’aide de deux habilleuses – elles tiennent chacune une manche et défont les attaches de «Velcro» dans le dos – et à entrer dans celle du Prince par le procédé inverse.

A l’instant critique, live, impossible d’entrer dans le deuxième costume! D’un mouvement brusque, j’écarte les pauvres habilleuses: je viens d’aviser une couverture rouge vin sur le piano, juste hors du champ de la caméra. Bousculant également les accessoiristes, je tire sur la couverture et hop! me la drape sur la poitrine en laissant tomber les pointes par-dessus les épaules.

Précisément sur la première mesure de mon air, je me présente devant la caméra. Ouf! Une seconde de plus et le torse nu du Prince de Cendrillon s’affichait dans tous les salons.


L’âne de Véronique

Un dimanche soir, Radio-Canada met Véronique d’André Messager à l’affiche de son émission d’opérette. L’œuvre est dirigée par Otto Werner Mueller et réalisée par Roger Racine. Pour le fameux duo de l’âne, De-ci de-là, Roger a fait venir un âne en chair et en os, et l’a installé dans notre beau décor d’arbres en plastique.

Yolande Dulude, ma Véronique, est debout à droite de l’âne et moi, à gauche. Vaillamment, nous entonnons le duo:

De-ci, de-là, cahin-caha

Va, chemine, va, trottine

VA, petit …

Tout en chantant, je tire sur la bride pour faire avancer l’animal en direction de la caméra, mais c’est peine perdue. Notre âne est têtu … comme une mule. Voilà qu’il se met à trottiner vers les jolies feuilles de soie verte de notre décor. C’est que la verdure a mis notre bourricot en appétit!

Ce soir-là, c’est l’âne qui triomphe. Pendant que je tire tout droit, lui tourne à gauche et piétine la robe de Yolande, clouant ma partenaire sur place. Pendant cette promenade, elle et moi continuons bravement de chanter derrière la grosse tête de l’âne – qui occupe tout le champ de la caméra …

Ce que je ne répéterai pas (par égard pour les oreilles sensibles), ce sont les commentaires du réalisateur qu’on entend rugir dans les écouteurs du régisseur de plateau!

Mes mésaventures ne sont pas terminées. Tout de suite après le duo, j’enchaîne avec l’Air de la lettre. En me quittant, Véronique est censée laisser tomber une lettre à terre pour moi. Mais ce petit accessoire anodin, Yolande l’a oublié! A la place, elle laisse tomber une feuille blanche.

Or, je n’ai pas mémorisé les mots de la lettre. Par paresse ou pour avoir l’air plus naturel en la lisant en gros plan? Je ne le dirai pas. Toujours est-il que la musique commence et que je n’ai rien à lire. Le régisseur, pas fou, s’aperçoit que je bafouille. Pour me dépanner, il vient se poster à côté de la caméra et approche de mes yeux la partition musicale, avec le texte écrit sous les notes. Je suis sauvé!

Pas tout à fait … A la fin de mon air, m’étant détourné un instant de la partition pour me lever, je conclus sans broncher: «Celle qui signe: MARGUERITE! »