Mon premier emploi à plein temps


Mon premier emploi à plein temps

Juillet 1979. Le bénévole que je suis toujours, au MAALQ comme à Lachine, commence à s’essouffler. Il lui faut bien gagner son pain. C’est-à-dire retourner en Europe. Ma décision prise, j’écris au maire pour l’informer que je dois malheureusement abandonner les Concerts Lachine et reprendre ma carrière de chanteur.

Si je n’envisageais pas d’autre solution, c’est que personne au Québec ne songeait à faire appel à moi pour m’occuper d’opéra.

À ce propos, il y a longtemps que je me demande pourquoi le Québec ne fait pas de place à ses chanteurs à la retraite de la scène. Au New York City Opera, une exchanteuse, Beverly Sills (soprano), a mené la barque pendant des années. A Paris, Michel Sénéchal (ténor) est à la tête du Studio de l’Opéra-Comique. Bernard Lefort (baryton) a dirigé l’Opéra de Paris, puis celui de Marseille. Après trente ans de vie professionnelle active, trente ans passés à glaner de l’expérience partout au monde, j’aurais bien aimé me fixer ici et diriger des mises en scène, des ateliers d’interprétation et quoi encore, il y a tant à faire! Mais c’est aux États-Unis, plutôt, qu’on m’a invité à le faire: au Curtis Institute of Music de Philadelphie et à l’Université Yale.

Chez les comédiens, il en va tout autrement. Beaucoup d’anciens acteurs dirigent des théâtres, des écoles, signent des mises en scène; bref ils travaillent dans le théâtre. Chez les chanteurs, rien de tel. Pourtant, demandez aux anciens de l’opéra à quoi ils voudraient consacrer leurs dernières années actives. La plupart vous diront qu’ils ne demanderaient pas mieux que de travailler auprès des jeunes. Il est normal, après une carrière, de vouloir se joindre à la relève pour tisser avec elle les maillons de la longue chaîne qui unit les générations d’artistes. J’aurais apprécié qu’on ait recours à mes services de quelque façon à Montréal. Après tout, mes collègues et moi avons été considérés pendant toute notre carrière comme des gloires nationales, des porte-bannières, des ambassadeurs de la culture à l’étranger!

Mais je reprends mon récit. Dès qu’il reçoit ma lettre, le maire Descary me téléphone, me priant d’aller déjeuner avec lui. A table, il me tient à peu près ce langage: « Robert, me dit-il, tu ne peux pas laisser tomber les Concerts Lachine, ni la Ville, ni Noël Spinelli, ni moi. Nous ne te laisserons pas faire ça … Écoute, si la Ville créait un poste de directeur artistique, accepterais-tu de venir travailler chez nous? »

Devenir fonctionnaire municipal, moi? «Donne-moï une journée pour y penser, Guy, veux-tu? »

Le 1er septembre, me voilà officiellement installé à Lachine. J’ai un bureau, une secrétaire et la permission d’aller en Europe remplir les engagements que j’ai déjà contractés. Mon mandat est de développer la vie culturelle dans tous ses aspects: la musique d’abord, évidemment, mais aussi la peinture, la sculpture, l’artisanat, etc.

Fini le bénévolat, maintenant je suis payé, donc il faut produire! Je me retrousse les manches. Coup sur coup naissent l’Éveil musical (cours d’initiation à la musique dispensés par des musiciens professionnels aux enfants de cinq à treize ans, avec spectacles le dimanche matin), le Chœur Ambiance, la Guilde des tisserandes, les ateliers de peinture, de sculpture, de poterie, etc. La première année, même la deuxième, j’oublie de toucher mon chèque le jeudi. Pas habitué.

ooo

En 1981, l’OSM n’a plus de services excédentaires à offrir à Lachine. L’orchestre a lancé les concerts Mozart Plus à la cathédrale Notre-Dame, et la nouvelle série remplacera ses engagements chez nous. Si Lachine veut continuer de recevoir l’Orchestre, elle devra dorénavant payer les cachets réglementaires.

Au printemps, la Ville annonce qu’elle n’a plus les moyens d’offrir quatre concerts de l’OSM. Elle n’en présentera que deux pendant l’été qui vient. Cela ne fait pas du tout l’affaire des Lachinois, qui ont pris goût à la musique symphonique. Ils réclament deux autres concerts.

Qu’à cela ne tienne, on formera un autre orchestre! Moi qui ne cesse de déplorer la difficulté qu’ont les jeunes musiciens à trouver du travail, voilà que j’ai une belle occasion d’en «caser» quelques-uns. D’ailleurs les orchestres m’ont toujours fasciné. Pendant toute ma carrière, j’ai été sensible au rapprochement particulier, à la fraternité que la musique engendre chez ceux qui la pratiquent ensemble. J’aime la compagnie des chefs d’orchestre et des instrumentistes.

Parmi les premiers, j’ai cultivé de belles amitiés avec Otto Werner Mueller, Boris Brott (qui dirigera pratiquement tous les ans à mon festival), Jean Deslauriers, Jean-Marie Beaudet, Raffi Armenian, sa femme Agnès Grossman et, maintenant, les jeunes Gilles Auger et Stéphane Laforest. À l’OSM, j’avais aussi de bons amis: Pierre Rolland (hautbois), Louis Charbonneau (timbales), Richard Roberts (premier violon), Eugène Husaruk (violon), les deux Joachim, Otto (alto) et Walter (violoncelle), Emilio Iacurto (clarinette), les sept (!) frères Masella, etc. Si je les énumère tous, c’est que peu de chanteurs, à ma connaissance, ont fréquenté aussi assidûment, pour le seul plaisir, les musiciens d’orchestre. C’est en m’intéressant à eux que j’ai approfondi ma connaissance du répertoire symphonique. Jouez une mesure d’un opéra et je reconnais l’ œuvre. C’est normal, direz-vous. Eh bien, j’en fais presque autant avec les symphonies!