Même s’ils ont trois ans de différence, Claude et Pierre-Paul sont amis et solidaires l’un de l’autre. Ils s’entendent bien. Certes ils ont leurs différences mais rarement se font-ils mutuellement des reproches. Les grandes disputes de leur vie ont lieu au lit. En effet depuis 1948, au 6401, Claude et Pierre-Paul couchent dans le même grand lit. Ce lit a une tête comprenant 8 barreaux verticaux. Chacun a droit à sa part du lit du côté de ses quatre barreaux. La ligne imaginaire qui sépare les deux parties est souventes fois traversée par l’un ou l’autre, ce qui engendre beaucoup de disputes entre les frères. Charles-Émile arrive normalement en trombe pour calmer les esprits et faire le partage des choses. Finalement en 1951, il décide d’acheter des lits jumeaux et Pierre-Paul et Claude ont depuis chacun leur côté de la chambre. Ce n’est pas trop tôt car ce sont maintenant des hommes même s’ils n’ont pas encore atteint l’âge de la majorité.
Depuis leur enfance, les deux frères mènent une vie parallèle puisqu’ils n’ont ni les mêmes amis, ni les mêmes préoccupations ni les mêmes intérêts. Depuis qu’il a quitté l’école en sixième année, Pierre-Paul vit difficilement avec un secret. Il n’en parle à personne, c’est son secret. Il n’a jamais compris pourquoi ses parents ont accepté qu’il quitte l’école. Il revoit ce jour où il a avertit Antoinette qu’il ne voulait plus aller à l’école et ressent encore sa surprise lorsqu’elle a dit «O.K.! ». Elle n’a pas fait d’effort pour le persuader de changer d’idée. Lui qui était trop jeune pour prendre un tel virage, reproche intérieurement à ses parents de l’avoir laissé seul décider. Il se rappelle le frère directeur qui voulait le garder dans son école. Il était alors allé travailler chez Steinberg. Dès les premiers mois, il réalisa son erreur et eu le goût de retourner à l’école l’année suivante, mais le défi de repartir à zéro le décourageait et personne ne l’encourageait. Il n’en parlait à personne. «Ça agâté ma vie» se dit-il souvent en s’apitoyant sur son sort et en acceptant difficilement ses actions passées. «C’est bien de valeur » concluait-il. Son secret le ronge. «Certes j’avais des difficultés, mais j’aurais passé à travers» puisqu’il réalise par son travail qu’il est intelligent et débrouillard. Chaque jour sa difficulté d’écrire un français convenable ajoute à son remord. Heureusement, il parle et écrit bien l’anglais, ce qui le console.
Il revoit ses mauvais coups d’enfance et son changement d’attitude lorsqu’il apprend qu’un voisin, voleur sorti de prison, avait récidivé et y retournait pour trois mois. Il avait alors conclu que ce type là n’était pas intelligent puisqu’il avait à nouveau mis sa liberté en danger. Il ne fit plus jamais de coups.
Il pratique peu de sport. Il n’aime pas le hockey depuis qu’il s’est fait casser une dent par le puck alors qu’il était goaler dans une partie d’amis avec Claude. Il pratique le ski et est solide sur «ses pattes» mais n’est pas un beau skieur puisqu’il n’a pas suivi de leçons. Il joue au pool, fait «du bicycle» et aime la pêche. Il a acquis un goût pour ce dernier sport depuis les excursions nocturnes avec Charles-Émile et Claude alors qu’ils allaient «à la barbue».
Ses relations avec son père sont difficiles. Il trouve que Charles-Émile n’est jamais là. Jamais là pour lui, du moins. S’il lui demande d’aller jouer au bowling, Charles-Émile trouve toujours le moyen de refuser. Il reconnaît que son père travaille tous les soirs et le samedi à cause de son agence immobilière, mais cela n’est pas une excuse pour lui. Il juge que son père est indifférent envers lui. Même quand il installe son commerce de télévision dans le local arrière de Service Realties, à la suggestion de son père et qu’ils se voient quotidiennement, Pierre-Paul ressent qu’ils ne sont pas proches. Les seuls moments où ils le sont, surviennent lors des rares parties de pêche ou dans les périples en bateau avec son père à la Baie Missisiquoi. C’est le contraire de ce que vit Claude. Pierre-Paul lui explique cette situation en disant: «c’est parce que tu es son préféré». Claude est surpris et révolté de cette affirmation car il ne croit pas être le préféré de son père ou de sa mère. Une telle idée ne lui est jamais venue. Il ne croit pas que ses parents pensent comme cela. Pierre-Paul de renchérir«il t’a toujours vanté, Mont-Saint-Louis par ci, Polytechnique par là etc.». Claude, étonné et peiné, le questionne sur ses réactions face à cette injustice: «cela ne me fait rien, parce que je ne suis pas jaloux» de dire Pierre-Paul,«j’ai toujours été fier de toi». Claude sait que c’est vrai et le croit car son frère n’a jamais démontré de sentiment négatif envers lui, au contraire. Plus tard, Pierre-Paul affirmera: «j’aurais aimé avoir un père plus proche. J’avais un grand besoin de cela dans ma vie. Mais je n’en ai pas eu».
Antoinette, par contre, est tout pour lui. Sa maman est toujours là. Elle est proche, l’écoute, l’encourage, l’aide, le défend et s’assure qu’il est bien dans sa peau. Toujours, Pierre-Paul en évoquant sa mère semble être sur le point d’avoir les larmes aux yeux. Il se sent bien avec elle et exprime sa confiance en elle. Il croit être son préféré. Éventuellement Antoinette admettra: «j’ai toujours regretté qu’il ait lâché l’école». C’est avec une contrition profonde qu’elle avoue cette décision. Claude en l’écoutant ne peut croire qu’elle l’a prise seule.
Les amours de Pierre-Paul et de Madeleine vont bien. Il aime profondément cette jeune fille qui le comprend bien et qui reconnaît en lui un homme sensible et intelligent. Elle devine son potentiel et comprend qu’il est un homme qui a besoin d’être heureux pour l’atteindre. Il est bel homme, calme et doux, solide, grand et fort, avec une stature d’athlète, un bel entregent et qui sait écouter. Il veut apprendre, travailler, réussir. Il veut une famille, des enfants pour aimer et une épouse envers qui il désire être fidèle et dévoué. Madeleine le juge bien. Ils s’aiment d’un amour tendre et sincère. Ils sont jeunes, il a 20 ans et elle 18, mais qu’importe, ils se sentent prêts à fonder un foyer et à affronter la vie.
Pierre-Paul lui propose le mariage et elle accepte avec une émotion profonde. Il va voir ses parents et approche son père Rosaire pour lui demander la main de sa fille. Sa mère Helena surveille du coin de l’œil ce qui se passe dans le salon. Père d’une famille nombreuse de 11 enfants, Rosaire, plombier, en a vu d’autres mais il est impressionné par ce beau grand gaillard au sourire chaleureux qui veut marier sa fille. Il accepte. De leur côté, Antoinette et Charles-Émile sont heureux car ils voient en Madeleine une compagne parfaite pour leur Pierre-Paul. Ils la jugent intelligente, solide, indépendant-te et, tout comme Pierre-Paul, débrouillarde. Les fiançailles sont fixées au 10 avril 1955 durant la grand’messe de Pâques à l’église Notre-Dame du Sacré-Cœur et le mariage au 17 septembre 1955 à la même église. C’est un grand mariage devant une nef bondée de monde surtout des membres de la nombreuse famille Gendron. Robert Savoie, le jeune baryton qui a épousé la cousine Aline, y chante et l’acoustique de l’église réverbère parfaitement sa voix et ensorcelle les participants. Pierre-Paul entre dans une grande famille unie où il trouvera l’amitié, la solidarité et la joie de vivre.
Ils ont choisi New York pour destination de leur voyage de noces. Près de Lake George, Pierre-Paul engage l’auto sur une pente en haut de laquelle il y a une courbe assez prononcée. Tout à coup, une auto venant en sens inverse coupe la courbe et arrive face à eux. Pierre-Paul l’aperçoit à la dernière minute et, le temps d’une réaction rapide, évite le pire mais il y a collision. Ils sont vivement secoués mais pas blessés. L’auto est cabossée de tous les côtés mais peut encore rouler. Les autos du temps bâties sur un frame résistaient bien aux coups latéraux. Après ces vives émotions (ils auraient pu perdre la vie), ils continuent leur chemin et arrivent à New York où ils logent au même hôtel que Robert Savoie et Aline qui ont quitté le mariage pour s’y rendre directement, car Robert a une audition importante avec le Metropolitan Opera.
Le voyage se termine bien et ils reviennent à Ville Lasalle au petit logement loué de la 67ième avenue. Les baux étant de mai à mai, il fut difficile de dénicher quelque chose à cette période de l’année. Il est loin du magasin et pour se rendre à Verdun, Pierre-Paul doit longer le fleuve via le chemin tortueux à deux voies, appelé pompeusement boulevard Lasalle (les boulevards Champlain et Lavérendrye n’existent pas). Quelques mois plus tard, Madeleine donne naissance à Sylvie, le premier enfant de la dixième génération depuis la venue de Jean-Robert Duprac en Nouvelle-France. En 1957, ils déménagent le commerce et le logement dans une maison privée, zonée commerciale, au 5574 de l’avenue Verdun, entre les rues Eagan et Osborne. Le devant du logement est réservé au commerce, l’arrière à la famille. Celle-ci croît avec la naissance d’une deuxième fille, Ninon. Les affaires vont bien et Dupras Télévision progresse rapidement. La réputation de Pierre-Paul en tant qu’excellent technicien en électronique se répand rapidement à Verdun.
Pas de commentaire