Annuellement, le Jeune Commerce présente un mémoire au Premier Ministre du Québec, dans la vieille capitale. Comme par le passé, Claude espère que cet événement important aura lieu à nouveau sous sa présidence et, dès septembre 1958, il fait une demande au Premier Ministre à cet effet. Au lieu de lui faire parvenir une lettre d’invitation, comme à l’habitude, il décide d’appeler directement «monsieur Duplessis» (c’est le vocable utilisé en parlant de Duplessis) pour obtenir son accord. Celui-ci est toujours très occupé car au Québec c’est le PM qui prend toutes les décisions gouvernementales importantes. Nonobstant cela, il accepte l’appel de Claude. Le chef du gouvernement lui explique que son agenda est très chargé et qu’il verra s’il est possible de recevoir la délégation du Jeune Commerce. Claude devient inquiet car le Premier Ministre n’a pas paru très optimiste. Il confirme l’appel par une demande formelle écrite et rejoint sur-le-champ Régent Desjardins pour lui parler de ce qu’il a ressenti. Régent, ancien président du Jeune Commerce et homme d’action avec un vaste réseau de contacts, lui répond «je m’en occupe». Claude est soulagé.
Le 14 novembre 1958, il reçoit à son bureau d’ingénieurs, un télégramme du PM: «Faisant suite à notre conversation par téléphone longue distance de Québec, bien que l’ouvrage absorbant de la session parlementaire s’ajoute au travail déjà considérable que comporte l’administration de notre immense province en plein essor, il me fait plaisir de vous dire que la date que vous mentionnez et préférez pour la visite de la Chambre de commerce des jeunes de Montréal au parlement de Québec, à savoir jeudi le onze décembre prochain à deux heures trente PM est acceptée. Bienvenue à Québec et sincères salutations. Maurice Duplessis». Régent a bien fait son travail.
Le sujet du mémoire a été discuté à l’exécutif où plusieurs membres expriment leur inquiétude sur l’impact de la canalisation du Saint-Laurent, déjà en construction, sur l’industrialisation de la province de Québec. Ils craignent que les bateaux by-pass Montréal et transportent à des usines hors-Québec situées autour des Grands Lacs et particulièrement aux USA, les matières premières pour la fabrication d’acier et d’autres produits connexes au détriment d’usines qui existent ou qui pourraient être construites au Québec. Un consensus est trouvé, le mémoire traitera de ce sujet et la préparation est confiée au comité des affaires publiques de l’Université populaire avec la collaboration du chef du secrétariat Gilles Tittley.
Le comité organisateur de la visite à Québec, sous la direction de Georges Tassé, se met en branle et le matin du départ, plus de 150 membres de la chambre font partie de la délégation qui prend le train à la gare Jean-Talon. Le président honoraire Gaston Laurion, l’accompagne.
À 14:00, elle arrive au parlement et se dirige vers la salle des bills privés. Alors que tout le monde est en place, plusieurs députés de Montréal représentant l’Union Nationale arrivent, dont Maurice Custeau, de Mtl-Jeanne-Mance et un ancien président du Jeune Commerce, Léopold Pouliot de Laval, Edgar Charbonneau de Mtl-Ste-Marie, Lucien Tremblay de Mtl-Maisonneuve, Paul Earl de Notre-Dame de Grâce, Arsène Gagné de Mtl-Laurier et quelques autres. Puis suivent quelques honorables ministres, dont Paul Beaulieu qui est l’hôte de la délégation, Paul Dozois, des Affaires Municipales et ancien président du Jeune Commerce, Gérard Thibeault, ministre d’État, Daniel Johnson (père) des Ressources Hydrauliques et ancien conseiller juridique du Jeune Commerce et Jean-Jacques Bertrand des Terres et Forêts
Puis à 14:30 précises, le Premier Ministre Maurice Duplessis arrive accompagné de sa suite dont Roger Ouellette, son secrétaire et Régent Desjardins. Son entrée est impressionnante et marquée de beaucoup de respect de la part de tous ceux qui sont présents. Tous se lèvent, il les salue et prend place au bout de la longue table sur laquelle un petit lutrin a été déposé pour lui faciliter la lecture du mémoire. Claude est à sa droite suivi des trois anciens présidents Rouleau, Déry et Janelle. Le minitres Beaulieu est à sa gauche suivi de Thibeault, Laurion, Dozois et Johnson.
Le premier ministre invite Claude à présenter le mémoire. Celui-ci se lève, le remercie de son accueil chaleureux à Québec et lit «Montréal ne sera plus le terminus de la navigation océanique. Par ailleurs, la Commission royale d’enquête sur les perspectives économiques du Canada a prédit une expansion remarquable de l’économie canadienne durant les 25 prochaines années. Dans ce contexte économique, quel sera l’effet de la canalisation du Saint-Laurent sur la métropole. Il nous semble que l’avenir de la région de Montréal réside dans une industrialisation de plus en plus poussée». Le mémoire cite les conclusions d’études faites sur la question par le Montreal Research Council, le spécialiste en géographie économique Michel Philipponneau et la commission Gordon. Sur la base de ces prémisses, le Jeune Commerce formule sa recommandation, soit la «Création d’une commission permanente chargée de conseiller le gouvernement de la province sur les perspectives économiques et de coordonner l’expansion industrielle du Québec». Le mémoire met, entre autres, l’accent sur la nécessité que la région de Montréal devienne un centre sidérurgique de première importance.
Duplessis prend alors la parole. Après les félicitations d’usage, il remercie le Jeune Commerce montréalais de poser le grave problème de la canalisation devant l’opinion publique. « Ce n’est pas pour critiquer, c’est pour constater..» dit-il «et il faut faire face aux faits». Ce sera l’approche de son exposé en réponse au mémoire. Le chef du gouvernement souligne qu’avant la canalisation il n’y avait pas les dangers qu’il veut souligner. Ce projet est le début de beaucoup de problèmes qui n’existaient pas auparavant, mais ce n’est pas la fin du monde.
Il assure que cette nouvelle voie maritime ne signifiera pas évidemment la fin de Montréal comme métropole du Canada mais présentera des obstacles à son développement. Il voit de nouveaux problèmes de circulation entre la rive-sud et Montréal et affirme que tout ce qui paralyse la circulation nuit au développement de la métropole.
Le Premier Ministre exprime ses craintes aussi sur la question des taux chargés aux usagers du canal. Ces taux doivent être fixés conjointement par le Canada et les USA. Par contre, s’il n’y a pas d’entente, ils seront fixés par les USA sur la section qui tombe sous leur juridiction. Et, si ces taux sont trop élevés, ils pourraient devenir une cause de gêne à la circulation. Il voit alors les bateaux américains favorisés puisqu’en plus ils sont subventionnés alors que ceux du Canada ne le sont pas. Le chef du gouvernement déclare qu’il est important que le port de Montréal connaisse une expansion du côté situé à l’est car plusieurs navires n’arriveront pas à Montréal.
Duplessis traite de la régularisation des eaux pour fins de production d’énergie hydroélectrique. Il explique que la juridiction des rivières et les développements hydroélectriques appartiennent aux provinces, tandis que celle sur la navigation est du ressort fédéral. Cette question est importante pour ceux qui sont en aval comme l’Ontario et l’état de New York qui ont besoin d’une certaine quantité d’eau pour leur production d’électricité. Ceci pourrait être une cause de conflits en rappelant que les USA n’ont pas toujours respecté les termes de conventions qu’ils ont conclues et l’entente au sujet des eaux du lac Michigan en est un exemple.
Quant à la partie du mémoire qui traite de la sidérurgie, le Premier Ministre dit «nous en sommes, c’est une saine politique» en espérant que le jour n’est pas trop éloigné où la province de Québec pourra avoir son industrie sidérurgique mais que l’on ne peut pas procéder à la légère dans ce domaine. Le Canada n’est pas le seul pays à posséder des gisements de fer. L’Amérique du Sud en a de particulièrement importants. Comme le marché canadien ne peut absorber toute la production, il ne faut pas imposer des conditions qui ne pourraient plus permettre au pays de faire concurrence à l’étranger. Il ne veut pas poser des actes qui auraient des répercussions désastreuses sur notre économie.
En terminant, le chef du gouvernement invite les membres du Jeune Commerce à assister après cette rencontre à la séance des députés à l’assemblée législative, qui débutera dans quelques minutes. Il félicite Claude d’avoir dirigé une délégation importante à Québec pour discuter de problèmes vitaux pour la province. Il remercie tous les membres d’être venus.
Claude constate que le Premier Ministre n’a fait aucun commentaire sur la suggestion du Jeune Commerce de créer une commission permanente. Sans souligner ce fait, il remercie à nouveau le Premier Ministre de son cordial accueil et la rencontre prend fin.
Le soir, tous les membres de la délégation sont reçus à dîner au restaurant Marino de Québec, par l’honorable Paul Beaulieu, ministre de l’industrie et du commerce. Y assistent aussi les ministres et députés présents à la présentation du mémoire. Lors de son allocution, l’honorable Beaulieu félicite la Jeune Chambre de Montréal de s’intéresser autant à l’économie du Québec. Il aborde le nouveau projet d’une autre voie maritime profonde entre Montréal et New York sur le Richelieu, le lac Champlain et la rivière Hudson. Il affirme qu’un plan est établi en vue d’un canal de 30 pieds de profondeur entre Montréal et Saint-Jean et que les autres parties jusqu’au lac Champlain et le port de New York seront déterminées de concert avec les autorités de New York et de Washington. Il affirme que le nouveau gouverneur de New York, Nelson Rockefeller, l’approuve en principe et que Washington et Ottawa y sont favorables. Il ajoute «il va se faire des travaux étonnants d’ici deux ans». Le ministre dit que c’est la preuve que le gouvernement de Duplessis vise à élargir les échanges extérieurs avec ses voisins et le monde entier, mais veut progresser dans l’équilibre, l’ordre et la discipline. Cette seconde voie maritime ne verra pas le jour.
A 21:00, tout le monde est dans le train du retour à Montréal et chacun est fort heureux de sa journée. Claude, fortement impressionné par la présence de Duplessis, est, par contre, désappointé de la contre-performance du chef du gouvernement et des commentaires qu’il a donnés. Il revient de Québec avec l’impression que Duplessis a bien vieilli. Il regrette en plus qu’il n’ait pas abordé la proposition soumise par le Jeune Commerce. Régent Desjardins lui dit de ne pas s’en faire. L’important c’est que la graine soit semée et Duplessis en fin politicien prudent n’embarque pas dans n’importe quoi sans y avoir longuement réfléchi. La commission d’orientation économique sera éventuellement créée.
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