La lutte pour l’opéra commence
Mais je retourne à mon sujet. Quand l’amateur d’opéra pense à Milan, il voit La Scala. S’il pense à Londres, il voit Covent Garden ou Sadler’s Wells. S’il pense à Paris, il voit l’Opéra Garnier. Mais qu’il pense au Montréal du début des années soixante, et que voit-il? Rien. Chez nous, on ne pensait pas opéra. Pourquoi? Parce que l’art lyrique ne compte pas et n’a jamais compté parmi les priorités de nos élus municipaux, sauf de Jean Drapeau.
Rappelons le contexte. À la fin des années cinquante, les concerts symphoniques se donnaient encore à la salle du Plateau, dans le parc Lafontaine. Or tout le monde convenait qu’avec son prestige grandissant, l’Orchestre symphonique de Montréal ne pouvait plus se passer d’un lieu de concert convenable (l’OSM n’a pas davantage de bonne salle aujourd’hui, Charles Dutoit a bien raison de se plaindre, mais cela est une tout autre question). Quant à l’opéra, on le présentait au Théâtre Saint-Denis.
En 1960, l’administration Drapeau décide que Montréal se dotera enfin d’une belle salle qui convienne à tous les spectacles. A cette fin, la Ville crée la société Georges-Etienne Cartier, qu’elle charge de réaliser le projet. Première étape: la Société procédera à une étude approfondie des exigences acoustiques et scéniques propres à l’art lyrique et à l’orchestre. À cette fin, elle enverra à Vienne, Milan, Paris et Londres une délégation qui fera le tour des maisons d’opéra.
À Londres, c’est moi qui reçois et pilote la délégation. Au Royal Opera House, je mets tout en œuvre afin qu’elle puisse visiter la maison de fond en comble, et surtout bien étudier l’équipement de scène: les dégagements vers les coulisses, l’emplacement des loges, les dimensions de la fosse d’orchestre, le fonctionnement du rideau de scène, de la toile de fond, des cintres qui servent à monter et descendre les décors, et le poste de régie. Les délégués prennent des notes, posent des questions. La tournée finie, ils rentrent à Montréal fin prêts à faire construire la Place des Arts.
Dans les faits, toutes ces études n’ont servi à rien. Personne n’en a tenu compte. La première fois que j’ai chanté à la Place des Arts, j’ai découvert que le dégagement de scène était très insuffisant du côté jardin. On manquait d’espace pour les décors. Au fond de la scène, même chose, on était très à l’étroit. Mais pourquoi donc les prétendus -«experts» n’ont-ils pas écouté les gens qui s’y connaissent dans ces matières? Trente ans plus tard, on a dépensé une véritable fortune pour agrandir l’arrière-scène de la salle Wilfrid-Pelletier. Le résultat est bon. N’empêche qu’en 1998 le rideau de scène ne s’ouvre toujours pas en papillon comme il était prévu.
Au mois d’août 1962, les artistes québécois débarquent de partout pour la première pelletée de terre sur le chantier de la Place des Arts. On nous acclame, on nous photographie pelle en mains et casque protecteur sur la tête. « Ce sera VOTRE Place des Arts », promet le discours officiel. Cela reste à voir …
Parallèlement, le maire profite de la présence des chanteurs à Montréal pour organiser une grande réunion à l’île Sainte-Hélène, à laquelle il convie des ministres du gouvernement, dont René Lévesque. Il veut inciter les élus à «se grouiller» et à créer un opéra permanent, c’est-à-dire une compagnie qui non seulement produirait des saisons complètes, mais qui emploierait des artistes à longueur d’année, de préférence les nôtres, comme cela se fait en Europe. A cette rencontre, le maire réunit assez d’artistes sur l’île pour créer une troupe permanente sur-le-champ!
Finalement, la date d’inauguration de la Place des Arts est fixée au 23 septembre 1963. Deux opéras sont mis au programme des célébrations d’ouverture: Lucia di Lamermoor, de Donizetti et Otello, de Verdi. Joseph Rouleau, André Turp et moi en serons (Lucia) ainsi que Jon Vickers (Otello).
Quelques mois auparavant, une belle idée avait germé dans la tête de Joseph. A son instigation, le trio québécois R-S-T s’était présenté au bureau du directeur de Covent Garden, sir David Webster. D’abord pour le mettre au courant des événements qui se déroulaient à Montréal et, deuxièmement, pour solliciter une petite faveur. Le patron consentirait-il à prêter à la Place des Arts les décors et les costumes requis pour nos deux opéras? Et, pour faire bonne mesure, pourquoi pas aussi les services du directeur de scène David Peacock et des machinistes qui connaissaient les décors?
À notre grande satisfaction, sir David accepte! Peu après, la direction du Canadien Pacifique se met de la partie: la compagnie paiera tous les coûts du transport par bateau du personnel, des décors et des costumes de Covent Garden.
Tout arrive en bon état à la Place des Arts. Joseph, André et moi ne sommes pas peu fiers de notre singulière initiative! Malheureusement, il n’y aura pas lieu de pavoiser. Houston, we have a problem, ont dit les astronautes d’Apollo 13 avant que saute leur réservoir à oxygène. À Montréal, c’est l’Union des artistes et le Canadian Actors’ Equity qui font tout sauter.
Fin août, la chicane éclate entre les deux syndicats qui se disputent le droit de représenter la nouvelle Place-des-Arts. Résultat, on annule les opéras. Les artistes, eux, sont priés de rester en stand-by pendant quatre semaines dans le cas où le conflit se réglerait. Quelle arrogance! Évidemment, tous refusent. Chacun retourne chez soi et les décors repartent pour Londres. Aucun d’entre nous ne sera dédommagé. Lucia est remplacé par un concert symphonique de l’OSM dirigé par Zubin Mehta.
Déjà, la Place des Arts était la place des «unions», pas celle qu’on avait promise aux artistes.
Ces querelles de clocher ont duré des années. Personnellement, je n’y ai pas perdu puisque, au cours de cette période, j’appartenais à quatre syndicats (l’Union des artistes, l’AGMA, le CAC, et le BAE en Angleterre). Sauf qu’on avait manqué le bateau. Il n’y aurait pas d’opéra permanent à Montréal. Ni cette fois-là ni les suivantes. Autant vous dire qu’à Londres, sir David n’a pas eu de compliments à nous faire sur notre mission avortée.
Mais M. Drapeau était tenace. Il n’allait pas se laisser démonter si facilement. Trois ans plus tard, le maire profite de l’inauguration du nouvel aréna de l’Université de Montréal, le dimanche 18 septembre 1966, pour organiser un grand concert lyrique. Grâce à une commandite spéciale d’Air Canada, une quinzaine de chanteurs québécois se déplacent encore une fois de partout en Europe pour participer à l’événement. Pour ma part, je descends d’avion le samedi, juste à temps pour la générale du soir. Le lundi déjà, je rentre à Covent Garden. Fatigant, tout ça; c’est le genre d’obligation qu’on s’impose quand, presque malgré soi, on a encore la foi et l’espérance.
Le mégaconcert, avec Wilfrid Pelletier à la direction d’orchestre, s’intitule En attendant l’opéra. Près de 4 000 amateurs se pressent dans l’aréna plein à craquer. L’enthousiasme est délirant. Il est vrai qu’à l’époque, on n’avait qu’à dire «chanteurs d’opéra» pour que tout le monde se précipite. Ce soir-là, en tout cas, l’appui du public est si manifeste et la volonté du maire si claire que l’espoir d’une troupe permanente renaît.
Encore une fois, malheureusement, nous nous ferons prendre au mirage. Mais passons à autre chose …
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