Jean Drapeau et Gilbert Bécaud


Jean Drapeau et Gilbert Bécaud

À l’époque, l’art lyrique n’en était encore qu’aux balbutiements à Montréal, mais il existait. L’Opera Guild y veillait, l’Orchestre symphonique de Montréal aussi et parfois même le maire en personne. C’est ainsi qu’en 1965, Jean Drapeau conçoit un projet fou, merveilleux.

En voyage d’affaires à Paris, M. Drapeau avait rencontré Gilbert Bécaud. Apprenant que le maire de Montréal était passionné d’art lyrique, Bécaud l’avait invité à aller voir son opéra qui jouait, si ma mémoire est bonne, au Théâtre des Champs-Élysées.­«Votre opéra? s’est étonné Drapeau. Vous avez écrit un véritable opéra, pour chanteurs à voix?

– L’Opéra d’Aran. En deux actes, pour neuf solistes, chœur professionnel et orchestre. Ce n’est pas ma seule œuvre de style classique, d’ailleurs. J’ai écrit une messe.

– Ah? Et quel est le sujet de votre opéra?

– Une vieille légende irlandaise.»

À un Drapeau très intrigué, Bécaud raconte: «L’histoire se passe à Aran, un petit village de pêche irlandais.­ Dans ce milieu fermé où rien ne se passe jamais, arrive l’Étranger. Beau, grand, svelte, Angelo est vite remarqué des habitants. Surtout de la jeune Maureen, dont le mari est réputé mort en prison pour avoir tué quelqu’un sans motif. L’Étranger s’éprend de la jeune femme. Soudain, à la surprise de tous, le mari réapparaît. Quand il apprend que sa « veuve » a ouvert sa porte à un autre homme, il fait un mauvais parti à Angelo. Mickey, un pêcheur qui s’est lié d’amitié avec Angelo, suggère au jeune homme désespéré de prendre la mer en barque et de ne plus revenir. Tous deux comprennent sans le dire qu’Angelo se noiera. Juste avant la chute du rideau, on voit s’éloigner la petite embarcation à rames pendant que Mickey, déchiré, crie: « Reviens, reviens, Angelo! »»

Drapeau est conquis par le scénario. Il accompagne Bécaud à la représentation et tombe immédiatement sous le charme de l’œuvre.

«Il faut absolument monter L’Opéra d’Aran à Montréal!

– Pourquoi pas? Je me ferai un plaisir de vous donner un coup de main! »

Bécaud est ravi. Le maire Drapeau, lui, ne porte pas à terre. Rentré à Montréal, il se fait producteur. Paul Buissonneau, son bras droit à la culture (le comédien la véhicule dans les parcs avec sa célèbre roulotte) l’aide à former la distribution: les chœurs et les solistes québécois – André Turp, Napoléon Bisson, Fernande Chiocchio, Claude Corbeil et Robert Savoie – seront secondés par deux étrangers, ma «jumelle» Suzanne Sarocca et le baryton belge Raymond Hereincx. Michel Perreault dirigera l’orchestre.

Les dates de répétition et de représentation sont fixées et la grande opération est mise en marche. Les solistes arrivent d’un peu partout, les chœurs se préparent. Par malheur, à peine Bécaud est-il descendu d’avion que M. Drapeau est terrassé par un virus. Lui qui n’attrape jamais le plus petit rhume, voilà qu’il se retrouve à l’hôpital.

Quelle n’est pas notre surprise de le trouver trois jours plus tard à la porte de la salle de répétition! Le maire avait interrompu ses traitements pour venir nous regarder travailler! Je le vois encore, dans la salle de répétition n° 1 de la Place des Arts, emmitouflé dans une grande couverture. S’il avait raté Aran, je crois qu’il ne serait plus de ce monde. La musique est une thérapie, tout le monde le sait, mais ce l’était pour M. Drapeau plus que pour quiconque. De l’opéra, il en mangeait. Il en écoutait partout et tout le temps. (Dans sa voiture, personne n’y échappait: visiteur illustre ou simple concitoyen, il fallait écouter de l’opéra avec lui.)

L’opéra de Bécaud fut un triomphe. Cela n’est pas un hasard: le livret et la musique sont de premier ordre. Je connais des gens qui ont assisté à Aran cinq fois de suite …

Quant à mon personnage, il fait un peu penser à Figaro, l’homme à tout faire et le confident de tous. Comme lui, Mickey est robuste, d’esprit vif, et passe son temps à arbitrer pour empêcher les autres personnages de se casser la figure.

Alors que tout le village considère l’Étranger d’un œil hostile, Mickey accueille le visiteur et se lie d’amitié avec lui. Il est présent dans toutes les scènes de l’opéra, donc très occupé.

Le décor à deux étages en bois qu’avait conçu Hugo Wuetrich, scénographe très connu à la télé et au théâtre, représentait un petit village côtier. Le cher et dynamique Paul Buissonneau, notre metteur en scène, faisait courir Savoie du haut en bas de l’escalier durant tout le spectacle. J’usais une paire d’espadrilles par représentation et je perdais je ne sais combien de kilos. Mais quel beau rôle que celui de Mickey!

Une parenthèse. Pendant environ un an durant les années quatre-vingt, j’ai animé, de midi à 13 heures les jours de semaine, une émission de Radio-Canada intitulée L ‘Heure de l’opéra. Je faisais tourner des disques. Un jour, je parle de L’Opéra d’Aran au réalisateur, Paul-Henri Chagnon. Je l’assure que l’œuvre est très belle, l’enregistrement excellent (il est gravé sur étiquette Angel), et qu’on peut le passer au complet en deux émissions. Il est d’accord pour le mettre au programme. Je m’en réjouis, car cela me donnera l’occasion de rappeler aux auditeurs le grand succès d’Aran et de leur raconter toutes sortes d’anecdotes.

En deux jours consécutifs, l’opéra passe en ondes. Puis c’est la bombe. Paul-Henri reçoit un coup de fil bref de la direction de Radio-Canada. Il monte chez les patrons: «Qu’est-ce que c’est que cet Opéra d’Aran ? », demandent-ils. Paul-Henri explique. «Sachez, lui réplique-t-on, qu’il ya des droits à verser pour diffuser une œuvre contemporaine. Dans ce cas-ci, cela va nous coûter très exactement trois mille dollars! » Chagnon a failli se trouver mal.

On s’est fait prendre une autre fois, une seule. J’avais fait tourner un extrait de Turandot. Puccini étant mort depuis plus de cinquante ans, je croyais que l’opéra était du domaine public. Eh bien non, car il ne s’était pas écoulé cinquante ans depuis la mort de Franco Alfano, l’autre compositeur, celui qui a terminé l’œuvre après le décès de Puccini … Encore une fois, il a fallu délier les cordons de la bourse.

Plus tard, devenu producteur à Lachine, j’ai toujours fait les vérifications appropriées. Par exemple, pour Gershwin. Avant de le mettre au programme de nos concerts, il a fallu attendre qu’Ira, le frère de George, soit décédé lui aussi depuis un demi-siècle. Les droits d’auteur, ça peut vous déboussoler très vite un budget.