Est-ce le bon San Ambrogio qui me protège moi aussi ! Le 20 avril 1953, veille de mon 26eanniversaire de naissance, j’apprends que, malgré mon absence à l’épreuve finale, le jury m’a retenu parmi les lauréats du concours. Je ferai donc mes débuts officiels au Teatro Nuovo le 15 juillet! Et pas dans n’importe quel opéra: dansToscade Puccini, où j’incarnerai Scarpia, le cruel chef de police de Rome. Scarpia est un grand rôle de baryton et un grand rôle de comédien. Je suis à la fois fou de joie… et pétrifié.
Les premières lectures musicales du Conservatoire, début mai, se passent sans accrocs. Je connais parfaitement mon rôle, Maestro y a vu ! Un matin, le metteur en scène, signor Marchioro, fait son apparition et met le premier acte en place. À la pause, il me prend par le bras et m’entraîne au fond el a salle: «Dans quel théâtre as-tu chanté ?» me demande-t-il. Le concours était réservé aux débutants. Il excluait les gens qui étaient déjà montés sur une scène professionnelle.
«Mais, nulle part.
-À moi tu peux le dire, voyons
-Nulle part, je vous dis.
-Voyons, Roberto, ce n’est pas possible.
-Je vous le jure.»
Le lendemain, Marchioro règle le deuxième acte avec Edla Early, l’Américaine qui joue Tosca. À la fin de la répétition, il m’appelle de nouveau.
«Roberto!
– …
-(Tout bas) Où as-tu chanté Scarpia, Roberto ?
-Nulle part, je vous l’ai dit, ni Scarpia, ni rien d’autre …
-Les maîtres de La Scala me disent que tu as déjà chanté Scarpia.»
La moutarde me monte au nez. Très fort, je lance: «CE N’EST PAS VRAI, JE VOUS LE JURE!»
Explication: à l’époque, comme maintenant, les chanteurs étaient rares dans le métier à se révéler tout de suite bons comédiens. Comme je manifestais du talent sur les planches, on ne croyait pas que j’étais novice !
Les répétitions ne sont pas encore terminées que le Nuovo ajoute un deuxième opéra à son programme d’été. À côté deTosca, on présentera une création mondiale intituléeLa Madre, de Donato Di Veroli. La direction m’offre également un rôle dans cette œuvre, que dirigera mon propre maestro. J’accepte avec empressement.
L’expérience deLa Madres’avère très émouvante pour la jeune recrue que je suis. Le compositeur de l’opéra, nous apprend-on, s’est suicidé. C’est signor Di Veroli père qui surveillera les répétitions.
Au cours des semaines qui suivent, Narducci me prépare pour le rôle de La Morte, celui de la mère (La Madre) étant chanté par la soprano Vittoria Calma. Quand nous possédons bien la partition tous les deux, Maestro invite signor Di Veroli à nous entendre.
Cette scène, je ne l’oublierai jamais. Je revois encore Narducci au piano et sa femme Lina, debout derrière lui, les mains sur ses épaules, qui tourne les pages. Vittoria et moi, partition en mains, chantons pour le père la musique d’un fils qu’il pleure encore… Je laisse le lecteur imaginer l’atmosphère qui règne dans le studio du 3, corso Matteotti.
Les trois mois qui ont précédé mes débuts au Teatro Nuovo di Milano, le 15 juillet 1953, ont passé tellement vite qu’ils se sont pratiquement effacés de ma mémoire. Du matin au soir je jubile. À mesure que le grand jour approche, cependant, une question devient pressante: où vais-je dénicher un costume de Scarpia ? Le théâtre ne me le fournira pas – ce n’est pas l’usage –, il faut me le procurer moi-même. Comme je n’ai pas les moyens d’en louer un d’assez bonne qualité, je n’ai d’autre choix que de l’emprunter. À quel autre chanteur pourrais-je m’adresser ?
Je cherche, je cherche. Tout à coup, une idée germe: le professeur de Joseph Rouleau, Mario Basiola! Le célèbre baryton a interprété tous les rôles du répertoire, il doit bien avoir gardé son costume de Scarpia. Le cœur battant, je lui téléphone.
Le dimanche suivant, le grand artiste m’ouvre sa porte. Joseph m’a prévenu que son maître est affligé de la maladie de Parkinson. La main que me tend Basiola tremble. Une fois les présentations terminées:
« Alors, vous débutez dans Scarpia ? dit-il.
-Oui…
-Vous êtes bien préparé ?
-Je travaille avec maestro Narducci.
-Ah, très bien, vous serez prêt. Suivez-moi, voulez-vous ? »
L’ex-chanteur m’entraîne dans une petite pièce au fond de sa maison. Ouvrant une grosse malle carrée, il en retire un superbe costume: pantalon, veste, jabot, redingote et cape. Puis il prononce cette phrase étonnante: «J’ai beaucoup chanté Scarpia, jeune homme, et je ne prête pas mon costume à tout venant. Mais je vous le prêterai si vous me montrez que vous saurez manipuler ma cape correctement. Regardez-mois bien ».
Sous mes yeux, à cet instant, l’homme frêle et tremblant se métamorphose. Je le vois se dresser, grand, solide, droit et stable. Dans un ample mouvement de rotation, il fait planer la cape un instant avant de l’endosser, fait une génuflexion (fin du premier acte de Tosca) et se relève. «À votre tour!» dit-il en me tendant la lourde mante de drap noir doublée de soie rouge.
Sous l’œil scrutateur de maître, j’imite ses gestes du mieux que je peux. «Vi presto il mio costume», conclut-il. Il me le prête! L’émotion me serre la poitrine. Je vais faire mes débuts dans le costume du grand Basiola ! J’ai peine à contenir ma joie, d’autant plus que, pour ne rien cacher, je me découvre une belle prestance dans cet illustre vêtement.
En 1953, une bonne quinzaine de chanteurs québécois étudiaient à Milan. S’y trouvaient, hormis Joseph et moi, André Turp, Guy Piché, Guy Lepage, Constance Lambert et plusieurs autres. Tous mes copains sont venus m’entendre le soir de mes débuts. J’ignore si c’est eux qui ont déclenché l’ovation finale mais elle m’a marqué profondément. C’était la première de ma vie.
Après la représentation, plusieurs visiteurs se présentent à ma loge, dont un Basiola complètement bouleversé. À ses côtés s’avance un monsieur en béquilles. «Signor Ghiringhelli», dit-il en me tendant la main. Le directeur de La Scala! «On a besoin de vous chez nous». Je manque de m’évanouir…
Le lendemain, j’annonce la grande nouvelle à Narducci.
«Maestro Ghiringhelli de La Scala veut m’engager !
-Je l’ai vu hier, répond mon professeur sur un ton sec.
-Alors
-Tu n’as que 26 ans, Si tu entres dans cette maison, tu seras fini dans deux ans. On va te faire chanterRigoletto,Don Carlos,Otello! La Scala manque de barytons pour tous les rôles de Verdi.
-Mais c’est ça, la carrière, Maestro !
-Si tu acceptes, je ne veux plus te voir ici. Je refuse d’être témoin de ta perte. J’en ai trop vu ».
Et Narducci de m’énumérer tous les chanteurs qui se sont cassés la figure à La Scala. Aujourd’hui, avec le recul, je lui suis très reconnaissant d’avoir arrêté mon élan. Combien j’en ai vu, depuis, des chanteurs dont la carrière s’est brisée parce qu’ils se sont attaqués trop tôt à des rôles dramatiques.
Après trois mois deToscaet deLa Madre, je reprends donc docilement mes études chez Maestro. Ma voix se développe bien, je suis dans une forme resplendissante et je meurs d’envie, malgré ses recommandations, de plonger tout de suite dans d’autres grands rôles dramatiques. Mais Narducci ne veut rien savoir. «Maintenant on va travaillerDon Pasquale. Un peu de Donizetti va t’aider à retrouver la légèreté de la voix». Mon maître vainc mes réticences. Il avait toujours raison.
Pendant les mois qui suivent, je mémorise vingt autres rôles. Mon répertoire se compte désormais une trentaine.
Pas de commentaire