Terre d’opéra, Terre en ruines
À l’arrivée de notre train en gare de Milan, un après-midi d’octobre 1952, ma femme Aline et moi découvrons un pays défiguré par la guerre. L’interdit de construire imposé en Italie par les Alliés est encore en vigueur et le demeurera jusqu’au 8 mai de l’année suivante. Dans le tassi qui nous mène à l’Hôtel, nous ouvrons des yeux ébahis sur les maisons à moitié démolies qui bordent les rues. Partout les bombardements ont laissé des traces.
Le dépaysement est total. Déjà dans l’immense gare Centrale, j’avais cherché en vain l’EXIT. Ici, pas d’exit ni de sortie, c’est l’USCITA qui guide le voyageur vers la rue. Moi qui étais sûr de me débrouiller avec mes trois mots d’italien, je constate que j’en ai beaucoup à apprendre !
De Genève, je nous avais réservé une chambre à l’Hôtel Moderno, près de la place du Dôme, en plein centre-ville. Un hôtel moderne aura l’avantage d’être confortable, m’étais-je dit. Or, tout ce que l’établissement a de moderno c’est le nom. Eh bien ! tant pis, on est là, on y reste!
Le temps de déposer nos valises, nous sortons faire une balade à pied dans le quartier. Premier arrêt: le Duomo. C’est l’éblouissement. Quelle richesse d’ornementation sur la gigantesque cathédrale ! Notre guide de poche explique que le célèbre Dôme se dresse ici depuis le XIIe siècle. J’ai du mal à imaginer seulement une époque aussi lointaine. Aline a 21 ans, j’en ai 25. Tout à coup, le Québec me semble tout jeune lui aussi…
À quelques centaines de mètres du Duomo s’élève La Scala. Devant l’immense maison d’opéra, imposante, un peu hautaine, le trac me saisit. Je suis déterminé à faire carrière dans le chant, je ne souhaite rien d’autre, mais saurai-je atteindre les plus hauts sommets ? Cette pensée toute nouvelle m’étourdit un peu.
Mais fini le tourisme pour aujourd’hui. Il me faut trouver un professeur. Sitôt rentré à l’hôtel, je téléphone au maestro Antonio Narducci, pianiste et chef d’orchestre réputé dans le milieu musical milanais, pour demander une audition. Deux jours après, Narducci me reçoit chez lui, m’écouteet m’accepte parmi ses étudiants. Bonheur ! Voilà un premier obstacle de franchi.
Enhardi, je demande conseil à mon nouveau maître sur la meilleure façon de trouver à nous loger. Il vaut mieux passer par une agence, dit-il. Aussitôt dit, aussitôt fait. Aline et moi dénichons un joli petit appartement pas cher via Carlo Farlanini: trois pièces, deux balcons et ascenseur pour 30000 lires par mois (environ 50 dollars).
À côté de chez nous, une façade éventrée, en face, un appartement fissuré. Tout est encore comme en 1945. En Suisse, où nous venons de passer deux semaines, nous n’avons évidemment pas vu de trace du grand conflit. À Paris non plus. Tandis qu’à Milan, les effets de la guerre sont omniprésents. Parmi les gens que nous côtoyons, beaucoup ont perdu leur maison, Je me mets à leur place: mon quartier Notre-Dame-de-Grâce, démoli ? Je n’arrive pas à l’imaginer.
Quelque chose m’intrigue cependant: dans ce paysage urbain plutôt fantomatique, comment se fait-il que La Scala soit intacte ? À ma question, un voisin obligeant répond que, contrairement aux apparences, La Scala n’a pas été épargnée. Elle a été bombardée en 1943 et le plafond s’est effondré. Mais vu son extraordinaire prestige et la place qu’elle occupe dans le sentiment national, les autorités italiennes en ont ordonné la réfection immédiate.
L’Italie, je commence à m’en rendre compte, est une terre où l’on aime l’opéra d’amour. Et l’Italie, maintenant, c’est chez moi. Dans ce pays, je pourrai satisfaire ma soif d’apprendre, m’abreuver à une longue tradition, m’épanouir dans ma profession de chanteur. Cette perspective est exaltante. D’ailleurs, je suis bien décidé à me fixer ici: les billets de bateau achetés à Montréal le mois dernier étaient des allers simples…
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