Le Gouvernement du Québec n’échappait pas non plus à la grogne linguistique. Le refus des immigrants de s’assimiler à la majorité francophone et leur choix de l’école anglaise pour leurs enfants devait provoquer l’éclatement d’une crise à St-Léonard où s’affronteront pendant près de deux ans francophones et anglophones par immigrants interposés sur la question de la langue d’enseignement dans les écoles de la commission scolaire locale. Les parties en viendront aux mains en 1969 où une manifestation organisée par les tenants de l’unilinguisme français tournera à l’émeute.
Sous la pression des événements, le gouvernement du Québec adopte la même année une loi visant à promouvoir la langue française. La loi 63 veut d’abord régler la question qui se pose dans les écoles. Sa portée trop restreinte et son caractère incitatif sont jugés trop mous par la majorité francophone et la contestation reprend de plus belle.
Les québécois sont déçus du comportement de leur gouvernement dans le dossier de l’affirmation du français. L’Union nationale, le parti de Maurice Duplessis, est perçue comme trop accommodante à l’égard des anglophones et sa propre base nationaliste se met à la quitter. Elle ne s’en remettra jamais.
La leçon de cette expérience ne sera pas perdue pour l’avenir. L’affirmation nationale du Québec passe par une défense vigoureuse du français et de la place qu’il occupe dans la société. Elle est devenue pour tout gouvernement québécois un gage de sa légitimité auprès de la majorité.
Il faut au passage souligner l’effondrement du pouvoir de l’Église catholique au Québec durant cette période. Il aura été spectaculaire par sa rapidité et son ampleur. La mise en place des grands programmes sociaux orchestrée par le gouvernement fédéral et la réforme de l’éducation au Québec auront pour effet de remplacer la charité institutionnelle des communautés religieuses par une fonction publique et para-publique syndiquée dans laquelle se seront recyclés un nombre important des membres de ces anciennes communautés qui se désagrègent à une allure vertigineuse.
Ils constitueront les cadres du nouvel appareil étatique, assurant de la sorte une certaine continuité mais, en même temps, ils traîneront avec eux un certain esprit qui ne manquera pas de compliquer singulièrement et de retarder, à l’occasion, la transition vers une société laïque.
Le vacuum provoqué par l’effondrement du pouvoir de l’Église catholique au Québec, et par conséquent par sa perte de légitimité, ne demande qu’à être rempli. Tout naturellement, compte tenu des valeurs de l’époque, l’étatisme, le syndicalisme et un certain anarchisme ésotéro-libertaire occuperont le nouvel espace disponible, avec des résultats parfois si déroutants qu’on en vient même à se demander aujourd’hui si l’on n’a pas jeté un peu trop rapidement le bébé avec l’eau du bain.
LES ANNÉES ’70 À ’76
Les années 70 commenceront dans la tourmente. La mise en place des structures du nouveau système s’accompagne d’un cortège de revendications et d’oppositions qui se caractériseront par l’étroitesse de leur corporatisme. Il ne s’est pas encore développé une nouvelle éthique qui corresponde aux valeurs sous-jacentes des réformes entreprises. Les médecins seront prêts à prendre la population en otage dans la négociation de leur rémunération avec le gouvernement lors de la mise en place du régime d’assurance santé. Les policiers de Montréal, en grève, abandonneront la ville aux émeutiers et certains corps de pompiers du Québec iront jusqu’à réclamer la parité de leurs conditions de travail et de rémunération avec leurs confrères de … San Francisco !
Aux élections provinciales du printemps 70, le Parti libéral a été élu avec une forte majorité, devançant l’Union nationale en forte régression et le Parti québécois qui fait élire seulement trois députés malgré l’obtention d’un pourcentage beaucoup plus important du vote populaire.
L’impatience de certains radicaux devant la progression de leur option, l’opinion largement répandue dans la jeunesse que « participer, c’est se faire fourrer »1 , et une croyance naïve dans le pouvoir libérateur de la révolution déboucheront sur le lancement d’un défi spectaculaire à la légitimité et du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec. Le Front de Libération du Québec, qui s’en était pris jusque là à des cibles présentant pour lui peu de risques, s’en prend
directement à l’État avec l’enlèvement d’un diplomate britannique, James Richard Cross, et d’un ministre du gouvernement du Québec, Pierre Laporte. Ce dernier sera découvert assassiné quelques jours plus tard dans le coffre arrière d’une voiture abandonnée sur un chemin de service menant aux pistes de l’aéroport de St-Hubert sur la rive sud de Montréal.
L’émotion ressentie par la population, fut d’autant plus intense que le nouveau premier ministre libéral, Robert Bourassa, semblait incapable de faire face à cette atteinte à la légitimité de son gouvernement. Pour sa part, le gouvernement fédéral, flairant une occasion de porter un grand coup, possiblement mortel, au nationalisme québécois, sera amené à commettre une grossière erreur de jugement qui aura un impact profond et durable sur la perception qu’ont les québécois de la sienne. Trente ans après, les québécois s’en souviennent encore et ont le sentiment d’avoir été floués.
Prié par le gouvernement du Québec de lui prêter le concours de l’armée pour assurer l’ordre public, le gouvernement fédéral surenchérit en promulguant rien de moins que la « Loi sur les mesures de guerre » dont l’effet est de suspendre les libertés civiles et de favoriser l’enclenchement d’une opération policière spectaculaire par son caractère répressif. Elle se solde par l’arrestation arbitraire de près de 500 personnes. L’allure franchement fasciste de l’opération suscite une indignation qui, loin de se résorber, s’amplifiera avec le temps. Si, sur le coup, la nécessité de sauvegarder la loi et l’ordre a pu offrir les apparences de la légitimité, à la longue la démesure de la riposte et l’argument de l’atteinte aux libertés civiles ont fini par convaincre l’opinion publique québécoise de la profonde illégitimité du geste posé par Ottawa.
En ce qui concerne le gouvernement du premier ministre Bourassa, il ne se remettra jamais de l’image de faiblesse qu’il a projetée et celle-ci enhardira les groupes prêts à contester son autorité, au premier rang desquels les syndicats qui formeront contre lui un front commun et défieront ouvertement la loi. L’essor économique des années 60 et le développement des activités de l’état ont gonflé les rangs des organisations syndicales. Elles sont très conscientes du pouvoir politique qui en résulte et elles se sont lancées dans de grandes réflexions qui les amènent à condamner le système capitaliste. Reprenant à leur compte les schémas d’analyse marxistes, elles se sont jurées de l’abattre.
En rétrospective, on ne peut s’empêcher de penser combien l’époque était vulnérable devant les chimères.
Cette fois-ci, il y aura réaction et les trois présidents de centrales syndicales, Marcel Pépin pour la CSN, Louis Laberge pour la FTQ et Yvon Charbonneau pour la CEQ se retrouveront en prison. Au regard du défi posé à la légitimité de l’État par les syndicats, les sanctions ne convainquent pas par leur fermeté et ne viennent en rien corriger la perception de faiblesse qu’a l’opinion publique du leadership de Robert Bourassa. Jusqu’à la fin de son mandat, il traînera cette image qui ne sera pas sans affecter l’idée que la population se fait de la légitimité de son gouvernement. L’opposition péquiste, active, articulée et intelligente, récupère à son actif le passif libéral.
Dans le dossier constitutionnel, cette période aura été essentiellement marquée par la discussion des enjeux de la conférence fédérale-provinciale, tenue à Victoria en 1971. Le premier ministre Trudeau tient à son projet de rapatriement de la Constitution, mais n’est pas prêt à parler de partage des compétences. Or, c’est le seul sujet qui intéresse le gouvernement du Québec. Malgré leurs réserves à l’endroit de la monarchie dans laquelle ils voient un symbole colonial dépassé, les Québécois sont peu sensibles à la symbolique du rapatriement. En revanche, ils croient que la nécessité pour le fédéral de les associer à l’exercice les place en position de troc. Or tout au plus le fédéral est-il disposé à leur accorder un droit de veto. Quoique tenté d’accepter cette offre, le Premier Ministre Bourassa constate que l’opinion publique n’est pas prête à le suivre, malgré l’importance qu’elle reconnaît au droit de veto. Le Québec se retrouve encore une fois seul à s’opposer au projet fédéral et c’est l’échec de cette deuxième tentative de rapatriement.
L’exercice aura permis de faire ressortir l’intransigeance du gouvernement fédéral sur la question du partage des pouvoirs. Les doutes sur la légitimité d’une telle attitude sont en train de gagner un segment de plus en plus important de la population.
Sur le front de la langue, le gouvernement libéral devra attendre fin 72 le dépôt du rapport de la Commission Gendron, chargée par le gouvernement précédent d’enquêter sur la situation du français et des droits linguistiques au Québec, pour agir. Les travaux de la commission ont été suivis avec intérêt, suscitant de nombreux débats et prises de position et son rapport est très attendu. Lorsqu’il paraît, il devient rapidement évident que le climat linguistique au Québec va changer dramatiquement. Sa recommandation de « faire du français la langue commune des Québécois » et de franciser le monde du travail va susciter de vives controverses qui durent encore à ce jour. Tout en confirmant que le gouvernement québécois a les pleins pouvoirs pour légiférer en matière de langue d’enseignement, elle ne formule aucune recommandation sur la façon de les exercer.
En 1974, le gouvernement du Québec adopte la loi 22 qui s’inspire largement des conclusions du Rapport Gendron. Le français est consacré langue officielle du Québec et la primauté lui est reconnue dans le monde du travail.
Quant à la langue d’enseignement, seuls les enfants qui pourront démontrer, tests à l’appui, leur connaissance de l’anglais pourront accéder à l’école anglaise. Malgré les progrès, la bataille reprend de plus belle. Les groupes nationalistes et indépendantistes reprochent à la loi 22 de ne pas en faire assez pour le français et de laisser une place trop large à l’anglais. Les anglophones lui reprochent exactement l’inverse et voient dans les tests linguistiques une preuve de l’intolérance des francophones et de leur refus à accepter la règle de l’égalité de tous devant la loi.
Comme cela avait été le cas pour le gouvernement de l’Union nationale en 1970, l’insatisfaction de la population quant à la manière dont les libéraux ont géré la question linguistique pèsera lourd dans leur défaite aux élections générales de 1976. Mais aux yeux des francophones, la légitimité de l’état québécois s’est accrue. Sa responsabilité désormais très claire à l’égard du français lui confère une nouvelle stature qui leur permettent d’entrevoir la perspective d’un pays. Parallèlement, l’intransigeance d’Ottawa à l’égard de leurs revendications pour obtenir un réaménagement des compétences législatives les amène, pour la première fois, à envisager la possibilité d’une alternative au régime fédéral. C’est signe que celui-ci se trouve en perte réelle de légitimité.
1 Slogan des universitaires de l’époque en réponse aux offres de « co-gestion » que leur faisaient les dirigeants des universités, débordés par la contestation.
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