Il y a un an que Claude est chez McColl-Frontenac. Il aime la compagnie, ses patrons et est impressionné par l’organisation de cette compagnie. Chacune de ses tâches est clairement définie dans le «livre de la compagnie». C’est un document qui lui indique le numéro de la tâche. En y référant il trouve les directives et la procédure pour l’accomplir. Chaque tâche a son formulaire qui inclut les indications pour traiter du sujet, les copies à envoyer aux personnes concernées, etc… Tout est normalisé à l’américaine et tout doit être en langue anglaise. Claude, par contre, croit, qu’au Canada, le français devrait être aussi permis. À une occasion, il écrit en français à Cartier, son directeur régional, parce qu’il pense que c’est normal entre Canadiens français. Il envoie les copies réglementaires aux personnes identifiées dans le formulaire. Les lettres sont distribuées par des messagers de la compagnie et, quelques jours plus tard, Cartier le somme à son bureau. Il ne critique pas le contenu de la lettre mais le fait qu’elle soit en langue française. Il explique que cinq des six personnes à qui il a envoyé des copies sont des unilingues anglais et que c’est la raison pour laquelle la compagnie a uniformisé l’utilisation de l’anglais dans ses communications. Claude savait cela mais cherchait à faire une exception.
La date du mariage approche. Durant l’été, Manon et lui cherchent leur futur logement. Où s’établir ? Claude indique à Manon qu’il aimerait commencer leur vie à Verdun. Il est intégré dans cette ville et vient de joindre le Club Richelieu Verdun. Elle espérait autrement mais ne le dit pas et accepte. Les recherches dans Verdun s’avèrent infructueuses. On les informe sur le nouveau lotissement de résidences privées Riverside Park à Ville Lasalle où se vendent des bungalows de $15,000 à $21,000. Les taux hypothécaires sont à 5%. Claude aimerait bien s’y installer mais a peu de sous. Il a près de mille dollars dans son compte de banque (sans compter son compte d’économies qu’il ne veut pas toucher) et doit acheter les meubles, les appareils domestiques et tout ce qui est nécessaire pour «partir en logement» avec Manon. En revenant vers Verdun, ils aperçoivent une enseigne pour de nouveaux logements à louer près de la ligne limitrophe les deux villes. Claude connaît le constructeur Joseph Alepin, qui est membre d’une grande famille de Syriens installés à Lasalle et Verdun et qui sont actifs dans les magasins de détail et la construction de maisons résidentielles. Manon et Claude arrêtent devant le 116 de la rue Lacharité à Lasalle. La maison de deux logements vient d’être achetée par une famille de Polonais, les Krupa, qui habitent le premier étage. Le deuxième, en location, est un 5 1/2 bien divisé et bien éclairé. Manon l’aime et ils louent le logement pour deux ans, au début août.
Leur première tâche est de le meubler. Ils trouventpour la chambre des meubles en bois de noyer de bonne qualité et fabriqués à Victoriaville; pour le salon: deux sofas, une table de coin à deux niveaux et un long bahut; pour le boudoir: un appareil de télévision et le vieux divan-lit du bureau d’Origène; pour la cuisine: un set de table et de chaises rouges aux côtés chromés, un lave-linge Bendix avec une large cuve en caoutchouc. Quelques tapis et carpettes recouvrent le plancher de bois franc verni et quelques lampes sont ajoutées ici et là pour un éclairage d’appoint. Il n’y a pas de bibelots ou autres accessoires car Manon et Claude espèrent en recevoir comme cadeaux de noces. Il en est de même pour la coutellerie, la verrerie et la vaisselle que Manon a choisies pour sa liste de mariage chez Birk’s.
Manon souhaite que le mariage ait lieu à l’église de Sainte-Anne-des-Lacs du Lac Guindon et ses parents proposent de recevoir les invités à leur propriété de campagne située à un kilomètre de l’église. Claude est très heureux de la proposition. Origène se met à l’œuvre dans son jardin pour que les platebandes de fleurs soient les plus belles possibles pour le 1ierseptembre. Il retouche sa maison afin qu’elle soit la plus accueillante possible. Gaby aussi s’engage dans une énorme tâche et c’est surtout la préparation de la réception qui l’occupe. Bien qu’elle engage un traiteur, elle insiste pour tout coordonner et surveiller.
Manon et Claude rencontrent l’abbé Grégoire pour lui demander de bien vouloir célébrer leur mariage. C’est avec empressement qu’il accepte et se déclare heureux de constater leur union. «Vous faites un bon couple car vous êtes des gens capables de vous parler, vous aurez un long et heureux mariage» prédit-il. Ils sont honorés de ce sentiment et ne l’oublieront jamais.
Manon et sa mère recherchent la robe de mariée. Finalement, elles la trouvent dans un magasin spécialisé et choisissent une création en taffetas pure soie, blanche, au corsage allongé du style Empire, rehaussée d’appliqués de dentelle guipure, avec encolure arrondie. La jupe, très ample à l’arrière, dessine un papillon et se prolonge dans un effet de courte traîne. Le voile de demi-longueur en tulle illusion est retenu par un petit chapeau de taffetas semblable à la robe et drapé de tulle. Manon choisit un bouquet qui sera fait de stéphanotis et de pompons blancs.
Lise accepte d’être la dame d’honneur et sa robe sera en velours émeraude, dont le corsage allongé finit en pointe avec col montant souligné d’un drapé. La jupe est évasée grâce à l’ampleur de la crinoline.
Francine est heureuse d’être la demoiselle d’honneur et sa robe sera aussi en velours émeraude moins foncé avec une élégante ligne princesse. Marc sera le garçon d’honneur. Pierre-Paul et Roger placeront les invités.
Gaby se choisit une robe de taffetas pure soie bleu paon avec un chapeau de nuance rosée et une orchidée au corsage. Quant à Antoinette, toujours bonne couturière, elle se crée une magnifique robe brun chaud, un chapeau en plumes couleur vison et un bouquet de roses qu’elle portera sous sa mante de fourrure.
Le mariage est fixé à dix heures et demie, le 1ier septembre.
Manon et Claude avec leurs parents dressent la liste des invités. Elle totalise près de 300 personnes. C’est beaucoup mais Gaby veut que ce soit une grande fête et accepte la plupart des noms suggérés. Ils comprennent les membres des familles, les amis de Manon et Claude, les amis des parents et quelques personnes liées aux familles. Une trentaine sont médecins et spécialistes avec leurs épouses, une vingtaine de couple sont de Polytechnique et une dizaine viennent du Jeune Commerce.
Dès que les invitations sont lancées, les cadeaux commencent à être livrés chez Manon. Claude est surpris par la générosité des gens. Presque tous les articles de la liste de mariage sont achetés et d’innombrables autres cadeaux sont ajoutés. Trois, particulièrement, retiennent l’attention de Claude: une magnifique potiche bleu avec feuilles d’or donnée par le docteur et madame Gill, deux superbes figurines en céramique offertes par monsieur et madame Antoine Desmarais, les parents de Louise et une lampe de marbre sur une colonne également de marbre don de Camilien Houde.
Claude Rouleau décide d’organiser chez lui l’enterrement de la vie de garçon de Claude. De nombreux confrères de Polytechnique, ses amis personnels de Verdun et Charles-Émile sont présents. Claude a participé plusieurs fois à de tels enterrements organisés par Rouleau et sait à quoi s’attendre. Il s’agit d’humilier le plus possible le pauvre enterré. Il est déshabillé, attaché, arrosé de bière, peinturé de couleurs multiples et la fête se termine par deux effeuilleuses qui viennent tenter une dernière fois la victime avant sa nuit de noces. Claude réussit son passage de la vie de garçon à celle d’homme marié.
Le temps passe vite et le jour du mariage arrive. Il y a répétition et tout va bien. Le matin du mariage, Claude est à Verdun puisqu’il n’a pu coucher au Lac Guindon ou dans les environs de la maison de Manon car cela ne se fait pas. Il se lève tôt, ne déjeune pas puisqu’il y aura communion durant le mariage et, après sa douche, il enfile ses pantalons rayés et réalise qu’ils sont trop longs, sa veste et sa redingote loués chez Brodeur. Une manche du veston est aussi trop longue et le haut de forme est légèrement trop grand. Pourtant Brodeur a bien relevé ses mesures, mais Claude, pressé, n’a pas pris le temps d’essayer son ensemble lors de sa livraison. Il est frustré mais fait avec. Le pantalon sera porté haut, le bras du veston sera relevé au coude et le chapeau ne sera pas mis sur la tête mais simplement porté. Vers 08:30, il part seul dans son auto vers le nord (ses parents devant partir plus tard) et arrive au Lac Guindon sous la pluie à 09:45. La journée s’annonce maussade avec une pluie intermittente et un temps pesant sous un ciel de gros nuages gris. Il attend dans son auto près de l’église et voit le fleuriste qui arrive avec les glaïeuls et les pompons blancs avec lesquels il va décorer l’église. Claude y jette un coup d’œil et trouve cela beau. Finalement ses parents sont là et il va vers son père qui sera son témoin. Les invités arrivent et dix minutes avant le début de la cérémonie, il avance avec son père au devant de l’église. Surpris, il remarque que les mariés n’ont pas de fauteuils. Son père s’informe et Claude apprend que Manon préfère ne pas s’asseoir à cause de sa robe. Comme elle n’a pas voulu qu’il voit sa robe avant le jour de ses noces pour lui faire une surprise, il comprend. Il a hâte de la voir monter l’allée au bras de son père. Claude ne voit pas d’objections de ne pouvoir s’asseoir durant son mariage car il a souventes fois assisté à la grand’messe debout à l’arrière de l’église. Il aperçoit l’abbé Grégoire qui vient de rentrer dans le chœur avec le curé de la paroisse et qui lui lance un sourire du coin de l’œil.
Tout est prêt. Presque tous les invités sont à leur place, les retardataires peinent à se trouver un banc, le marié et son témoin attendent la mariée et l’organiste qui pour l’occasion est le docteur Samuel Letendre, un ami des Dufresne, entreprend la marche nuptiale. Claude se retourne et voit apparaître Manon, belle comme jamais, qui monte lentement l’allée centrale au bras de son père. Elle est magnifique dans sa belle robe blanche qui reluit par la finesse de la soie qui la compose et dont la jupe est très ample. Claude comprend pourquoi elle ne veut pas s’asseoir. La petite église est magnifique malgré la pluie qui tombe abondamment à l’extérieur. La décoration, les fleurs et les odeurs qui s’en dégagent, ajoutent un cachet distinctif à la cérémonie. Toutes les fenêtres sont fermées et l’intérieur devient une enceinte acoustique de grande qualité qui favorise l’équilibre parfait des sons qui émanent du jubé. Claude regarde Manon qui avance sur le tapis rouge. Elle porte son collier de perles qui s’intègre bien avec le décolleté inégal formé par la dentelle qui dépasse l’encolure de sa robe. Elle est sérieuse et le regarde à peine. Il est nerveux, un peu gêné devant tant de personnes qu’il connaît peu ou pas. Finalement elle est là, près de lui, avec un beau sourire et les deux se retournent vers l’autel où l’abbé Grégoire commence la messe. Le temps est lourd, la pluie tombe toujours et il n’y a pas de ventilation dans l’église. Au jubé, Charles-Émile Brodeur, autre ami d’Origène, commence son programme de chants. Après l’homélie, l’abbé Grégoire s’avance vers les mariés pour leur parler de leur engagement, de la famille et de leur mariage. Il est sur une marche qui le place presque face à face avec Claude qui est plus grand. Les yeux de celui-ci regardent directement ceux de l’abbé.
Claude est à jeun. Le manque d’air frais l’affecte peu. Cependant, il a chaud avec son habit de marié et ses gants de soie. L’abbé Grégoire commence son élocution. Conforme à ses habitudes, celui-ci parle lentement d’un ton monocorde et fait des gestes de ses deux mains. Claude le regarde attentivement, suit sa pensée et au bout de cinq minutes ressent une petite faiblesse. Il se ressaisit vite et secoue sa tête légèrement. L’abbé Grégoire ne s’en rend pas compte et continue sans changer de ton ou de gestes. Claude est comme hypnotisé par lui. Soudainement, il sent sa tête qui tourne et fait un geste pour indiquer à Manon qu’il se sent mal. Tout se passe en une ou deux secondes et il perd connaissance. Il tombe lourdement au sol. Marc, Roger et Pierre-Paul se précipitent vers lui pour le relever. Il ne reprend pas connaissance et ils l’entraînent vers la porte extérieure à droite du maître autel. Ils le tirent en le tenant par le dessous des bras et ses deux bras sont pendants. Le bras droit accroche trois grands paniers de glaïeuls qui sont renversés sur le plancher. Ils l’assoient à l’extérieur sur une chaise droite. Soudainement, il reprend connaissance alors qu’il a la tête entre les deux jambes. Il aperçoit des lignes droites et ne sait pas où il est. Peu à peu, il réalise que les lignes droites sont celles de ses pantalons et qu’il est entouré d’hommes de sa famille et de celle de Manon. Il comprend qu’il a perdu connaissance durant son mariage. C’est la première fois qu’il perd connaissance depuis son temps au Mont-Jésus-Marie. Il relève la tête et, hébété, demande: «suis-je marié ?». On lui répond «pas encore». «Ah, non !» s’exclame-t-il. Sa tête retombe entre ses jambes à nouveau avant qu’il ne l’a relève lentement. La diamantaire, madame l’Heureux, a une petite bouteille de cognac dans sa sacoche qu’elle transporte toujours avec elle pour son mari malade du cœur. Elle l’offre à Claude, mais il refuse en prétextant « je dois communier». Le docteur Dufresne s’avance et lui conseille de prendre le cognac, «c’est un médicament» dit-il. Il l’avale d’un trait et se sent vite mieux. Il se lève, marche dans le parking de l’église (heureusement que la pluie s’est arrêtée) et après une dizaine de minutes se sent assez bien pour retourner dans l’église, à son mariage.
Il rentre, tout gêné de sa faiblesse, sous les regards inquisiteurs des invités et retrouve Manon qui n’a pas bougé et qui l’attend patiemment. L’abbé Grégoire est aussi dans la même position et semble n’avoir pas bronché. Claude revient à sa place et l’abbé poursuit son sermon là même il s’est arrêté. À peine quelques minutes plus tard, Claude ressent le même étourdissement qu’avant de perdre connaissance. Il réagit vivement et se retourne un peu. Le frère du docteur Dufresne, Antonio, qui l’a à l’œil, tire d’urgence un fauteuil vers lui. Claude tombe assis alors que Manon, toujours debout et surprise, le regarde. Finalement, elle s’assoit dans le fauteuil qui a été ajouté pour elle aussi. Peu à peu, il reprend ses forces et la cérémonie continue normalement. Ils se disent «oui» et sont mariés. Des invités en retard sont surpris de voir de jeunes mariés aux flancs si mous. À la communion, Claude hésite. Peut-il communier après avoir bu le cognac car il n’est plus à jeun? Il se rappelle du mot médicament de son beau-père. Il hésite mais finalement il prend cette excuse et communie. C’est la première fois qu’il communie sans être à jeun.
La cérémonie religieuse terminée, Claude est ébranlé au point qu’il a de la difficulté à sourire. Malgré cela, il sort fièrement de l’église avec sa nouvelle épouse à son bras droit. Les invités l’examinent de près, curieux de savoir comment il se ressent. Il n’est pas vraiment bien car les effets de son indisposition le hantent. Le photographe est à la porte de l’église et les attend. Il prend les photos appropriées. Puis, tous se retrouvent à la propriété du docteur Dufresne. Le terrain est magnifique et la pluie qui vient de tomber rend les différentes couleurs de vert remarquables. L’endroit est enchanteur et les invités sont émerveillés. Un buffet doit être servi. La table d’honneur est installée sur la pelouse et longe la maison. La rangée d’honneur pour la rencontre des nouveaux mariés et leurs parents s’installe sous un arbre lorsque soudainement la pluie éclate. Tout le monde se précipite vers l’intérieur et la rangée d’honneur se retrouve près du foyer. La maison est bondée de monde. Heureusement, la pluie s’atténue et le buffet est servi à l’extérieur. Vers 16:00, Manon et Claude doivent partir vers l’aéroport pour prendre l’avion à destination de leur voyage de noces. Claude, n’est pas bien car il n’a pas mangé et son métabolisme s’en ressent. Les nouveaux mariés doivent changer de vêtements et Manon enlève sa superbe robe de mariée avec regret. Elle n’a jamais été aussi belle. Ils se présentent, devant les invités, habillés de leurs costumes de voyage. Manon est fort élégante avec un ensemble créé par un couturier pour les grands magasins. Claude aussi est chic mais son corps lui fait mal. Selon la tradition, Manon lance son bouquet de mariée qui est capté par Lise. Les nouveaux mariés quittent leur fête et sont transportés par son frère vers l’aéroport de Dorval où un DC-7 d’Eastern Airlines les attend pour les amener à Miami via New York. L’avion part à l’heure prévue. Le voyage de noces est commencé, mais Claude n’est pas dans son assiette.
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