Autonomie, autonomie….


La campagne électorale de l’Union nationale de 1956 porte sur les droits des provinces canadiennes que Duplessis qualifiera «la grande question de l’heure». Il résume le débat avec le mot «autonomie» qu’il répétera sans cesse.

Le 1er juin 1956, jour de l’anniversaire de Claude qui a 24 ans, Duplessis fait un grand discours au Colisée des expositions de Trois-Rivières, lors de l’ouverture de la nouvelle campagne électorale de l’Union Nationale. Conforme à l’habitude prise avec Charles-Émile, Claude est présent et est accompagné de Manon et leurs amis, Louise et Gaston Boucher. Louise est une bonne amie de fille de Manon et a marié Gaston, ingénieur en électricité à l’emploi de la compagnie Reliance Electric and Engineering, qui vend des moteurs électriques à courant continu avec contrôles appropriés aux grandes usines comme les moulins à papier. Son travail les amène à résider à Trois-Rivières et par hasard leur logement est situé en face du Colisée.

Comme toujours, le décor est spectaculaire et la tribune est remplie de tous les ministres et députés de l’Union Nationale. La foule déborde à l’extérieur alors que Duplessis débute son discours. «Les loups sont sortis du bois, les masques sont tombés» dit-il pour signifier le thème de son allocution. Il rappelle l’histoire du Québec et du Canada, la constitution canadienne adoptée lors de la création de la Confédération et explique que cette dernière donne à chaque province et à la province de Québec en particulier, le statut de gouvernement responsable et le droit de prélever des impôts. Ceci dans le but de permettre qu’elle administre ses affaires dans l’accomplissement de ses devoirs et l’exercice de ses obligations parmi lesquelles, il y a le contrôle absolu de ses écoles, de ses hôpitaux et de ses ressources naturelles. Duplessis dénonce Godbout et les libéraux qui ont voulu rapatrier tous les impôts à Ottawa et cite Sir Wilfrid Laurier, «un bon libéral» comme il aime à rappeler, qui affirmait que «la province de Québec n’est pas une province comme les autres et que c’est à cause de sa position exceptionnelle et unique sur le continent américain que la forme confédérative a été choisie». Sir Wilfrid ajoutait«c’est un principe faux et désastreux en vertu duquel un gouvernement perçoit les argents et un autre les dépense» c’est-à-dire qu’Ottawa donnerait des subsides et que Québec en vivrait. Duplessis qualifie la politique des subsides de tutelle et de curatelle comme si la province de Québec n’avait pas atteint la majorité ou est prodigue. Dénonçant les conférences auxquelles il a participé depuis 1945 à Ottawa, il affirme, pour se moquer, qu’en fait ce furent des «circonférences» où on tournait toujours autour du même pot. En réponse à Ottawa qui demande sans cesse aux provinces de céder des droits additionnels en retour d’avantages monétaires, Duplessis affirme «même si la chaîne est dorée, elle n’est pas moins pesante et elle n’est pas moins signe d’esclavage». La foule l’ovationne.

Duplessis refuse la dernière proposition d’Ottawa à la province de Québec, pour les cinq prochaines années: maintenir ses droits fiscaux à 10 % de l’impôt fédéral, fixer à 19,1 % ses taxes sur les corporations et à 50 % celles sur les successions («des droits qui appartiennent exclusivement à la province, des droits qui touchent à la vie familiale et à nos traditions» dit-il). Il souligne que les ministres fédéraux libéraux Lapointe et Jean Lesage défendent la position d’Ottawa et affirment que c’est réglé, mais Duplessis affirme haut et clair que ce sont des retailles et des miettes, « je ne signerai jamais rien, tant que je serai premier ministre et tant que les électeurs me feront confiance, qui corresponde à une renonciation ou une diminution des droits de la province». Il souligne que les Canadiens français descendent d’une race héroïque qui a la volonté de vivre et de survivre et qu’il ne vendra pas sa race pour une entente temporaire de cinq ans parce que sa race vivra tout le temps. Il crie «L’Union Nationale veut tout notre butin et nous nous sommes prêts, mesdames et messieurs». L’enthousiasme est à son comble.

Il rappelle son thème «les loups sont sortis du bois, les masques sont tombés» et souligne que c’est là que l’on voit les politiciens qui acceptent la proposition d’Ottawa, qui abandonnent les positions passées du Québec, qui acceptent le manque de garanties, qui sont des serviteurs d’Ottawa et qui sont prêts à vendre leur province pour que leur parti subsiste. Il dénonceLapalme, le chef d’opposition à l’assemblée législative, qui appuie la position d’Ottawa en affirmant que Duplessis ne parle d’autonomie que pour faire ses élections, pour ameuter les préjugés et soulever les passions. Duplessis lui répond en évoquant sa jeunesse, sa carrière d’avocat qui était très profitable, l’abandon de la profession qu’il aimait; sa vie de sacrifices qu’impose le poste de Premier Ministre, la liberté qu’il a perdue depuis 29 ans, l’éloignement de sa famille et la séparation nécessaire avec les amis qu’il estime et avec qui il a grandi. Il termine en affirmant qu’il n’a «jamais eu besoin de la politique pour vivre», qu’il est en politique avec sincérité et désintéressement et qu’il met avec plaisir son expérience au service de ses compatriotes. Il réitère que c’est grâce à cette grande expérience qu’il est capable de diriger sa province qui se développe à pas de géants et de reconnaître clairement les positions que doit prendre le Québec pour son avenir. Il termine son discours sous de longs applaudissements.

Après l’assemblée, Duplessis descend dans la salle pour rencontrer le plus de gens possible. Claude veut à tout prix le saluer personnellement et suggère à Manon, Louise et Gaston d’attendre quelques minutes. Finalement, Duplessis s’approche d’eux et Claude en profite pour lui présenter Manon et ses amis. Louise qui est enceinte s’approche et en la voyant Duplessis, qui est un vieux garçon, lui dit«mais vous êtes plus avancée que moi madame» avec grand sourire teinté d’un peu de nostalgie. Une rencontre qu’elle n’oubliera jamais.

Comme dans ses autres élections, l’Union Nationale ne présente aucun programme officiel et parle, en plus du thème de l’autonomie, de ses réalisations dans les domaines du logement, des hôpitaux, de la croissance industrielle…

Lapalme, chef du parti libéral, fait un appel à tous ceux qui s’opposent à Duplessis, libéraux, créditistes, nationalistes, indécis et indépendants pour créer une force capable d’expulser l’Union Nationale du pouvoir et de faire revivre la démocratie au Québec. Les créditistes répondent positivement et une entente est conclue. Leur mouvement (l’Union des électeurs) ne présentera pas de candidats et les créditistes appuieront les libéraux si la doctrine du Crédit Social devient le thème de la campagne des libéraux et qu’ils s’engagent à l’appliquer dès la prise du pouvoir. Lapalme se donne comme thème de campagne «Être libéral, c’est être socialement juste !». Il a un programme intéressant: création du ministère des ressources naturelles, gratuité scolaire et gratuité des livres de classe, droit d’affiliation et de sécurité syndicale; octrois statutaires aux écoles, aux municipalités et aux hôpitaux. Sur la question constitutionnelle, il préconise de meilleures relations avec le gouvernement du Canada et l’abolition de la double imposition des impôts. Claude en lisant son programme ne le comprend pas de ne pas se ranger du côté de Duplessis sur la question de l’autonomie et sur la question de l’impôt provincial. Il a du respect pour Lapalme comme individu mais le trouve mauvais stratège et trop serviteur de son ancien parti à Ottawa.

Les syndicats s’opposent à Duplessis. Ils se rappellent sa loi sur la «décertification» des syndicats qui font des grèves dans les services publics et celle du refus de certification d’un nouveau syndicat s’il est prouvé que leurs rangs sont infestés de communistes.

Les créditistes tant qu’à eux prennent beaucoup plus de place que ne l’avaient imaginé les stratèges libéraux. Claude, curieux, se rend à la grande assemblée libérale de Montréal au Forum. L’enceinte du forum est pleine. En entrant, il est stupéfié de constater qu’un très grand nombre sinon une majorité de spectateurs sont coiffés d’un béret blanc, l’attribut visible des créditistes. Le blanc domine. Une copie du journal créditiste «Vers Demain» est sur tous les sièges. Il voit sur la scène Gilberte-Côté Mercier, la prêtresse des créditistes, son mari et leader du mouvement Louis Even, Lapalme avec ses principaux candidats et Pierre Laporte, ex-journaliste au Devoir, qui est candidat indépendant dans le comté de Montréal-Laurier et qui a rejoint Lapalme. Claude est estomaqué du spectacle qui s’annonce et comprend que Lapalme a fait une erreur magistrale en s’embarquant avec les créditistes. Par leur détermination et leur discipline ils donnent l’impression de dominer l’assemblée. Mme Mercier trouve même moyen de se faire inviter à faire un discours et elle est applaudie deux fois plus longtemps que le chef libéral. Pauvre Lapalme, il a l’air ridicule et il le sait. Le même cirque se répète à toutes les grandes assemblées libérales. Les poteaux électriques et de téléphone des campagnes sont tapissés d’une petit enseigne qui en dit long: «Le Crédit social s’en vient».

On parle beaucoup de communisme dans cette élection, de la loi du cadenas jusqu’aux œufs communistes. Ces derniers deviennent un sujet chaud. Il s’agit de plusieurs milliers d’œufs de la Pologne communiste qui ont été importés illégalement par une compagnie du Québec. Est-ce parce qu’une forte importation de ces œufs menace les producteurs du Québec ou, comme ironisent les adversaires de Duplessis, les œufs représentent une infiltration d’idéologie communiste que cette importation fait scandale ? De toute façon, l’Union Nationale provoque un grand bruit publicitaire sur la question et gagne des points.

Claude est impliqué dans la campagne comme orateur et est très occupé. René Duranleau lui assigne à nouveau les comtés de Verchères et d’Iberville et le délègue ici et là dans différents coins du Québec, tels Pontiac, Sorel, Châteauguay. Il donne aussi un coup de main au candidat Union Nationale dans Verdun, le jeune avocat Albert Ouellette qu’il connaît bien puisqu’il est devenu le locataire du local qu’occupait Pierre-Paul, chez Service Realties, pour en faire son bureau.

La journée du vote, le 20 juin, est accompagnée comme toujours de violence et de rumeurs. Plusieurs effractions sont rapportées. Duplessis et l’Union Nationale sont reportés facilement au pouvoir avec 72 comtés, trois de plus qu’en 1954. Les libéraux en récoltent 20. Les «bleus» recueillent 52 % des votes contre le 44,5 % des «rouges». Dans Verdun, Ouellette perd par 13,361 votes aux mains de Lionel Ross qui est réélu. Pierre Laporte est défait.

Les antiduplessistes sont découragés, les libéraux parlent de changer de chef, les créditistes voient des jours meilleurs venir de leur expérience et plusieurs expliquent le succès de Duplessis par le patronage et la machine électorale. Ils ne veulent absolument pas lui rendre quelque crédit que ce soit malgré qu’il vienne de leur administrer une vraie leçon politique alors qu’il s’est affiché clairement comme le seul porte-parole des revendications nationalistes du Québec dans la lutte de la province avec le gouvernement fédéral. Il a surtout fait comprendre que le temps était à la défense de l’autonomie si la province voulait s’offrir éventuellement une politique sociale d’envergure.

Le 8 septembre 1956, des «citoyens désireux de construire dans cette province une société vraiment démocratique» fondent le «Rassemblement». Ce «mouvement d’éducation et d’action démocratique dont le but est de créer un nouveau climat politique» comprend Pierre Dansereau, doyen de la faculté des sciences de l’U. de M., Trudeau, Jean-Paul Lefebvre de la Confédération, Hébert, Jacques-Yvan Morin de la Fédération des unions industrielles du Québec, Marchand et Arthur Tremblay. Selon Marchand «le Rassemblement représente l’occasion (pour les syndiqués)… d’établir des liens efficaces avec les cultivateurs, les intellectuels, les professionnels en vue de trouver des solutions aux problèmes politiques du Québec». Le Rassemblement refuse quiconque affilié à un parti politique, sauf le NDP. Son membership dépasse les 500 membres en 1957 mais diminue rapidement par après. Pour Gérard Bergeron du Devoir « il rassemble un groupe d’exilés, à la recherche d’une patrie politique». Claude trouve cette définition exacte et conforme à ce qu’il croit depuis quelques années. Les antiduplessistes semblent enfermés dans une double incapacité politique: l’incapacité de rallier tous les opposants au régime et l’incapacité de proposer une politique alternative valable. Le Rassemblement est un échec.

Trudeau reviendra avec une nouvelle formule «l’Union des Forces Démocratiques» pour «désarçonner le régime Duplessis» et «épargner au Québec la reconduction de Duplessis pour un nouveau mandat».