le 20 février 2002


Ce message de Mansour traite de la protection de la culture et de la langue des berbères et de son projet de réforme de l’éducation en Algérie.

20 février 2002

Mansour: Oui, j’ai bien reçu ton message concernant le débat culturel en Algérie. Si seulement nous pouvions comparer les problèmes culturels du Canada, même dans les années 50 et 60, avec ceux que nous devons confronter en Algérie aujourd’hui. Même en 1960, il y avait déjà des universités canadiennes, comme celle de Montréal, qui enseignaient en français. Il y avait déjà tout un système éducatif français dans la province du Québec qui permettait déjà aux Canadiens d’origine culturelle française de sauvegarder leur patrimoine culturel. Ce n’était malheureusement pas le cas en Algérie. Depuis la disparition du royaume de Massinissa, du temps de l’empire romain, la langue berbère n’a été enseignée nulle part en Afrique du Nord, sauf durant une courte période dans les années 20 avec la république des Rifains au Maroc espagnol, sous le fameux AbdelKrim, qui avait même traduit le Coran en berbère. Mais son expérience n’a duré que quelques années car AbkelKrim fut défait par la colonie française.

Même dans le domaine de l’expression orale, les Canadiens français parlaient tous le même dialecte français, alors qu’en Algérie, les berbères de la Kabylie ne parlent pas le même berbère que les Chaouias de Constantine ou les Rifains du Maroc. Les Canadiens français avaient une culture distincte et une langue distincte et opérationnelle, les Kabyles aujourd’hui ont certainement une culture distincte mais la langue berbère est encore loin de devenir une langue opérationnelle. Et c’est là où est le plus grand obstacle à la résurgence de la culture berbère en Algérie. Les arabophones profitent de cette faiblesse linguistique des Kabyles pour refuser tout dialogue avec eux et toute possibilité de création d’une société pluriculturelle en Algérie. Le problème c’est que les Kabyles, exclus de tout pouvoir politique ou économique dans le pays, sont obligés de s’assimiler totalement à une culture qui appelle à la disparition totale de leur culture berbère en Algérie, alors qu’ils ne peuvent réagir d’une manière violente pour contester leur situation.

Théoriquement la solution fédéraliste que tu proposes est certainement la meilleure. Mais en pratique, je ne vois pas une Algérie fédéraliste, du moins aujourd’hui. Nous allons vers un conflit qui ne peut que déboucher sur une guerre civile atroce et dont les conséquences ne sont évaluées ni d’un côté ni de l’autre. Aujourd’hui, il y a plus de 3 a 4 millions de Kabyles, sans parler des berbères du constantinois, qui opposeront les arabophones dans le cas d’une guerre civile en Algérie. De plus les Kabyles sont concentrés dans une région où même l’armée française, avec l’appui de l’OTAN, n’a jamais réussi à venir à bout de la révolte Kabyle contre le colonialisme français. Plus grave encore, les Kabyles continuent à avoir la majorité dans la capitale même du pays, et l’Algérie sans sa capitale n’existe pas. Voila les dimensions du cauchemar que notre pauvre pays traverse aujourd’hui. Malheureusement, je t’avoue que je ne vois pas de fin heureuse à ce cauchemar. J’espère que l’histoire me désavouera très rapidement mais j’en doute pour le moment. Et cela me déprime à n’en plus finir.

Pour ce qui est de mon document que j’ai présenté en rapport avec la réforme de l’éducation, il est vrai que nous avons repris beaucoup de choses que nous avions présentées auparavant, mais ce dossier je crois est plus complet que les précédents. Tout d’abord nous avons prouvé que le système que nous avons mis en place depuis les années 60 a tout de même changé la société algérienne dans le bon sens, contrairement aux accusations portées contre le système. De plus, nous avons insisté sur la nécessité d’une langue nationale, garante de notre culture nationale et la résurrection de notre patrimoine berbère. Finalement, nous avons essayé de remettre en cause les hypothèses de base avancées par les soit-disant réformateurs du secteur en soulignant le fait qu’il ne fallait pas confondre le véhicule avec les valeurs que nous voulons transmettre à nos enfants. Mais le message le plus important que nous voulions faire passer, c’est que le régime lui même a besoin d’une réforme fondamentale pour permettre à la démocratie au sens noble du terme de prendre racine dans notre société, pour libérer toutes les énergies des Algériens de s’exprimer librement et d’avoir leur mot à dire dans l’avenir de cette société. Tu remarqueras que nous avons présenté ce document comme la fameuse lettre ouverte d’Émile Zola, » j’accuse ». Ni le régime politique de Bouteflika, ni les partis politiques soit-disant indépendants et démocratiques et ni la presse dite indépendante ont traité de ce dossier important qui traitait de la réforme fondamentale du système éducatif en Algérie. Une commission nationale a travaillé sur ce dossier pendant presque un an, dans le secret le plus absolu, et le gouvernement discute actuellement les recommandations de cette commission. Tout se passe dans l’anonymat et le public n’est pas informé. Voilà la démocratie algérienne aujourd’hui. Je me révolte de ce mépris de l’opinion publique par le régime Bouteflika, par les partis politiques et la presse. A court terme, je sais que nous ne pouvons rien influencer, mais à long terme j’espère que les générations à venir sauront tout de même que quelques Algériens refusaient ce dialogue de sourds. C’est dans cet esprit que nous avons essayé de leur faire comprendre nos appréhensions en rapport avec la méthode de préparation de la réforme du système de l’éducation.

Je sais que tu dois en avoir mare de m’entendre parler des problèmes de notre société, mais j’ai besoin de quelqu’un comme toi pour déverser sur lui toutes mes appréhensions sur l’avenir de cette société qui mérite bien mieux que ce qu’elle a reçu depuis 1962. Le peuple algérien est un peuple extrêmement généreux. Je n’oublierai jamais le jour où l’OAS, avait bombardé la Casbah à coup de «rockets», au début de 1962, avant le cessez-le-feu du 13 mars. Il n’y avait pas d’hôpital ou de clinique pour s’occuper de tous les blessés de ce carnage. Nous avions demandé aux populations de la Casbah de nous aider en fournissant des matelas pour au moins soulager les blessés de leurs douleurs. Tout d’un coup, toutes les familles de la Casbah jetaient leurs propres matelas par les fenêtres et nous ne savions pas que faire de tous les matelas qui nous tombaient sur la tête à l’époque. Mais ce qui m’avait marqué le plus, ce jour là, ce n’était pas tellement la réaction spontanée des populations de la Casbah mais surtout un événement extraordinaire que j’ai vécu: une bonne femme avait comme tout le reste de son quartier jeté son matelas par la fenêtre pour venir en aide aux sinistrés des bombardements. Mais elle avait oublié qu’elle avait toute l’épargne de sa vie cachée dans le matelas qu’elle avait donné en assistance. Nous avons passé toute la journée à chercher son matelas. Et nous l’avons retrouvé avec son argent toujours en sécurité. Aucun des jeunes qui recherchaient cet argent n’a eu l’impulsion tout a fait humaine de subtiliser cet argent et faire semblant de n’avoir rien trouvé. Ce peuple généreux a été récompensé par les régimes de la rapine du viol et du vol du FLN. Et çà continue toujours.