le 5 juin 2002


Ce dialogue permet de mieux comprendre le rôle et l’apport étranger au développement de l’Algérie, suite à la libération. La dernière élection législative algérienne de 2002 est aussi discutée.

5 juin 2002

Mansour: En rapport avec notre dernier dialogue où tu soulignes que Boumediene était un membre de l’armée, tu as raison. En effet, Boumediene était un colonel de l’ANP et c’était justement le point que je voulais te signaler pour te faire la démonstration que contrairement aux démocraties soit disantes populaires, ou le parti communiste ou les travailleurs comme on les appelait à l’époque, ou le parti politique avait la prédominance sur les armées, les régimes de Boumediene et de tous ceux qui lui ont succédé à ce jour en Algérie étaient établis et contrôlés par les forces armées, tout comme justement tous les régimes d’Amérique latine de la période 50-80.

Claude: Boumediene a quitté l’armée pour devenir président. En URSS, beaucoup de dirigeants ont aussi été dans les forces armées avant de devenir membres du politburo. Sous Boumediene, ce n’était pas l’armée qui dirigeait mais lui et le FLN. Cependant, il est vrai que l’armée n’était pas loin.

Mansour: Il est vrai que les intérêts économiques occidentaux n’étaient pas protégés par des armées privées, comme ce fut le cas de la United Fruit en Amérique centrale en particulier, mais je pense que je t’avais tout de même donné un résumé succinct des conditions dans lesquelles les entreprises publiques algériennes ont été établies. Et sans la protection des USA, la nationalisation du secteur des hydrocarbures en Algérie ne se serait jamais faite. N’est-ce pas la France, les USA, l’Allemagne fédérale, le Japon et l’Italie qui ont le plus profité des dépenses publiques algériennes durant la période des années 70-80 justement. Plus de 40% de notre dette extérieure est détenue à ce jour par la France.

Claude: C’est une répétition de ce que tu m’as déjà dit mais je ne trouve pas là d’arguments qui montrent que le système politique algérien sous Boumediene n’était pas pour le peuple similaire à ce qui se pratiquait de l’autre côté du rideau de fer.

Mansour: Pour ce qui est de tes commentaires, toujours de notre dernier dialogue, sur le fait que la Sonatrach était un état dans l’état, je t’avoue que tu as partiellement raison mais pour de fausses raisons. Il est vrai que le secteur des hydrocarbures était le fer de lance de la stratégie de développement industriel que l’Algérie avait adopté depuis 1969 en particulier, avec le lancement du premier plan quadriennal de développement national. Mais là où tu te trompes lourdement, c’est qu’il n’y a jamais eu d’indépendance financière ou de gestion de Sonatrach.

Claude: Pourquoi alors tout était-il permis à la Sonatrach, et rien ou beaucoup moins aux autres ? Pourquoi, par exemple, avaient-elles ses propres écoles, ses propres importations, etc.. Je croyais avoir perçu qu’elle avait des privilèges particuliers et hors de l’ordinaire des autres sociétés nationales. Elle remettait, peut être, ses profits au gouvernement mais ses dépenses, avant profit, me semblaient faire d’elle un état dans l’état car cela lui permettait d’exercer un rôle impérial dans le pays tout en ne respectant pas les règles appliquées aux autres. Est-ce que je me trompe, encore ?

Mansour: L’unicité du budget de l’État était non seulement un principe fondamental de la législation fiscale du pays, mais était aussi le seul moyen de donner les pleins pouvoirs économiques aux chefs politiques du pays. Même du temps de Boumediene les recettes consolidées de l’état étaient à plus de 30% en provenance de la seule société Sonatrach. Pour ce qui est du programme de développement de l’habitat, je te signale que jamais ce secteur n’a consommé plus de 30% à 40% des crédits publics qui lui ont été alloués durant toute la période où j’étais au Secrétariat d’État au Plan. Dès 1972, j’avais essayé d’attirer l’attention du gouvernement sur les contraintes de réalisation dans ce secteur, à tel point que j’avais même convaincu le Ministère de l’Habitat et de la Construction de faire un recensement sur nos capacités de réalisation, non pas en termes de nombres d’engins lourds à la disposition de ce secteur, mais en terme de réalisation physiques (m2 bâtis, km de route construite, etc…) et aussi cerner de plus près les problèmes d’approvisionnements du secteur (ciment, briques, carrelages, charpentes métalliques etc…). Mais les investissements nécessaires pour justement lever toutes les contraintes que ce secteur subissait n’étaient pas débloqués pour la bonne raison que la gestion du secteur était malheureusement très défaillante, malgré la présence de quelques bon spécialistes algériens et quelques ingénieurs algériens formés dans les grandes écoles françaises.

Claude: Tu touches du doigt, je crois, un des vrais problèmes de cette période: la disette de bons gérants et administrateurs dans les domaines névralgiques.

Mansour: Jamais le secteur de l’habitat n’a manqué de crédits de développement pendant toute la période des années 70. Ce qui a manqué, c’est tout d’abord l’organisation et une bonne gestion du secteur. De plus, la fâcheuse décision de construire des cités modernes entières pour répondre à des besoins urgents de la société a ajouté au problème. Aucun chantier de l’habitat n’a été terminé dans les délais raisonnables. Il y avait des chantiers qui duraient plus de 15 ans. Il en a été de même pour le secteur de l’hydraulique. En résumé, je crois que l’Algérie a malheureusement confondu vitesse et précipitation comme on dit. Elle pensait pouvoir tout faire et très vite, sans tenir compte de ses capacités de réalisation. Il est très facile de construire des usines «produits en main» ou de lancer un large programme de recherches en hydrocarbures et dépenser des sommes extravagantes à l’étranger, mais il était beaucoup plus difficile de réaliser les infrastructures nécessaires pour loger convenablement les Algériens et leur donner de l’eau courante tous les jours.

Claude: Touché!

Mansour: Voilà les raisons réelles de la faillite de la stratégie de développement adoptée par l’Algérie durant les années 70-80, et qui continue à a ce jour, même si officiellement elle a été abandonnée depuis le milieu des années 90. Et cette faillite n’a certainement pas été le résultat d’une idéologie politique quelconque. Elle a été le résultat de la faiblesse algérienne de conception, de réalisation et de gestion de cette stratégie.

Claude: Merci. Je comprends mieux maintenant ton point de vue.

Mansour: Quand tu me parles de l’influence de l’assistance technique du bloc soviétique en Algérie, j’ai vraiment l’image de quelqu’un qui ne peut voir que l’arbre qui cache toute laforêt. Laisse-moi te donner quelques exemples pour illustrer ce que veux te dire. Prenons le cas de quelques sociétés nationales gigantesques en Algérie et analysons leurs choix de partenaires étrangers dans ce domaine de l’assistance technique. La SNS (société nationale de la sidérurgie) était dominée de haut en bas par des Français. En fait, même les ingénieurs algériens formés en dehors des grandes écoles françaises ne pouvaient pas se faire recruter dans cette société, encore moins avoir des responsabilités quelconques. La Sonacome (mécanique) était dominée par des ingénieurs français et des Allemands de l’ouest (à l’exemple de Diag). La SNIC (industrie chimique) était elle aussi dominée par les Américains (de Kellogg, par exemple) les Japonais et les Allemands. Ne parlons pas de la grande «Enchellada», Sonatrach, qui était pratiquement gérée par les Arthur Anderson, Bechtel et tant d’autres sociétés pétrolières américaines. Un nombre important d’anciens responsables de Sonatrach sont aujourd’hui en train de se dorer au soleil au Texas, avec la protection des sociétés pétrolières américaines. Non, nous n’avons pas eu des United Fruits au goût réel en Algérie, nous avons eu des « sugar free United Fruit « .

Claude: Il est évident que l’Algérie n’était pas un grand pays industriel comme la Russie ou l’Allemagne de l’Est. Elle a donc eu raison de chercher des partenaires dans les pays les plus appropriés pour l’aider. Mais cela ne change pas que le régime était pour le peuple algérien, ce que j’ai dit, totalitaire. Je vois mieux les nombreuses compagnies occidentales oeuvrant en Algérie et je crois, maintenant, en avoir mal saisi l’importance.

Mansour: Finalement et pour terminer ce dialogue, je crois que l’histoire même d’Ecosult résume bien l’histoire de la faillite de la stratégie de développement de l’Algérie des années 70 en particulier. D’un côté, il y avait encore des cadres de l’État qui cherchaient sincèrement une voie pour sortir notre société du sous-développement, et de l’autre côté, il y avait malheureusement tout un régime qui ne s’intéressait qu’à des gains personnels sans aucun objectif politique national. J’ai eu ma chance avec l’appui du Secrétaire d’État au Plan, de cette période, de donner une autre dimension à notre stratégie de développement, et nous avons malheureusement échoué lamentablement. Ce qui est tragique dans mon cas c’est que plus je vieillis plus je me demande si ma plus grosse erreur dans ma vie n’a pas été mon rejet d’une offre d’emploi de Kodak pour monter un département d’économétrie un an avant d’avoir terminé mon PHD en économie, tout simplement parce que je voulais participer à la construction d’une nouvelle Algérie moderne à l’époque.

Claude: Tu as fait ce que tu voulais faire, et finalement ta vie a été beaucoup plus intéressante que si tu étais rentré chez Kodak. Tu sais que tout ce que tu as touché n’a pas mal tourné. J’ai souventes fois entendu que tu avais de l’influence et que tes pensées ont changé beaucoup de choses.

Mansour: J’espère avoir bien répondu à toutes les interrogations que tu as énoncées dans le dialogue précédent.

Par ailleurs, je veux profiter de celui-ci en traitant de l’organisation et les résultats des dernières élections législatives en Algérie. Elles démontrent une fois de plus que l’Algérie est loin de «sortir de l’auberge» comme on dit. Quelle honte! Moins de 2% des électeurs algériens résidants à l’étranger et moins de 50% des résidents algériens sur le territoire (chiffres officiels en plus!) n’ont pas voté et pourtant le régime de Bouteflika annonce que les résultats de ces élections sont une preuve incontournable que la démocratie réelle et vivante existe en Algérie. Même les candidats des partis officiels qui acceptaient de jouer le jeu du régime devaient tout d’abord être approuvés par la hiérarchie officielle des partis politiques. Mais ils devaient aussi être approuvés par le ministre omnipotent de l’intérieur, pour pouvoir enfin se présenter comme candidat à ces élections. L’écrasante majorité des populations Kabyles a refusé de voter (moins de 2% ont voté, d’après notre cher ministre de l’intérieur), mais la démocratie est enfin vivante en Algérie !!! Et pourtant, pas un seul pays occidental n’a eu la décence de dénoncer cette mascarade, tout comme d’ailleurs la mascarade Tunisienne ou plus de 90% des électeurs ont supposément voté pour notre cher et démocratique dictateur de la Tunisie. Si seulement Machiavel était encore vivant aujourd’hui, il nous aurait peut être donné une explication à ce mutisme de la conscience occidentale vis-à-vis des violations de tous les principes de démocratie et de décence politique. Ces mêmes principes qui lui sont, si chers à elle lorsqu’elle se cherche des justifications morales pour bombarder l’Irak et la ramener à l’âge de la pierre taillée ou protéger les exactions israéliennes contre les Palestiniens, qui après tout ne sont que des arabes musulmans et donc » sub-human « . Y a t-il vraiment des droits universels ou bien ne sommes nous pas enfin de compte tout simplement plus hypocrites que jamais en tant que sociétés aujourd’hui. N’est-ce pas toujours la loi fondamentale du droit du plus fort qui est toujours la meilleure et qui détermine aussi bien notre morale « universelle » et nos actions quotidiennes.

Claude: Je crois que la masse des gens en Europe a vu le jeu de ti-Bush et de Sharon et que ceux-ci ont perdu la majorité de leurs plumes dans l’opinion publique. La violence engendrée par les kamikazes palestiniens a tourné l’opinion publique américaine de la cause des Palestiniens vers un appui mitigé à Israël. Cela revient à ce que je t’ai toujours dit à l’effet que la violence engendre la violence et n’aide pas une cause. Ne crois-tu pas que l’on peut porter le jugement maintenant que les kamikazes palestiniens n’ont rien donné de positif aux Palestiniens ? Chez vous en Kabylie, la stratégie est meilleure et je crois qu’à long terme, les Kabyles auront gain de cause. Tôt ou tard l’opinion publique mondiale les appuiera.

À bientôt.