La visite à Cuba


Les jours passent, on est vendredi 10 avril et pas de réponse. Ce soir-là, il y a grande activité à Montréal. Le ministre de l’Union Nationale, et député de Jeanne-Mance, Maurice T. Custeau, ex président de la Jeune Chambre pour le mandat 1950-51, organise un grand dîner-bénéfice à 1,000.00 $ le couvert (c’est énorme en 1959) au profit de la construction du centre Paul-Sauvé, son projet fétiche pour lequel il s’est dévoué corps et âme. Il voit ce projet comme le pendant et le complément de la Palestre Nationale, le centre sportif des Canadiens français, Gaston Laurion invite Claude et Manon à l’accompagner, à ses frais. Tout le gratin financier francophone de la métropole est là et la salle de bal et ses salles adjacentes sont remplies de tables d’invités. Claude estime qu’il y a au moins 1,000 personnes.

Claude lui fait rapport sur la situation de la visite de Fidel mais Laurion montre des signes d’inquiétude. «Il faut que tu ailles à La Havane régler ça» dit-il. Claude sursaute, car il sait que c’est impossible puisque la Jeune Chambre n’a pas les moyens de payer un voyage si coûteux. Il explique cela à Laurion qui réagit vite. Il sort de sa poche un rouleau de dollars et en le remettant à Claude, ajoute «Tiens, v’la 1,000 $ et pars le plus vite possible, ça presse». Claude est abasourdi mais il accepte. Manon est excitée de la tournure des évènements. Ils circulent dans la salle et Laurion explique à ses amis, P. A. Desrosiers, les frères Miron et autres, que le jeune président de la Jeune Chambre s’en va rencontrer Fidel pour régler sa visite à Montréal. Il charrie un peu car son enthousiasme déborde. Durant le dîner, Claude ne cesse de le remercier de sa générosité. C’est alors que Laurion lui fait une confidence: «Dans ce cas-ci, j’ai un intérêt particulier», avoue-t-il, «je vends des tracteurs agricoles Cockshutt. Comme Castro parle d’entreprendre une grande réforme agraire et aura besoin de milliers de tracteurs, que les USA ne sont pas bien vus par la bande à Castro, il est fort possible qu’ils se retournent vers le Canada pour acheter ces engins». Il voit loin ce Gaston Laurion qui ajoute «tu comprends pourquoi c’est important pour moi que Castro vienne à Montréal». Claude acquiesce et lui dit qu’il fera tout ce qu’il peut pour l’aider à promouvoir son affaire. Si un Canadien français peut avoir le filon de la vente de ces machines agricoles fabriquées au Canada, tant mieux et encore plus si c’est un gars généreux à l’esprit civique comme Gaston Laurion, pense-t-il.

Dès le lendemain matin, Claude réserve un vol direct de Cubana Airlines vers La Havane pour le 13 avril. Il envoie un télégramme à Teresa Casuso pour l’aviser qu’il arrive pour déterminer et fixer les détails de la visite de Fidel Castro à Montréal. Le départ est tel que prévu, et Claude arrive à l’aéroport de la capitale cubaine à 18h45. C’est sa première visite hors de l’Amérique du Nord. Il ne connaît pas les Caraïbes. Il a les yeux grands en se rendant à l’Habana Hilton où une chambre réservée l’attend. La réservation a été faite par le gérant de l’hôtel le Reine Élizabeth, partie de la chaîne des Hôtels Hilton. Sur le chemin vers l’hôtel, il est surpris de la pauvreté qu’il constate. Les rues sont mal éclairées, les enfants sont pieds nus, les maisons sont délabrées, etc. Puis, tout change, le voilà dans un district où la richesse semble à toutes les portes. Les avenues sont larges et propres avec de beaux grands palmiers, les autos sont récentes: des Chevrolets, des Plymouths, des Dodges, des Cadillacs, des Packards, des Fords et autres. Elles sont de toutes sortes de couleurs avec leurs lignes fines, les ailes arrières élevées ou arrondies, les décorations en chrome, les intérieurs stylisés et cachent leur nouveau moteur révolutionnaire, le V-8. Le taxi longe la mer, sur le Malecon, et Claude voit des bâtiments magnifiques de style art déco et le nouvel Hôtel Riviera dans la partie que les Cubains appellent «la corniche». Il y a beaucoup de monde mais peu de blancs. Il en est surpris. Enfin, il voit le grand et vieil hôtel Nacional; le taxi tourne à droite et s’arrête finalement devant son hôtel.

Le Habana Hilton est le plus spectaculaire et le plus voyant hôtel de La Havane. Il a été inauguré le 6 avril 1958. Il est un des trois hôtels qui viennent d’être construits par Batista pour loger les nouveaux touristes attirés par l’industrie du casino. Il y a aussi le Capri, situé à deux pâtés de maisons du Habana Hilton, beaucoup plus petit avec ses 216 chambres et qui, de toute évidence, s’intègre mal dans son environnement. Il a été construit par le mafiosi Santo Traficante. Puis le Riviera qui vient d’être inauguré par le mafieux Meyer Lansky. C’est un bâtiment majestueux avec ses 17 étages et son casino en forme d’œuf décoré de feuilles d’or. Il est de style «Miami Beach» avec des balcons courbés en porte à faux et une structure de béton très articulée. Ses motifs aux couleurs vertes, grises et noires se marient bien avec le ciel, la mer et le Malecon. Quant à l’Habana Hilton de l’architecte américain Welton Beckett, il compte 630 chambres et 27 étages. Il est bien intégré au quartier résidentiel environnant qui est composé de bâtiments de trois étages datant du 19e et 20e siècle. Il reçoit les éloges des urbanistes qui viennent le visiter. L’hôtel est près de la Rampa sur laquelle donne son espace commercial, C’est une avenue large, en pente vers la mer, où trônent les casinos et la prostitution depuis les années ‘40 -‘50. Occupant tout un pâté de maisons, le centre commercial du Hilton change lentement la nature du district avec ses boutiques de goût chic et à la mode.

Claude entre dans le lobby et aperçoit plusieurs barbudos avec leurs armes. La réceptionniste a sa réservation et en un rien de temps il est à sa chambre. Il dépose sa valise sur le lit et ouvre les grandes portes vitrées du balcon qui donne sur la mer. Il aperçoit une grande partie des lumières de la ville. Il est impressionné, mais il n’est pas là pour ça. Il descend à la réception de l’hôtel pour s’informer si Teresa Casuso y réside. La réponse est positive. Il est rassuré. L’appel à sa chambre indique qu’elle n’y est pas. Claude reste au lobby et attend. Les barbudos ont un air sévère et le regardent avec méfiance comme s’il était un ennemi. Lentement, ils s’approchent de lui et Claude s’empresse de dire «Canada». L’effet est rapide. Les visages des barbudos affichent spontanément un sourire et deviennent d’un coup sympathiques. Claude compte bien prendre leur photo le lendemain matin. Une heure plus tard, il demande de communiquer à nouveau à la chambre de Teresa Casuso. Sans succès. Une employée l’a entendu et lui apprend qu’elle est dans une suite où il y a une réception. Claude obtient le numéro et s’y rend.

Il n’y a personne dans le corridor de la suite. La porte est fermée. Il pousse le bouton de la sonnette. Pas de réponse. Pourtant il entend des sons de voix qui traversent la porte. Il pousse à nouveau… et encore. Rien n’y fait. Il cogne poliment. Pas de succès. Il essaye d’ouvrir la porte, elle n’est pas verrouillée. La suite est remplie de monde qui jase fort et gesticule autant. Une musique cubaine couvre les voix. Ce n’est pas une réception, c’est plutôt un party. Il entre et demande à la première personne qu’il croise: «où est Teresa Casuso». Elle fait un signe que «Tete» est dans l’autre pièce de la suite. Claude se faufile. Chacun a un verre à la main, la plupart semblent boire un mélange de rhum et de fruits, mais la majorité a un mojito composé de rhum Havana club, de jus de limes, d’un peu de sucre, de quelques feuilles de menthe et d’eau gazeuse Perrier. C’est la boisson préférée d’Ernest Hemingway qui est un fervent de Cuba. Finalement, on lui indique qui est Teresa Casuso. En s’approchant d’elle, il la trouve jolie, d’une hauteur moyenne, avec un air intelligent et estime qu’elle a près de 35 ans. Elle est le centre d’attraction de beaucoup de gens qui l’écoutent et l’interrogent. Claude a l’impression qu’elle savoure l’importance qu’on lui accorde. Elle est avec Fidel depuis l’étape mexicaine et fait maintenant partie dans son inner circle. Claude s’approche, écoute et n’intervient pas. Tout cela est fort intéressant même s’il ne comprend pas un mot d’espagnol. Les discussions sont vives et enthousiastes. Elle l’a aperçu et Claude voit à son air qu’elle se demande bien qui est ce jeune homme, qui de toute évidence n’est pas Cubain, et qui semble tout écouter.

«Je suis Claude Dupras de Montréal!» dit-il, en anglais, en l’abordant finalement. Elle regarde comme si elle ne reconnaissait pas ce nom ni celui de la métropole canadienne. Il dit lui avoir envoyé un télégramme pour discuter avec elle des modalités de la visite de Fidel Castro à Montréal, le 26 avril prochain. Elle vient de comprendre, se montre surprise qu’il soit là et affirme n’avoir pas reçu son télégramme. Claude s’excuse de venir la déranger dans une telle réunion d’amis. Elle présente vitement Claude à ses interlocuteurs et s’excuse de ne pouvoir discuter de la visite puisqu’elle se doit de parler à tous les participants de ce party. Elle lui donne rendez-vous pour le petit déjeuner du lendemain au restaurant de l’hôtel et l’invite à rester parmi eux. Au même moment, elle aperçoit un personnage à l’air digne, elle l’appelle « Julio » et lui fait signe d’approcher. Elle le présente à Claude en lui disant, «this is the sugar king of Cuba, Senor Julio Lobo» et ajoute «and he speaks French…». Puis, elle le quitte, heureux qu’il est de rencontrer ce nouveau personnage.

 

Claude a souventes fois entendu l’expression sugar king mais de là à en rencontrer un, en chair et en os, c’est autre chose. L’homme est petit, dans la soixantaine, très chic, cultivé, racé. Claude est intimidé par sa prestance. Il parle un français de Paris. Il semble intrigué par sa présence à cette fête et sourit lorsque Claude lui fait part de l’organisation la campagne de jouets pour les enfants de Cuba par la Jeune Chambre de Montréal et la visite espérée de Fidel Castro dans la métropole du Canada pour venir clôturer cette campagne. Claude est surpris de rencontrer, à ce party, un grand propriétaire terrien cubain de cannes à sucre si important qu’on le surnomme le «roi du sucre». C’est sûrement un homme très riche. Claude s’imagine qu’il veut faire changer d’idée à Castro qui a promis la réforme agraire et la nationalisation des terres cultivables. Il lui pose la question. Le «roi» sourit en affirmant qu’il ne veut rien changer. Au contraire, il supporte la politique de Fidel depuis longtemps et l’a démontré en finançant ses activités,ses besoins et ceux de ses compagneros dans la Sierra Maestra et en lui faisant livrer nourritures, vêtements, armes… Il est d’accord avec le partage des terres. «Les Cubains ont été exploités depuis assez longtemps !» affirme-t-il. Il pense surtout aux Américains qui contrôlent une grande partie des activités commerciales du pays. Il a en main le projet de la première loi de réforme agraire du pays. Il le montre à Claude et lui en explique la portée. Il est prévu que la loi qui entrera en vigueur en mai 1959 et qu’elle confisquera un territoire de 400 hectares de terres, à l’exception de quelques raffineries de sucre, de plantations de riz et fermes bovines dont la production est supérieure à la moyenne. Fidel avait promis de les redistribuer aux paysans, mais il a modifié son tir et propose de créer des coopératives de production contrôlées par l’État. Cela ressemble étrangement aux kolkhozes soviétiques. Pourtant, il affirme toujours qu’il n’est pas communiste. Ces terres seront éventuellement transformées en fermes d’État. Les nationalisations continueront en 1962 et 1963 alors que le reste des propriétés privées de plus de 67 hectares deviendront propriétés de l’État. Cela inclut celles du «roi» et le 40% appartenant aux Américains.

Claude aborde le sujet des procès militaires qui font rage partout sur le territoire cubain. Un procès a eu lieu au stade de sports de la Havane, le 23 janvier, et le major Jesus Sosa Blanca de l’armée de Batista fut condamné à mort devant 18,000 personnes et 300 journalistes. D’autres sont condamnés pour assassinats, homicides, vols, où d’avoir été trouvés coupables d’incendies. 80 jours après la prise de pouvoir des castristes, 483 «criminels de guerre» sont fusillés. Claude est déçu de cette politique du gouvernement révolutionnaire de même que la grande majorité des Canadiens, et dit au «roi», «vous, ami de la France, qui êtes sûrement un défenseur des droits de l’homme, comment expliquez-vous ce dérapage ?». Le «roi» le rassure et affirme que les gens qui sont amenés devant les tribunaux militaires sont des tortionnaires et des tueurs connus de toute la population. Ils sont les bourreaux infâmes de Batista. Ils ont posé, dans le passé, des gestes barbares contre les Cubains à qui ils ont fait subir les pires tortures. Leur culpabilité est de notoriété publique. La preuve contre eux est aussi évidente qu’accablante. Il y a dans les kiosques à journaux des livres montrant des photos des supplices qu’ils ont fait subir aux Cubains qui s’opposaient au régime dictatorial de Batista. Claude verra un tel livre le lendemain, et les photographies en noir et blanc rapportent des scènes horrifiantes: des mains avec les ongles arrachés, des oreilles à demi-coupées, un oeil crevé, des jambes et des bras brisés, des corps brûlés au troisième degré… des supplices pires les uns que les autres. Il comprend et regrette que ce genre d’information ne soit pas transmise par la presse internationale.

Leur conversation continue et Claude est curieux de savoir comment un Cubain de naissance a pu apprendre à parler si bien la langue française. Le «roi» lui parle de sa jeunesse, de son éducation dont une partie fut acquise à Paris et de la passion qu’il a développée pour Napoléon 1er. Elle l’a amené très souvent en France et lui a fait apprendre l’histoire de ce grand pays au point qu’il est devenu un des plus importants collectionneurs d’objets ayant appartenu à l’empereur et de ceux de son époque. Sa collection est complète et le «roi» parle de son rêve de bâtir un musée napoléonien à La Havane afin que les enfants cubains puissent en profiter. Claude lui demande en quoi consiste une grande collection napoléonienne et le «roi» lui décrit brièvement la sienne. Elle illustre les luttes du peuple français durant la révolution de 1789 et l’art français durant l’empire. En plus, d’objets personnels utilisés par Napoléon, elle comprend plusieurs collections: estampes, équipements militaires et numismatiques dont des scènes historiques laissées par les graveurs; cartouchières, sabres, épées et maquettes de canon; meubles de grands ébénistes fabriqués pour les familles nobles; toiles et tableaux de toute la famille impériale; œuvres des romantiques qui ont nourri le mythe bonapartiste; armes blanches et à feu finement décorées et ciselées dont le fusil de chasse de Napoléon; porcelaines et vases fabriqués, entre autres, par la manufacture impériale de Sèvres; belles horloges, bronzes, pièces d’argenterie et tapisseries qui rappellent les légendes du temps, etc. Sa bibliothèque a des milliers de volumes français, anglais et catalans sur le sujet. Il possède aussi trois masques en plâtre de l’empereur créés à partir du moule pris deux jours après sa mort à l’île Sainte-Hélène par le dernier médecin de Napoléon, le Dr. Antommarchi qui l’apporta à Santiago de Cuba en 1838. En 1961, Fidel Castro accordera au «roi» une riche propriété construite par un exploiteur du régime Batista et le musée napoléonien de La Havane sera créé. Ce musée deviendra internationalement connu et sera considéré comme un des meilleurs du genre.

Il y a déjà plus d’une heure que Claude et le «roi» conversent. Claude est captivé par cet homme unique que le hasard a mis sur son chemin. Mais comme il doit partir, Claude lui demande une dernière question en rapport avec la tenue d’élections à Cuba. Le «roi» rappelle à Claude que Fidel a annoncé le 28 février dernier qu’il y aurait des élections générales dans deux ans car des élections immédiates seraient injustes à cause de son haut niveau de popularité. Il ne veut pas profiter de la situation. Il préfère attendre, dans l’intérêt de la nation, que les partis politiques se développent et définissent leurs programmes avant la tenue de ces élections. Il veut qu’ils aient atteint un degré de maturité avant de faire face à l’électorat. Le «roi» se dit en accord avec cette position de Fidel. Pour Claude, tout cela semble du gros bon sens.

Avant de quitter, le «roi» veut saluer chacun des invités à ce party et s’excuse de mettre fin à leur conversation. Claude lui dit avoir été ravi de le rencontrer et espère le revoir. Claude recherche Teresa Casuso mais elle n’est plus là. Il quitte la suite. Il est 22h00. Il descend à l’étage du casino pour voir ce qui se passe. Il n’est jamais entré dans un casino et a bien hâte. Il est surpris de ne voir que quelques joueurs. Tous les croupiers se tournent vers lui comme s’il était un objet rare. Il fait le tour mais comme il ne connaît aucun jeu et que de toute façon il n’a pas d’argent à perdre, il rebrousse chemin et descend pour trouver un taxi. Il espère faire un tour de ville rapide pour voir les lumières de la cité et constater l’action de nuit pour laquelle La Havane est si réputée. Le temps de trouver un chauffeur qui parle l’anglais et il est en route. Il voit le majestueux hôtel Nacional et le trouve impressionnant. Le taxi roule sur le Malecon en direction de la corniche. Le Riviera au haut de la côte lui semble trop éclairé et n’a pas l’effet qu’il pourrait avoir. Il remarque que même là il y a peu de monde. Il avait déduit que le peu de personnes au casino du Habana Hilton se justifiait par le fait que l’hôtel était réquisitionné pour Fidel et ses révolutionnaires. Mais la situation au Riviera est semblable. Le chauffeur du taxi lui explique que depuis l’arrivée de Fidel Castro à la Havane les Américains boudent la ville. D’autant plus que Claude sait qu’une campagne est en marche aux USA contre Fidel et qu’il y a des rumeurs qu’il pourrait être assassiné. Le taxi revient sur le Malecon et se dirige vers le centre de la vieille ville.

Le vent souffle et les vagues de la mer sont fortes. Quelques-unes frappent le mur de protection qui longe le Malecon et éclaboussent la rue. C’est spectaculaire. Les bâtiments qui longent la mer dégagent une ambiance particulièrement latine et reflètent les modes architecturales des colonisations successives (espagnole, britannique ou américaine) qui ont envahi Cuba au cours de son histoire. Ils sont de styleshispano-mauresque, baroque avancé, rococo nouveau, néo-classique du XIXe siècle, art nouveau du XXe siècle… Claude comprend enfin pourquoi la ville de la Havane est renommée comme la perle des capitales du nouveau monde. Il aperçoit les vieilles forteresses et le rempart du XVIIe siècle en fronton de mer. Le taxi se rend ensuite vers le centre historique. Malgré l’heure tardive, il y a encore beaucoup de monde. Les Cubains aiment descendre dans les rues pour discuter et y vivre. Le centre est le legs de la grande bourgeoisie catholique espagnole qui a construit de prestigieuses demeures. Le vitrail coloré et fleuri posé au-dessus des persiennes et les patios intérieurs sont remarquables. Claude, passionné d’architecture, se régale. La ville est propre et ses bâtiments sont bien entretenus. Puis, le taxi prend la direction du retour vers l’hôtel en passant par les rues où se pratiquent la prostitution. Les bâtiments de couleur pastel, les néons aux couleurs vives des bars scintillent et ajoutent des reflets particuliers aux murs avoisinants. Il y a des restaurants, des salles de jeux et de gambling, des petits hôtels. De jeunes femmes sont, ici et là, dans les entrées et les fenêtres des maisons invitant les passants au plaisir. Après cette rue, c’est une autre, et une autre et une autre… Claude est renversé par grand nombre de femmes s’adonnant à ce commerce. Il aperçoit aussi beaucoup d’hommes qui dorment sous les arbres, sur les bancs d’un parc, dans les allées entre les maisons. Il y a manifestement beaucoup de pauvreté et de misère dans ces districts et Claude est surpris, encore une fois, de la disparité entre les riches et les pauvres de la capitale de Cuba. Les riches lui semblent très riches et les pauvres très pauvres et non-instruits. Il déduit que La Havane est menée par de riches étrangers avec la complicité de Cubains qui se foutent carrément du sort des pauvres de leur pays. Castro est là depuis trois mois et demi et rien n’a encore changé. Veut-il vraiment changer tout cela et faire la révolution dont il parle ? Claude en doute quelques instants. Il arrive fourbu à son hôtel et rentre dans sa chambre étourdi par toutes les choses surprenantes qu’il a vues et entendues depuis son départ de Montréal, en début d’après-midi.

En ce matin du 14 avril, debout depuis 6h30, il est assis sur le balcon de sa chambre d’hôtel et observe La Havane qui se réveille. Quelle ville magnifique!

Claude arrive au restaurant dès 8h00. Viendra-t-elle ? Claude est inquiet car il sait que c’est le lendemain, le 15 avril, que Fidel part pour les USA avec son groupe. Elle arrive à l’heure fixée avec un compagnon. C’est un grand homme, beau et impressionnant, un vrai acteur pense-t-il. Il est Jinez Jesus Pelletier l’aide-de-camp et garde de Fidel. Il ne parle ni l’anglais ni le français. Son nom français vient d’une famille française parmi celles qui, après l’indépendance d’Haïti, se sont réfugiées dans l’île de Cuba. Teresa Casuso est tout sourire, l’air reposé. Elle fait les présentations et apprécie qu’il soit venu à La Havane car elle n’aurait pu lui transmettre les informations. Elle raconte que l’invitation pour Washington a été suivie par plusieurs autres et que Fidel modifie son itinéraire sans cesse. Il a accepté, à ce jour, de rencontrer le National Press Club, la United Nations Correspondants Association, le Oversees Press Club et la chaîne de télévision NBC pour un long interview au nouveau programme qui s’avère très populaire «Meet the Press». Elle confirme que les 26 et 27 avril sont réservés pour le Canada, à Montréal. Elle souligne qu’elle a aussi des demandes des universités de Princeton au New Jersey et de Harvard à Boston et qu’ils essaient de les incorporer dans le programme.

Teresa Casuso décrit le but du voyage de Fidel Castro comme en étant un de goodwill. Il veut bâtir une solidarité populaire internationale et une sympathie pour sa révolution aux USA et au Canada. Il ne veut pas rencontrer officiellement des personnages élus pour discuter d’ententes commerciales ou autres.

Toujours curieux, Claude lui demande comment il se fait qu’elle soit près de Castro ? Quelle est son histoire? Teresa Casuso raconte. Elle est une actrice qui s’est toujours engagée pour l’intérêt de son pays. Dès que le personnage Fidel Castro a fait son apparition sur la scène cubaine, elle l’a aimé. Elle détestait Batista et son régime de terreur et la présence de plus en plus grande des gansgters américains sur le sol Cubain. Elle se dit férocement anticommuniste et a décidé de joindre Castro au Mexique en 1956 pour l’aider à mettre sur pied un groupe capable de renverser éventuellement Batista et établir un régime vraiment démocratique. Elle affirme avoir pris des risques tout particulièrement en mettant sa maison à la disposition de Fidel pour y cacher des armes pendant la guerre de la révolution. Elle sera du voyage aux USA et au Canada et compte bien s’assurer que Castro ne soit pas trop influencé par certains individus autour de lui et reconnus pour leur sympathie communiste. «Je sais», dit-elle, «que plusieurs s’organisent pour le rencontrer à New York». (Elle sera nommée ambassadrice aux Nations Unies et quittera Fidel en 1960 lorsqu’il déviera vers le communisme avec le Che). Claude voit en elle une femme de courage et de principes qui aime vraiment son pays.

Il lui demande ce qu’elle propose à Montréal en plus de la présence de Fidel à la clôture de la campagne du jouet cubain et à une conférence de presse nationale. Teresa Casuso aime l’aspect humanitaire de la visite à Montréal; elle voit aussi d’un bon œil la possibilité que Fidel rencontre les hommes d’affaires les plus importants du Canada. Elle dit qu’il y a pour eux un avenir intéressant dans son pays. Les révolutionnaires craignent les USA qui ont toujours dirigé Cuba à distance depuis la guerre d’indépendance. Elle réclame aussiun après-midi de temps libre pour Fidel car comme premier ministre il doit régler des affaires gouvernementales, même en voyage. Claude suggère celui du 27 avril. Il transmet l’invitation du maire Sarto Fournier à signer le livre d’or. Il propose que cette rencontre soit suivie d’une visite de la ville (il veut amener Fidel au belvédère du chalet de la Montagne pour lui faire voir toute la ville, le fleuve et la région) et celle de l’usine d’une grande industrie d’engineering canadienne qui pourrait être utile à son pays (il pense à la Dominion Engineering qui fabrique des turbines, etc…). Un repas privé avec le conseil d’administration de la Jeune Chambre et un grand banquet où Fidel serait le conférencier, complèteraient les activités. Teresa Casuso est d’accord en principe mais veut faire sauter le lunch avec le conseil, car Fidel a besoin de temps. Claude lui décrit tout le travail qui est fait par son équipe pour la campagne du jouet cubain et que ce serait équitable si Fidel passait une heure avec eux. Ce sera, promet-il, très amical. Elle accepte. Ils ont tout réglé en une heure et Teresa Casuso le quitte aussi vite qu’elle est arrivée, avec Pelletier qui n’a pas dit un mot.

Claude est satisfait des arrangements conclus. Avant de partir, il descend au lobby de l’hôtel avec sa caméra Brownie de Kodak pour capter les visages des barbudos et les montrer à Manon. L’un d’eux accepte de prendre la caméra afin que Claude soit dans l’image avec les soldats de Fidel. Puis, il rejoint l’aéroport pour confirmer le premier vol de retour vers Montréal. Il est à Dorval en milieu d’après-midi et les journalistes convoqués l’attendent. Plusieurs membres de son conseil d’administration l’accueillent. Le soir même, Claude réunit le comité organisateur pour raffiner plusieurs points de la logistique qui a beaucoup changé. Teresa Casuso lui a appris que la délégation cubaine comprendra trois ministres du cabinet, des consultants politiques et des aides, des représentants d’affaires commerciales, des agents de sécurité, et plus de 30 membres de la presse cubaine. Au total 70 personnes. Il faut loger, transporter et nourrir tout ce monde. Claude rencontre le gérant de l’hôtel le Reine Élizabeth et celui-ci l’assure que son organisation recevra tous ces gens et réservera le 20ième étage au complet pour eux. Fidel aura la suite royale. Il n’y aura aucuns frais pour la Jeune Chambre. La chaîne Hilton veut sauver les meubles avec son Habana Hilton et prend tous les moyens. Claude est soulagé. Il reste à organiser le transport. C’est une tâche difficile et c’est le comité qui s’en occupera.