Le jeudi 2 avril 1959 Claude est à son travail au bureau d’ingénieurs, au 3760 de la rue Harvard à Notre-Dame-de-Grâce, lorsqu’arrive un télégramme du Canadian Pacific:
JUNIOR CHAMBER COMMERCE
ON BEHALF DR CASTRO GLADLY ACCEPT YOUR INVITATION STOP ARRIVING MONTREAL SUNDAY APRIL 26TH STOP PLEASE CABLE ME YOUR PROPOSED PROGRAMS PLANS.
DRA TERESA CASUSO.
Claude n’en croit pas ses yeux. Il étouffe. Il peut à peine articuler un mot. Son corps en tremble. Est-ce possible? Le personnage du moment, le plus en vedette de la planète, qui fait la une de tous les journaux du monde depuis des mois, a accepté son invitation de venir à Montréal. Il est en extase. Soudainement, il voit la date du télégramme, 1er avril 10,01 PM ’59. Et si… et si c’était un poisson d’avril ? Non, cela semble un télégramme authentique et la provenance est clairement indiquée: HABANA. Oui, mais si… Il saute sur le téléphone, rejoint le bureau du Canadian Pacific et parle au gérant. Il veut savoir s’il est possible que le télégramme ACRA449/HA706/LT120 soit un faux. Après vérification, le gérant assure qu’il origine vraiment de La Havane. Claude est fou de joie et appelle Gilles Tittley, chef du secrétariat de la Jeune Chambre, pour lui apprendre la nouvelle et lui demander de convoquer une conférence de presse pour la fin de l’après-midi. Il communique avec son président honoraire Gaston Laurion pour le mettre au courant et l’inviter à la rencontre avec la presse. Celui-ci est ravi. Les journalistes sont aussi surpris que Claude l’ait été et le questionnent sur la durée et le programme de la visite du chef cubain. Évidemment, Claude n’en sait rien encore. Le soir même, la nouvelle est sur toutes les radios et les journaux du lendemain en font la une. La Chambre de Commerce des Jeunes de Montréal est en évidence partout et les membres du conseil d’administration sont fiers de leur coup.
Le dimanche soir, à l’émission de radio de la Jeune Chambre à CKAC, l’animateur Claude A. Bourgeois interroge longuement Claude sur la visite de Fidel et la campagne du jouet cubain. À la sortie du studio, Bourgeois surprend Claude en lui disant qu’il ne croit pas que Fidel Castro vienne à Montréal car le gouvernement du Canada n’est pas au courant et qu’un premier ministre d’un pays ne peut venir ainsi rencontrer une association sans obtenir l’aval du gouvernement du pays hôte. « Ne vous faites pas trop d’illusions» dit-il. Claude n’avait pas pensé à cela. Il est vrai qu’aucun représentant de gouvernement ne l’a appelé. Il va vérifier. De retour chez lui, il communique avec son ami Maurice Johnson, député progressiste-conservateur de Chambly et membre de la Jeune Chambre, pour lui demander conseil et aussi vérifier si le gouvernement de Cuba a fait des arrangements avec le Canada pour la visite de Fidel. Johnson accepte de contacter le bureau du PM. Le matin, Claude rejoint le ministre de l’Union Nationale, Paul Dozois, député de Saint-Jacques et ex président de la Jeune Chambre, pour lui demander s’il y a quelque chose qui doit être fait auprès du PM Duplessis. Les deux intermédiaires lui reviennent dans l’après-midi. Personne n’a contacté le gouvernement du Canada et M. Duplessis dit que c’est l’affaire d’Ottawa.
Le lendemain matin Claude a de la visite inopinée. Le commissaire adjoint D. A. McKinnon de la Gendarmerie Royale du Canada est à son bureau d’ingénieurs. Il veut lui parler de la visite de Fidel Castro à Montréal. Claude, surpris, déduit que finalement le gouvernement du Canada a été informé. Dans un premier temps, McKinnon le félicite d’avoir réussi à attirer le chef cubain à Montréal. Mais il y a des problèmes. Ottawa n’a pas encore été avisé et la visite est embarrassante. S’il arrive à la frontière du Canada, le pays le laissera évidemment rentrer mais sa visite devrait être normalement précédée d’une lettre au premier ministre ou d’un message au secrétaire d’État aux Affaires Extérieures. Castro n’aura pas besoin de visa pour entrer au Canada car une entente entre le Canada et les autres pays d’Amérique prévoit que les citoyens des deux Amériques peuvent rentrer au Canada sur simple présentation d’un passeport s’ils sont nés en Amérique. Si la visite n’est pas officielle, le ministère des Affaires Extérieures ne sera pas officiellement impliqué. McKinnon affirme que le ministère qualifiera de personnelle la visite de Fidel Castro, expliquera qu’il est au pays à la demande de la Jeune Chambre de Montréal et qu’il n’en sera pas responsable. Cependant, les officiers du ministère et ceux de la GRC réalisent que cela ne paraîtrait pas bien si Fidel Castro était victime d’un évènement grave durant sa visite au Canada. Et la possibilité d’un attentat est réelle. McKinnon prétend qu’un complot contre le chef cubain est possible car des gangsters américains sont prétendument en route pour l’assassiner à New York et, s’ils ne réussissent pas là, ils viendront à Montréal. Ils veulent protéger leurs acquis à La Havane alors que Fidel veut y mettre la hache. De plus, les nombreux procès militaires ont lieu quotidiennement à Cuba suivis de fusillades des personnes condamnées (chefs militaires, tortionnaires du régime et personnages ayant abusé du peuple cubain). Ça crée des remous et les parents de ces victimes pourraient chercher à se venger. Si un attentat est monté contre Castro ceux qui sont dans son entourage pourraient aussi être des victimes. Le commissaire adjoint fait évidemment allusion à Claude et aux membres de la Jeune Chambre. En conclusion, McKinnon demande à Claude d’annuler la visite de Castro.
«Jamais» de répondre spontanément Claude, «c’est le plus gros stunt publicitaire que la Jeune Chambre de Montréal aura connu et je ne suis pas pour le zigouiller». McKinnon fait appel à son bon jugement mais Claude ne croit pas au scénario du policier et ne veut rien savoir. Il ajoute «avec la visite de Fidel, le succès de la campagne du jouet pour les enfants de Cuba est assuré». McKinnon s’essaye encore, mais rien n’y fait. «très bien», dit-il, «nous allons protéger Castro et son entourage et j’ai besoin de votre collaboration». Claude l’assure qu’il fera tout ce qui est nécessaire. McKinnon lui explique que la GRC coordonnera les services de la police provinciale du Québec et de la ville de Montréal avec les siens. En plus, elle ajoutera une quantité de jeunes policiers de la GRC qui suivront constamment Castro. Comme il est important que ces policiers passent inaperçus, McKinnon suggère qu’ils deviennent, pour le temps de cette visite, membres de la Jeune Chambre et que ce soient eux qui entourent Fidel, Claude et les autres. Claude accepte. McKinnon le quitte en hochant la tête.
Claude ne sait pas comment répondre à Teresa Casuso. Il ne connaît pas le nombre de jours pendant lesquels Fidel entend rester à Montréal, ce qu’il veut voir et qui il veut rencontrer. Sachant que l’organisation de Castro est au Habana Hilton, il prend la chance d’y téléphoner pour la rejoindre. Bingo ! il l’a au bout du fil. Elle parle bien l’anglais, Claude se présente, elle se souvient et explique qu’elle ne connaît pas les plans de Fidel. Elle raconte avoir participé à la réunion où la décision a été prise et avoir reçu l’ordre d’envoyer le télégramme confirmant sa visite. Claude lui laisse ses coordonnées et elle promet de le rappeler le plus tôt possible.
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