L’idée de rédiger ses Mémoires me travaille depuis plusieurs années. En société, quand autour d’une bonne table il m’arrive de relater mes souvenirs de carrière, les autres convives me pressent immanquablement de les mettre par écrit. Trente ans d’opéra, il y a là aisément de quoi remplir un livre, me répète-t-on.
Oui, sans doute. Et pourtant, l’envie de raconter des anecdotes de scène n’a pas suffi à me décider. Ce qui a emporté mes dernières résistances, c’est le besoin de parler du chant, du bonheur qu’il a apporté à ma vie, de la nécessité de l’encourager chez nous.
Dans ces pages, je raconte les moments forts d’une carrière heureuse et bien remplie, comme j’en souhaite une aux jeunes chanteurs qui m’entourent maintenant et qui préparent leur entrée dans la profession. J’y affirme, par ailleurs, qu’à moins d’un revirement prochain dans notre attitude et nos politiques, nous risquons de voir disparaître complètement de notre terreau culturel un art qui, encore récemment, faisait chez nous les délices d’un très vaste public.
Peintre, écrivain, pianiste, comédien, danseuse ou chanteur, l’artiste professionnel est une être passionnément engagé, qui consacre à son art l’essentiel de sa vie, de ses pensées, de ses efforts, de son temps, de ses ressources.
C’est un être qui tire de son activité professionnelle ses plus grandes joies, ses plus terribles déceptions, ses plus intenses satisfactions, le sens même de la vie. C’est un être, enfin, qui n’a de cesse de partager avec les autres le fruit de son travail.
Je suis un artiste.
Les années et l’expérience m’ont enseigné qu’il y a autant de tempéraments artistiques qu’il y a d’artistes. Pour certains, non seulement l’art qu’ils pratiquent, mais toute l’existence est un rude combat. L’idéal qu’ils cultivent reste toujours inaccessible. Le travail n’est jamais achevé. Les sommets de l’expression artistique qu’ils entrevoient depuis toujours, ils s’épuisent à essayer de les conquérir. Qu’on songe aux tourments de Van Gogh ou Tchaïkovski.
D’autres artistes parviennent à concilier plus facilement les contraintes de la vie courante et celles de leur art. La plupart des chanteurs que je connais affrontent le doute, subissent le trac et ne jouissent d’aucune sécurité financière, mais cela ne les empêche pas d’aimer la vie. Ils parviennent à trouver leur équilibre personnel malgré l’obligation de «vivre dans leur valise», l’absence quasi permanente de leur conjoint et la pression constante des attentes du public. Pour avoir fréquenté les milieux de la scène pendant près de cinquante sans, je sais que de tous les «tempéraments d’artiste», celui-là est le plus commun.
Mais peu importe. Ce qui compte, pour bien servir son public, c’est d’être honnête, d’aller au bout de soi-même en demeurant fidèle à sa personnalité et à son instinct. Sur ce point, je dois convenir que la nature s’est montrée généreuse à mon égard. Elle m’a donné en partage une grande tranquillité intérieure et un profond sentiment de liberté dans le travail.
En fait, je n’ai jamais eu de véritable goût ni de talent pour l’introspection. Je me suis rarement interrogé sur mon identité profonde ou mon rôle d’artiste. Je n’ai jamais non plus douté de ma capacité de «livrer la marchandise»; tout simplement, l’appréhension ne m’est pas un état d’âme familier. Quand, à vingt ans, une vie de chanteur s’est ouverte devant moi, je l’ai prise à bras-le-corps, spontanément. Faisant confiance à mes maîtres, je me suis lancé en avant, avec plaisir et assurance, deux sentiments qui m’ont soutenu et habité tout au long de ma carrière.
Ces pages, je les ai donc écrites d’un long trait, comme j’ai vécu ma vie. Sans faire de pauses pour expliquer, analyser ou justifier, mais simplement en suivant le courant rapide et impétueux de mes souvenirs. En cela, je crois qu’elles me ressemblent.
Pour moi, chanter a toujours été un métier aussi bien qu’un art. Un métier extraordinaire, passionnant, le plus beau métier du monde, mais un métier quand même. Voilà pourquoi, sans doute, je l’ai exercé toute ma vie dans la bonne humeur, sans me faire de soucis graves ni en causer autour de moi. Le drame, le pathos, même la nervosité sont étrangers à ma nature… Mais je ne prétends pas être le seul dans cette catégorie: le baryton Gabriel Bacquier et le ténor Alain Vanzo, deux vieux amis, pouvaient, sans battre un cil, se disputer une petite partie de pétanque une demi-heure avant d’entrer en scène !
Avec le recul, je me rends compte que ces dispositions naturelles ont écarté de mon chemin bien des embûches. J’ai connu le trac, mais dans sa forme stimulante; jamais il ne m’a paralysé. Pendant les années les plus agitées de ma carrière, j’ai connu le stress, mais jamais il ne s’est transformé en hantise. Comme tout un chacun, j’ai connu de revers, mais ils n’ont pas freiné longtemps mes élans.
C’est grâce à cette particularité de mon tempérament qu’en trente ans, je n’ai jamais été contraint d’annuler un engagement. Cela ne m’a pas empêché de donner à mon métier le meilleur de moi-même. Je dirais qu’au contraire m’a tendance à voir le bon côté des choses dans une profession très exigeante a constitué un formidable atout. Elle m’a laissé un certain «jeu» – de la marge, de la disponibilité d’esprit – pour mémoriser mes rôles sans craindre les trous de mémoire, pour appuyer ceux de mes collègues qui avaient besoin d‘un coup de pouce, pour assimiler rapidement la musique contemporaine, pour remplacer un chanteur au pied levé. Et, surtout, pour m’amuser… Voilà à quoi j’attribue le fait, également, d’avoir mis le nez très tôt dans tous les aspects de l’opéra autres que le chant : scénographie, gestion d’orchestre, financement, promotion, etc.
En 1981, j’ai fait mes adieux à la scène sans regret ni nostalgie. Plutôt avec le sentiment du devoir bien accompli et le désir de passer à autre chose. Comme un pro du baseball (dont je suis un adepte), j’avais longtemps joué avec ferveur sur le terrain. Le temps, me semblait-il, était venu de me retirer de la partie pour monter dans les gradins et considérer le jeu d’un œil plus critique et constructif. Ma nouvelle ambition alors ? Assumer des responsabilités dans le milieu qui m’avait nourri, contribuer à créer un avenir au Québec pour les musiciens de la relève, en particulier pour les chanteurs.
Avant de vous inviter à suivre le périple mouvementé de Figaro-ci, Figaro-là, je vous fais une dernière confidence. Parmi tous les rôles que j’ai joué sur scènes et hors scène, il n’y en a qu’un, je crois, où je ne me suis jamais senti à l’aise : celui de la vedette. Le public met spontanément le chanteur sur un piédestal. Il ne me viendrait pas à l’idée de le lui reprocher, bien sûr, mais je vous confierai que j’ai toujours gardé les pieds sur sol, fermement ancrés dans la réalité.
À ce propos, je me souviens d’une lettre que m’avait envoyée mon père juste après mes débuts officiels à Milan. Très fier de son fils, Francis écrivait que j’étais «la gloire de la famille». Avec toute l’impétuosité de la jeunesse, je lui ai répliqué : « Je n’ai pas plus de raisons de me glorifier de bien chanter que Tony, notre cordonnier, n’en a de bien recoudre ses semelles. Tous les métiers se valent, papa, quand on les fait bien. »
Pour moi, le talent est un don du ciel; il nous est prêté pour que nous le cultivions. Mes efforts m’ont valu l’admiration d’un public généreux, que j’ai aimé et respecté, mais plus encore la profonde satisfaction de servir un merveilleux métier. Voilà la véritable récompense de l’artiste, celle que de tout mon cœur je souhaite aux chanteurs de la prochaine génération.
Robert Savoie
]Chapitre 1 : Bonjour l’Italie :