Lachine, P.Q.


Lachine, P. Q.

Quand l’Opéra du Québec fut démembré, les médias en ont fait leurs choux gras. Pendant des mois, les journalistes ont sollicité des entrevues des chanteurs québécois de passage à Montréal. Ils voulaient évidemment faire la lumière sur les événements qui avaient mis l’Opéra en faillite. Comme artiste, j’avais moi-même, sans le savoir, profité du laxisme de sa gestion. Par exemple, j’étais souvent allé chanter à Québec. Or, l’idée même de transporter chacune des productions de la métropole dans la capitale en engageant là-bas d’autres choristes et d’autres musiciens d’orchestre était une absurdité sur le plan financier.

Mais voilà que l’un de ces articles de presse tombe sous l’œil d’un certain Noël Spinelli, concessionnaire de voitures à Lachine.

En 1976, Lachine n’avait pas encore connu l’essor urbain et touristique que lui imprimerait le maire Guy Descary au cours des années suivantes, mais c’était néanmoins une ville d’eau très agréable. Située entre Montréal et Dorval sur la route 20, elle comptait environ 35 000 habitants.

S’étant identifié au téléphone, M. Spinelli me fait un bout de causette, m’explique qu’il suit ma carrière depuis longtemps et finit par demander à me voir. Nous prenons rendez-vous le jour même pour casser la croûte.

Ce matin-là, Spinelli avait lu dans The Gazette une entrevue que j’avais donnée au critique musical Jacob Siskind, dans laquelle je décrivais le gaspillage de fonds publics qui avait conduit l’Opéra du Québec à sa perte. «Les dirigeants de l’Opéra étaient pleins de bonnes intentions, avais-je expliqué à Siskind, je ne dis pas le contraire. Mais nous ne sommes pas au Met ici. Nous ne pouvons pas nous permettre de dépenser sans compter.» Et j’avais donné en exemple les costumes confectionnés en fourrure véritable, les bottes de cuir faites sur mesure, les décors somptueux.

M. Spinelli étant à la fois un grand amateur d’opéra et un homme d’affaires avisé, ces questions ne le laissent pas indifférent. Que pourrait-il faire, me demande-t-il, pour appuyer notre cause? Je ne réponds pas tout de suite à sa question, mais je trouve ce monsieur décidément très sympathique.

De fil en aiguille, Spinelli m’invite à venir visiter son commerce et, ensuite, à rencontrer le maire Descary pour faire le tour de la ville de Lachine avec lui. J’accepte.

La rive du lac Saint-Louis me plaît tout de suite avec ses nombreux immeubles anciens. La Vieille Brasserie, qui date de 1822 et qu’on vient de rénover complètement, attire particulièrement mon attention. Elle loge le Service municipal des loisirs, tout neuf lui aussi. A l’étage, je découvre une belle salle aux murs de pierre de un mètre d’épaisseur. Le plancher est de bois. Poussant quelques notes, je confirme une impression immédiate: l’acoustique est merveilleuse dans cette pièce.

Le maire sursaute. C’est la première fois qu’il entend une «vraie» voix de près. «ça chante fort, un chanteur d’opéra», observe-t-il candidement. Puis, au cours de la conversation, M. Descary mentionne que la Ville se prépare à célébrer le 300e anniversaire de sa fondation. Je lui demande:

«Avez-vous prévu des événements de musique classique pour souligner l’occasion?

– Non …

– Ça vous plairait?

– Oui, pourquoi pas?

– Que diriez-vous d’un concert lyrique? Un quatuor vocal qui réunirait, disons, Colette Boky, André Turp, Gabrielle Lavigne et Robert Savoie? »

Le maire est un peu abasourdi.

« Vous pouvez faire ça? Ici? Sans orchestre?- Certainement! Mon frère André Sébastien nous accompagnera au piano.

– Préparez-moi un budget! Si ce n’est pas trop cher, on répétera le concert cinq soirs de suite. Soirées musicales gratuites et champagne aux entractes! »

Je ne m’en doutais pas encore, mais je venais de faire le premier pas vers une nouvelle carrière, celle d’administrateur des arts et animateur de concerts. Une carrière qui mettrait également Michèle sur ma route, quelques années plus tard, quand elle viendrait à Lachine chanter Rosine à mes côtés dans des extraits, le croirait-on? du Barbier de Séville.

Je prends contact avec mes collègues et tout se met en place. Comme nos cachets sont très raisonnables, le conseil municipal peut se permettre de nous engager pour toute la semaine. Nous préparons un programme du tonnerre composé d’airs, de duos, de trios, et couronné par le célèbre quatuor de Rigoletto.

Je présente le programme à Guy et à Noël – le maire, Spinelli et moi en sommes déjà à tu et à toi. Pressentant l’effet d’un pareil événement sur le public, tous deux s’enthousiasment.

Le premier soir, à la Vieille Brasserie, les 110 places assises sont toutes occupées, de même que près de 200 autres debout, dans l’escalier et sur la terrasse. Succès monstre. Au fait, jamais encore la Ville n’a organisé ou accueilli de concert de musique classique. Son seul organisme culturel est l’Harmonie de Lachine.

Au dernier spectacle, comme tous les soirs, le maire est présent dans l’auditoire et je le prie de bien vouloir dire quelques mots à ses concitoyens. Pendant qu’il s’approche, sans le prévenir, je relance le public: «Alors, qu’en pensez-vous? Les concerts à Lachine vont-ils cesser ce soir?» Évidemment, la réaction est vive. Un peu coincé par la question, le maire me répond: «Venez me voir avec M. Spinelli et nous créerons une société de concerts.» Nouveaux applaudissements bien nourris. A la réception, tout le monde lève son verre de champagne à la poursuite des concerts.