Le mal du pays


Le mal du pays

L’Europe, l’Amérique du Sud, l’Afrique, la côte ouest du Canada: durant les années soixante, je courais la planète pratiquement comme un pilote de long-courriers. Je me déplaçais tellement souvent sur l’axe Orly-Montréal que je me suis lié de profonde amitié avec un chef pilote d’Air France: Roland Lassale, devenu depuis comme un frère. Le plus souvent possible, nous faisions coïncider nos horaires transcontinentaux pour pouvoir voyager ensemble dans la cabine de pilotage.

Toutes mes pérégrinations ne m’empêchaient pas, cependant, de continuer à porter le Québec dans mon cœur. L’échec de l’entreprise engagée sous l’administration Drapeau en 1958 n’avait pas eu raison de mon idéal: je voulais chanter au Québec et je voulais y faire chanter les autres. Je voulais développer et structurer convenablement l’art lyrique dans la province, convaincu que ce n’était pas le talent qui manque chez nous – il s’exporte dans le monde entier – mais l’organisation.­

Ma volonté de bâtir l’opéra chez nous était telle qu’à l’hiver 1974, j’ai abandonné l’Europe. Le cœur lourd, j’ai quitté Paris et les personnes qui m’y étaient chères. Je ne voulais plus habiter en permanence à l’étranger.

En montant à bord du vol 030 d’Air France à destination de Montréal, un après-midi bruineux de mars, je n’avais le cœur ni à rire ni à pleurer. Plutôt au neutre. Je méditais sur l’avenir. Bien sûr, je retrouverais ma famille avec joie. Mais le reste? Que me réservaient les prochaines années?

Une fois l’Atlantique traversé, quand le majestueux fleuve est apparu au-dessus de l’île d’Anticosti, j’ai mis les écouteurs pour chasser mes idées moroses. La chaîne de musique classique diffusait la grande Symphonie du Nouveau Monde, que je ne connaissais pas encore. Le nez dans le hublot, je regardais approcher le Nouveau Monde, 11000 mètres plus bas. Le Nouveau Monde, le mien, celui qui m’accueillerait dans une heure et demie. Soudain la musique de Dvorak, le décor, l’Europe qui s’éloignait à neuf cents kilomètres à l’heure, tout s’est mis en boule dans ma poitrine. Les larmes se sont mises à couler. Des flots de larmes.

Cette symphonie, depuis, est la plus chère à mon cœur.