Jean-Claude Manaranche
Cinq ans après la mort de Cyrano.Le parc du couvent
des Dames de la Croix où Roxane s’est retirée
après la mort de Christian (décor du cinquième acte,
tel que décrit dans la pièce de Rostand :
« superbes ombrages ; à gauche, la maison ;
vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes ;
un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au
milieu d’une petite place ovale ; à droite,
premier plan, parmi les grand buis, un banc de pierre »…)
MERE MARGUERITE
C’est le printemps, Madame, avez-vous ressenti
Comme l’air, ce matin, s’est fait plus doux, plus tendre ?
Un souffle du Bon Dieu qui nous est consenti
Après ce long hiver qui a tant fait attendre
La fin de ses frimas. Nos buis vont refleurir
Et notre vieux couvent s’ouvrir à la lumière
Et réchauffer ses murs.
ROXANE
Voilà bien un plaisir
Que je ressens aussi. Je lui cède, ma Mère,
Car il est innocent et fort loin des passions
Qui tourmentent les cœurs et ternissent les âmes,
Bref, de tout ce qu’il sied d’avouer en confession.
Ne m’approuvez-vous pas ?
MERE MARGUERITE
Assurément, Madame.
C’est bien là la raison pour laquelle, à l’instant,
J’ai pris la liberté de confier à Sœur Claire
La mission d’installer au soleil, près du banc,
Votre tapisserie.
ROXANE
Rien ne pouvait me plaire
Davantage, ma Mère, et je reconnais bien
Cette sollicitude attentionnée et tendre
Dont depuis tant d’années j’apprécie le soutien.
Cette tapisserie ! Qui me valut d’entendre,
Vous en souvenez-vous, les traits d’esprit moqueurs
De Monsieur Cyrano la disant « éternelle » !
Eh bien ! Je touche au but et, presqu’à contrecœur
Je vais prendre en défaut cette âme fraternelle.
M’est-il permis de voir dans cet achèvement
Que je n’espérais plus (effet de ma tristesse ?)
Un fruit du renouveau qui naît en ce moment,
Et même un don du ciel ? Pardonnez ma hardiesse !
MERE MARGUERITE
Il ne vous convient pas d’en juger
ROXANE
Je le sais.
Et m’appliquerai donc à la fin de l’ouvrage
En toute modestie.
MERE MARGUERITE
Je vous connais assez
Pour ne point en douter. Je sais votre courage.
Mais ne m’a-t-on point dit ce matin au parloir
Que vous vous réjouissiez d’attendre une visite.
Et même deux, je crois. Ne va-t-il pas falloir
Retarder à nouveau le moment d’être quitte
De ce patient travail, égrené pieusement
(Je m’en porte témoin) ainsi qu’une antidote,
Un baume sur vos plaies.
ROXANE
Oh ! Après tout ce temps,
Aujourd’hui ou demain, ma Mère, que m’importe !
Le but est là, tout proche, et c’est là l’essentiel.
Et puis cette visite est pour moi si précieuse !
Permettez qu’à nouveau j’en rende grâce au Ciel.
Et pourtant ma gaieté, croyez-moi, est trompeuse.
Car le moment choisi par mes deux visiteurs,
Une heure avant dîner, dans ce lieu, sous ce chêne
Fait naître en ma mémoire un sursaut de douleur.
Car, souvenez-vous en, c’était (cinq ans à peine !)
Hier, me semble-t-il. J’étais là, près du buis.
Notre cher Cyrano nous cachant sa blessure,
Jouait la comédie, riait, faisait grand bruit,
Se moquait de Sœur Marthe : « Ah mais oui, je vous jure,
Vendredi j’ai fait gras ! ». « Ne jurez pas, Monsieur,
Ce n’est pas convenable ». Et puis, ce fut le drame !
Mimant un dernier duel, titubant sous nos yeux,
Provoquant la Camarde…
MERE MARGUERITE
Oh ! Pas ce mot, Madame !
ROXANE
Soudain, il rendit l’âme, embrassé tendrement
Par ses deux vieux amis.
MERE MARGUERITE
Je les revois encore :
Le Bret et Ragueneau. Les voici justement
Qui longent la chapelle. Il est donc temps de clore
Notre entretien. Veuillez accepter l’agrément,
Agissant en mon nom, de bénir leur visite.
ROXANE
C’est un honneur pour moi, il me touche vraiment.
Mais quel est leur dessein ? Je brûle d’être instruite
Au sujet des raisons qui les mènent ici.
De nouveaux éléments dans cette sombre affaire
De lâche assassinat ? Pourraient-ils, Dieu merci,
M’en dire le coupable ? Dieu sait que je l’espère !
Roxane, qui s’était assise devant sa tapisserie,
se lève pour aller au devant de ses visiteurs.
Ils se font face quelques instants en silence.
On les sent émus, hésitants. Une cloche sonne
à cet instant dans la chapelle toute proche.
SCENE II
(ROXANE, RAGUENEAU, LE BRET)
ROXANE
Ah ! Mes chers vieux amis, que mon plaisir est grand !
Depuis que j’ai reçu, Le Bret, votre missive.
Oserai-je un aveu, j’ai compté bien souvent
Les jours me séparant de cette perspective :
Vous retrouver tous deux ! Vous voici maintenant
Et mon cœur se remplit d’une joie si profonde
Qu’au risque de commettre un geste inconvenant,
Je veux prendre vos mains.
LE BRET
N’ayez cure du monde
Et de ses conventions : il y a entre nous
Tant de liens douloureux, tissés par des blessures
Qui ne s’effacent pas. Le souvenir si doux
De ceux que nous aimions et qui les transfigure
Est notre seul recours.
ROXANE
J’en abuse souvent,
Je ne m’en cache pas. Mais parlons d’autre chose.
Comment vous portez-vous, malgré le poids des ans ?
Grâce à Dieu, pas trop mal, du moins je le suppose,
Voyant la bonne mine affichée par tous deux,
Ce qui me réjouis fort, et même quelques traces
D’un embonpoint naissant, disons, avantageux !
N’est-ce pas, Ragueneau ?
RAGUENEAU
Hélas ! Quoi que je fasse,
Je dois en convenir, car je suis lié, ma foi,
A cette inclinaison. Oui mais, à ma décharge,
Il me faut préciser que j’ai changé d’emploi.
ROXANE
Ah, bon ! Je vous croyais toujours tenant la charge
De moucheur de chandelle !
RAGUENEAU
Je le fus, en effet,
Mais c’était chez Molière ! Et puis, j’ai eu envie
De connaître à nouveau la passion du fumet
Des fruits, du sucre, bref : de la « pâtisserie ».
Un modeste fourneau me suffit pour cela.
J’y cuis mes macarons, mes tartes amandines,
Puis, je les vends ensuite, en veux-tu, en voilà
Au public, aux acteurs : admirez la combine !
ROXANE
Ah ! Mon bon Ragueneau, cette révélation
M’enchante. Et vous, le Bret, d’autres bonnes nouvelles
Aussi vous concernant me ferez-vous mention ?
LE BRET
Madame, assurément, ma fortune est de celles
(Je veux parler du sort), qui mettent à l’abri
Des pièges de la vie. Aussi bien qu’à Dieu plaise
De me la conserver. J’en risque le pari.
J’ai de la chance au jeu.
ROXANE
Vous m’en voyez fort aise.
Mais à parler ainsi je manque à mon devoir,
Celui de vous offrir ce banc, sous le grand chêne,
Tout près de mon fauteuil ! Veuillez vous y asseoir
Et me donner la clef de ce qui vous amène.
Car je dois vous confier que depuis quelques jours
Je suis fort intriguée et que je m’imagine
Le tout et son contraire, au point que tour à tour,
Ou cela me réjouit, ou cela me chagrine.
Parfois même il m’advint de me persuader
Que vous alliez enfin me révéler l’infâme
Qui a formé le plan de faire assassiner
Notre cher Cyrano !
LE BRET
Il n’en est rien, Madame.
Hélas, il est trop tard. Les années ont passé,
Et puis il faut avouer que fort longue est la liste
Que l’ont fit des suspects. Nous avions dit assez,
Mais sans grands résultats, que, trop idéaliste,
Faisant fi du danger, s’en prenant à trop Grands
Notre poète avait bravé bien trop de pièges.
Je prends la liberté, avec vous, d’être franc :
Oubliez ce tourment. Brisez ce sortilège.
Ne pensez désormais qu’à retrouver la paix
Dans ce lieu si propice.
ROXANE
Il me faut reconnaître
Que je lui dois beaucoup et qu’il a dissipé
Si ce n’est mon chagrin, tout au moins mon mal-être.
LE BRET
Au reste, ma venue a tout autre raison :
C’est une découverte.
ROXANE
Ah ! Voilà qui m’intrigue !
Par ma foi, mon ami, y a-t-il une liaison
Avec tous ces gâteaux que Ragueneau prodigue,
Pour quelques sols dit-il, du parterre au balcon ?
Non, bien sûr, je plaisante ! Oubliez ma sottise.
N’y voyez que l’effet de ma stupéfaction.
LE BRET
Je n’y vois que cela. Or, en toute franchise,
Ce que j’ai découvert, par pur hasard vraiment,
A été sur le coup, je ne sais comment dire,
Bouleversant, c’est ça ! Oui mais, également
D’une grande douceur appelant le sourire
Tout autant qu’une larme.
ROXANE
Expliquez-vous, Le Bret !
Et, pour l’amour de Dieu, abrégez la torture
Qu’ainsi vous m’infligez. Quel est donc ce secret
Dont vous faites grand cas ? Votre voix me rassure
Et m’inquiète à la fois.
LE BRET
N’ayez aucun souci.
Ce que j’ai à vous dire est, faîtes-moi confiance,
Dépourvu de raisons pour vous troubler ainsi.
Sinon j’aurais scrupule à telle confidence.
ROXANE
Au fait, Le Bret, au fait, trêve de précautions !
Hâtez votre discours !
LE BRET
J’y arrive, Madame.
Mais il me faut d’abord, non sans quelque émotion,
Evoquer en deux mots les conditions infâmes
Que connut Cyrano quand l’âge fut venu.
Infâme est un grand mot, disons intolérables :
Une triste soupente, incommode, aux murs nus
De onze pieds de long, une chaise, une table,
Une pauvre paillasse au matelas de crin,
Voilà qui fut le lot de notre cher poète,
Sans oublier la faim qui souvent, je le crains,
Devait le tourmenter.
ROXANE
Le tableau que vous faîtes
M’évoque ce funeste jour (bientôt cinq ans !)
Où il était ici et où, le voyant pâle,
Sœur Marthe, apitoyée, avait suggéré qu’en
Partant il vienne boire un bouillon dans la salle.
LE BRET
Bref, pour en revenir à son dernier logis
J’ai appris qu’il avait entassé quelques hardes
Dans un recoin de poutre, au-dessus de son lit
Avec une cassette, et que, soit par mégarde
Soit bien dissimulées, ces pauvres souvenirs
8
N’avaient été trouvés qu’en changeant quelques tuiles
Après un gros orage. Il me reste à bénir
Le tenancier des lieux, quel que soit son mobile.
En tout cas me sachant ami de Bergerac
Il m’a fait contacter et remis la cassette
Contre quelques écus, plus tout le bric-à-brac.
ROXANE
Je reconnais bien là le frère que vous êtes
Pour notre ami perdu.
LE BRET
Ce fut très émouvant.
Je gardai la cassette, intrigué de connaître
Ce qu’elle renfermait. Je me voyais trouvant
Traités de physicien ou bien de géomètre
Tant ses talents étaient, bien plus que d’un rimeur,
De ceux qui l’élevaient au rang de visionnaire.
Je ne me trompais pas. J’en découvris plusieurs
Que j’ai mis à l’abri dans les mains d’un notaire
Dont l’office a des liens avec les Facultés.
Mais pour moi le trésor est d’une autre nature
Car j’ai eu le bonheur en triant les traités
De découvrir aussi de la littérature.
Que dis-je ? Beaucoup mieux : des merveilles en vers !
Des sonnets, des quatrains, des rondeaux, des ballades,
En un mot, tout ce qui composait l’univers
De son jardin secret, loin des fanfaronnades.
RAGUENEAU
J’ai tout lu et relu ! C’est un enchantement !
Cela mériterait d’être dit chez Molière
En guise d’impromptu !
ROXANE
Ou bien plus simplement,
Ne pourriez-vous, Le Bret, pour les mettre en lumière
Proposer ces écrits à un bon éditeur ?
LE BRET
J’y ai songé, Madame. Et pourtant il se trouve
Qu’une œuvre, au moins, ne peut briguer cette faveur.
ROXANE
Aurait-elle un propos que le bon goût réprouve ?
LE BRET
Oh, certes non, mais c’est que son unique objet
Semble l’aveu du feu inspiré par la grâce D’une dame.
ROXANE
Et alors ? D’où viendrait le rejet ?
LE BRET
C’est qu’on lit votre nom comme une dédicace
Au verso du feuillet. Madame, elle est à vous,
Je ne puis la garder. Tenez, je vous la donne.
Roxane, interdite, s’est levée. Le Bret en fait
autant imité par Ragueneau. Il tend un feuillet plié
en quatre que Roxane prend d’une main qui tremble
légèrement. Elle s’éloigne jusqu’au bord de la scène,
face au public, et en commence la lecture pour
elle-même, mezzo voce.
ROXANE lisant
« Quand je pense, Madame, à tous ces mots d’amour
Que j’ai choisis pour vous, que j’ai cousus de soie
Aux rubans de mes vers, écrits jour après jour,
Répétés à mi-voix, en attendant qu’ils soient
Le lendemain, peut-être, au moyen d’un billet
Ou bien d’un doux murmure,offerts à votre trouble
Mais par un autre, hélas, qui m’en a dépouillé,
A ma demande, en plus ! Afin d’être mon double !
Mais qui le voit ce trouble au rose délicat
Qui colore vos joues ? Qui a ce privilège,
Sinon lui ? N’ai-je pas fait, moi, trop peu de cas
Du mal qui m’attendait au tréfonds de mon piège.
Mais le pacte est noué et c’est très bien ainsi :
Je vous aime et le tais, me contentant d’écrire.
Ça reste mon secret, bien celé, Dieu merci !
Cette confession, Morbleu, n’est pas à lire !! »
Roxane revient après avoir essuyé furtivement une larme,
et glisse le feuillet dans sa boîte à ouvrage posée près
de la tapisserie. Puis elle invite ses amis à se rasseoir
et reprend la conversation là où elle s’était interrompue.
ROXANE s’adressant à Le Bret
Voilà donc qu’il y a son secret entre nous !
Ce soir, pour Cyrano, je prierai la Madone.
Cadaqués, Rochefort du Gard, Août 2010
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