Au revoir, Saint-Henri !


Le temps passant, ils se rendent compte que Saint-Henri ne leur convient plus, pas plus qu’à leur famille. Beaucoup de choses les mettent mal à l’aise : la pauvreté du quartier, la suie des locomotives et des usines, la désuétude des logements, le chômage, déjà élevé, qui augmente encore, la difficulté de vivre décemment de leur commerce ou de faire des économies… Tout cela les inquiète, car ils rêvent d’une vie meilleure et de pouvoir donner une bonne éducation à leurs enfants. Charles-Émile insiste pour s’installer ailleurs, mais Antoinette hésite à s’éloigner de sa famille, les Lalonde et les Ayeurs, qui habitent Saint-Henri et qu’ils visitent fréquemment les fins de semaine. Conscient du déchirement qu’elle ressent, il lui dit : « Nanette, tu vas vite comprendre qu’en travaillant dans un milieu plus favorable, notre commerce sera plus prospère. Nous pourrons acheter une voiture et visiter nos parents régulièrement ». D’ailleurs, il n’est pas question qu’ils déménagent à l’autre bout du monde, mais seulement dans une banlieue ou un quartier voisins, pas trop loin de leur milieu d’origine.

Ils recherchent un nouveau pied-à-terre dans les quartiers environnants de Montréal, Ville-Émard et Côte-Saint-Paul et à Verdun, la petite municipalité de banlieue toute proche. Le dimanche, ils prennent les tramways – les « petits chars » – et visitent les logements. Ils reviennent enchantés, surtout par les logements neufs qu’ils ont vus à Verdun où, comme le remarque Antoinette, « les murs sont tout blancs et sans fissures ». Cela lui fait grande impression car elle a vécu toute sa vie dans de vielles maisons ou des logements mal foutus aux murs craquelés, rafistolés à la va-vite et recouverts au fil des ans d’innombrables couches de peinture salie par la suie qui s’infiltre partout.

L’histoire de Verdun remonte à 1671, lorsque le gouverneur intérimaire de Montréal, Zacharias Dupuis, reçoit des Sulpiciens la concession d’un fief qui s’étend sur 5 kilomètres le long de la rive du Saint Laurent, dans la partie sud-ouest de l’île de Montréal. Il baptise ce territoire « Verdun » pour honorer son village natal du sud de la France, Notre-Dame-de-la-Saverdun. Le 12 novembre 1673, année de l’arrivée de Jean-Robert en Nouvelle-France, Dupuis fait don de ce fief de Verdun aux Soeurs de la Congrégation Notre-Dame. Elles attribuent alors des parcelles de terres à de nouveaux colons français, en échange de services et de redevances. C’est ainsi qu’en 1683, on retrouve inscrit au recensement de la Nouvelle-France la description des premiers occupants de Verdun et de leurs avoirs, qui se totalisent à : 110 hommes, 50 femmes, 146 enfants, 243 bêtes à cornes, 103 fusils et 1,101 arpents en valeur. Particularité importante, le territoire donne sur le fleuve Saint-Laurent et s’y rattache aussi une assez grande île qui connaîtra beaucoup plus tard un développement impressionnant (l’île-des-Soeurs).

Après un départ modeste, Verdun devient, au début du XXe siècle, le quartier populaire des familles ouvrières de Montréal qui l’envahissent. Son développement va coïncider avec l’essor industriel que favorisera l’ouverture du canal de Lachine. En 1933, Verdun est une ville-dortoir de la métropole. Sa population compte plus de 25,000 habitants, presque également divisés entre francophones et anglophones. Le maire Ferland, cherchant à secouer les effets néfastes de la Dépression et à créer des emplois, entreprend d’importants travaux publics, dont la construction d’un grand auditorium de hockey (le deuxième plus vaste après le forum de Montréal) et d’une magnifique promenade le long de la rive du fleuve. L’île en face est encore exploitée à des fins agricoles par les soeurs insulaires. Les Verdunois sont fiers de leur ville fleurie qui a la distinction d’avoir son hôpital, un club anglais de boulingrin, le Verdun Lawn Bowling et un club de tennis exceptionnel, le Woodland Tennis Club. Ses populations française et anglaise, auxquelles s’ajoutent de nombreuses familles immigrantes d’Europe de l’Est, croissent rapidement, dans la bonne entente et les nouveaux venus sont pour la plupart des familles ouvrières dont les membres travaillent dans les usines avoisinantes : la Canadian Tube, la Northern Electric, la Dominion Engineering, la Dominion Bridge, etc…

Ailleurs au pays, le gouvernement fédéral ouvre des camps d’aide pour les hommes célibataires touchés par la Grande Dépression. Il créé la Corporation Canadienne de Radiodiffusion, qui deviendra éventuellement Radio-Canada. C’est aussi à cette époque que naît un parti socialiste, le « CCF », en Saskatchewan.