La piqûre


Charles-Émile n’a jamais digéré sa défaite électorale de 1951 à l’échevinage. Nouveau candidat en politique, il avait mal jugé le partage des voix anglaises et françaises de son quartier. Non seulement avait-il surestimé sa popularité parmi sa clientèle anglaise, mais il avait présumé trop aisément que les électeurs rejetteraient l’échevin sortant de charge et voteraient en sa faveur. Il n’avait pas tenu compte de l’influence exercée par de nombreuses forces invisibles lors des élections municipales à Verdun. Nonobstant ces vérités, il cherche constamment à identifier les responsables de sa défaite. Il blâme tout le monde, sauf lui évidemment, et passe dans le moulinet ses organisateurs, les anglais, les protestants, les marguilliers, la bourgeoisie francophone, la solidarité qui existe au sein du conseil municipal parmi les élus, les libéraux, les francs-maçons, les «bleus» qui ne l’ont pas appuyé. Il n’en dort pas. Il jure ne plus vouloir faire de politique, mais il en a «la piqûre».

Petit à petit, il se surprend à vouloir se représenter à nouveau en 1954. Il pense qu’il devrait profiter de l’expérience acquise, trouver un bon organisateur reconnu pour ses victoires et se préparer six mois à l’avance. Si Charlie Desgroseilliers, un inconnu, a gagné pourquoi ne pourrait-il pas faire de même ? Il ferme les yeux devant la réputation de bon administrateur que Charlie se fait à l’hôtel de ville.

A Verdun, la famille Crump est reconnue comme une famille d’excellents organisateurs politiques. Le père et la mère ont depuis toujours participé à des élections et se sont trouvés plus souvent qu’autrement du côté gagnant le soir de élections. Travaillant surtout dans le secteur francophone de Verdun, ils ne se sont jamais aventurés dans le quartier no. 4 de l’ouest de la ville. Leur fils Jos, qui a suivi des cours de droit, a bien appris de ses parents et aime l’organisation politique. Petit, mince, nerveux, il est une boule d’enthousiasme. Il sait planifier une campagne, déterminer les enjeux, coacher son candidat et bien préparer la journée des élections. Les Crump, partenaires de cartes de Charles-Émile et Antoinette, sont invités à la maison pour parler de politique. Claude présent, assis au coin du salon, est très intéressé par la conversation. Les Crump résument leurs campagnes victorieuses. Ils discutent de la dernière campagne de Charles-Émile et jugent que les Canadiens français ont divisé leurs votes entre lui et Rolland et que s’il pouvait se retrouver seul candidat francophone contre Charlie, toutes les chances seraient de son côté. Jos est prêt à devenir son organisateur car à l’entendre parler «l’affaire est dans le sac». Mais il pose ses conditions. La première a rapport à l’importance qu’il donne au contact personnel et il veut que Charles-Émile accepte de rencontrer chaque électeur pour lui demander son vote en lui serrant la main tout en le regardant directement dans les yeux. Claude est impressionné par la stratégie de Jos.

Charles-Émile est bien d’accord mais il doit être à son agence immobilière un minimum de temps. Jos comprend cela mais insiste néanmoins pour que chaque porte soit «frappée», quelque soit la langue ou l’origine de l’électeur. Claude rappelle l’intervention des libéraux en 1951 contre le «bleu» qu’est Charles-Émile, mais Jos dit ne pas s’en inquiéter car il saura bien les neutraliser. Quant à l’influence des francs-maçons, il affirme qu’en travaillant fort, le candidat pourra la contrer. Antoinette sourit en pensant que ce sera bon pour lui puisqu’il perdra quelques livres car de toute évidence son mari souffre d’embonpoint. Jos sera appuyé principalement par sa mère, son père ayant d’autres obligations viendra donner un coup de main de temps en temps. Charles-Émile se voit déjà élu et retient les services des Crump et ceux de Jos en tant qu’organisateur en chef.

Quelques mois avant l’élection, Jos veut annoncer prématurément la candidature de son candidat afin d’éloigner tout autre candidat canadien français. Il estime en plus qu’un candidat de langue anglaise joindra les rangs et divisera les votes de Charlie, mais ne fait rien pour susciter une telle candidature. Charles-Émile accepte et dès février 1954 part en campagne. Le comité est au sous-sol du 6401 et l’organisation se met en branle. Antoinette se voit encore obligée de préparer sandwichs, liqueurs douces, gâteaux et café pour les travailleurs d’élection. Elle ne rechigne pas même si elle est déjà fort occupée avec Francine qui aura bientôt cinq ans, ses anciennes clientes qui viennent la revoir et l’entretien de ses maisons de Verdun et de la Baie Missisiquoi.

La rumeur à Verdun veut que Charles-Émile ait des chances d’être élu, dans le quartier 4 au siège 1 des propriétaires, puisque sa campagne électorale est organisée par les Crump. L’équipe est nombreuse et bénévole sauf pour quelques femmes qui viendront travailler sur «le comité de téléphones». Jos veut un contact téléphonique avec chaque électeur. Il insiste pour qu’il soit fait par des gens avec de l’entregent qui s’y connaissent, qui représentent bien le candidat et surtout qui peuvent obtenir l’appui de l’électeur ou du moins savoir de quel côté il penche. «Très important pour le pointage des listes» dit Jos. Claude remarque qu’il y a peu de Canadiennes anglaises dans le groupe mais Jos affirme vouloir faire sortir surtout le vote francophone. Claude n’est pas à l’aise avec cette approche et suggère à son père qui connaît quelques dames anglophones, dont une de Crawford Park, de les inviter à la première réunion du comité. Jos saute sur l’idée et quelques jours plus tard quatre d’entre-elles sont ajoutées au comité téléphonique.

Avec son candidat, il discute du programme, de la publicité, du budget. Il prend tout en main et Charles-Émile qui veut normalement toujours tout savoir et tout faire se sent de plus en plus confortable. Jos lui répète sans cesse: «moi je m’occupe de la cuisine et toi tu fais ton porte à porte». Le plan de la cabale personnelle consiste à débuter par le secteur francophone du quartier, au boulevard Desmarchais et de se diriger, rue après rue, vers l’ouest pour terminer à Crawford Park. Au total, près de 2,500 portes devront être sollicitées. C’est du gros travail.

Plusieurs amis de Charles-Émile acceptent de grandes responsabilités. Le secteur anglophone sera la responsabilité de Harold Monteith, le secteur francophone celle de son parent Édouard Giroux et celle des gens venant de l’Europe de l’est, comme les Polonais et les Lithuaniens, relèvera de M. Batiuk. Le docteur A.D. Archambault l’aide de ses conseils et cabale pour lui en visitant ses malades dans le quartier.

Claude aidera quand il le pourra car il a ses études à Poly et toutes ses activités. Mais il s’intéresse vite à cette élection et en fait une priorité. Pierre-Paul de son côté est pris par son commerce qui grossit et, de toute façon, ne démontre aucun intérêt pour la politique. Par contre, il offre de fournir son camion et d’y installer de gros haut-parleurs sur le toit pour faire le tour du quartier avec un speaker au microphone pour parler de Charles-Émile, le candidat. Claude deviendra le speaker et parcourra avec son frère toutes les rues pour inviter les électeurs à voter pour leur père.

À la journée de mise en nomination des candidats, il n’y a pas de surprise. Charles-Émile est le seul candidat contre Charlie. Jos rit jaune car il sait dans le fond de lui-même qu’il aurait été stratégiquement important qu’un candidat canadien anglais soit sur les rangs. Claude est désappointé de Jos car il a cru, à la dernière minute, qu’il aurait déniché ce candidat. Il devient évident que Charles-Émile devra remporter d’emblée le vote francophone. Cet-te constatation le fouette. Il intensifie son porte à porte mais devient vite fatigué. Après un repos de quelques jours, il repart mais se dit trop fatigué pour continuer. Il n’a fait que 20 % des portes. Jos estime que c’est de la paresse. Claude est désappointé car il croit en l’importance de ce contact personnel et estime que son père pourrait poursuivre en réduisant son rythme. Mais ce dernier en est rendu à douter que cet effort change quoi que ce soit. C’est la réaction des électeurs visités qui le décourage. Elle est polie, rien de plus. Il s’attendait à un certain enthousiasme mais comme il est le premier à cogner à leur porte et que l’élection est éloignée, les électeurs n’expriment pas clairement leurs opinions. Charles-Émile ne réalise pas que le fait qu’il soit venu les rencontrer les marque positivement.

Jos n’est pas heureux et veut que son candidat maintienne un certain contact personnel avec ses électeurs. Il demande à Charles-Émile de se faire voir dans toutes les activités sportives, paroissiales, culturelles du quartier jusqu’à l’élection. Jos s’énerve au point qu’à son tour il devient fatigué, si bien qu’Antoinette l’invite plusieurs fois à aller s’allonger sur le lit des garçons pour reprendre ses forces et ses sens.

Le jour des élections, le 5 avril, arrive. Claude invite plusieurs de ses copains de Poly à venir aider son père. Deguise, Nault, Ouimet, Beauchemin et plusieurs autres acceptent et sont attitrés au poste de responsables de groupes de polls. La journée est bien organisée. Les listes électorales sont pointées mais Jos n’est plus optimiste. Il n’en parle pas à Charles-Émile mais se confie à Claude.

Le résultat des élections confirme la réélection de Charlie Desgroseillers. Il a 1,134 votes et Charles-Émile 612. Charles-Émile a eu une bonne majorité dans le secteur où il a fait son porte à porte. Charlie balaye littéralement Charles-Émile dans Crawford Park où il remporte 349 votes des 426 votes enregistrés. Le candidat n’a frappé aucune porte dans ce secteur. Les Canadiens anglais ont voté massivement pour Charlie.

Charles-Émile est profondément déçu et, constatant sa majorité chez les électeurs qu’il a personnellement visités, se mord les pouces de n’avoir pas poursuivi son porte à porte. Il a dépensé inutilement plus de $4,000 puisque les dépenses électorales ne sont aucunement remboursées par la ville. Il est un homme gravement blessé qui a peine à se remettre.