Au Québec, les choses se déroulent sur un tout autre plan. Duplessis est dans l’opposition depuis 1939. Sa santé s’est détériorée et il souffre de diabète. Qui plus est, il a contracté une pneumonie et fait quelques séjours à l’hôpital. La rumeur a vite fait d’en imputer la faute à sa vie de célibataire et à l’alcool. Il est bien conscient que son style de vie nuit à ses ambitions politiques. Il prend la décision de ne plus boire.
Une élection générale doit avoir lieu le 8 août 1944. Duplessis sait que l’«à-plat-ventrisme» de Godbout devant le fédéral et la conscription obligatoire, décrétée malgré les promesses du contraire aux gens du Québec par les ministres de King et douloureusement inscrite dans la mémoire des Canadiens français, vont lui donner une occasion en or pour reprendre le pouvoir.
Il doit cependant compter avec la présence d’un mouvement contestataire devenu parti politique, «Le Bloc Populaire Canadien». Composé de nationalistes québécois, ce parti a été créé le 8 septembre 1942, peu après le plébiscite, par des opposants à la conscription. Il s’inspire des idées d’Henri Bourassa, qui l’endosse. Ce parti fédéral, appuyé entre autres par Camilien Houde et un groupe de jeunes étoiles montantes comme Jean Drapeau et Pierre Trudeau, décide de créer une aile provinciale pour contester l’élection de 1944. Il prend pour chef André Laurendeau, son secrétaire. Ce parti base son programme sur la défense des droits des Canadiens français et propose l’intervention de l’état aux niveaux économique et social, tout en se défendant bien d’être socialiste.
Duplessis, en pleine forme, entreprend sa campagne électorale sur un thème accrocheur, l’autonomie provinciale. Il y gagne en crédibilité. Il promet de récupérer d’Ottawa tous les pouvoirs qui lui ont été cédés par le gouvernement Godbout, d’électrifier tout le territoire (à ce moment là, seulement 60 % des Québécois ont l’électricité), de paver toutes les routes principales, de construire des écoles, des universités, des hôpitaux… En somme, de moderniser sa province. Il se dit prêt à respecter la constitution canadienne et affirme «La coopération toujours, l’assimilation jamais !». On prétend qu’il aurait obtenu du cardinal Villeneuve et des hautes instances ecclésiastiques l’assurance que consigne serait donnée aux prêtres de l’appuyer discrètement. Mais plusieurs de ceux-ci, en désaccord avec les évêques, n’hésitent pas à déclarer en chaire «Je ne peux vous dire pour qui voter, mais votez en bloc». Charles-Émile s’amuse bien de la chose et en explique l’astuce à Claude. En fait, l’appui des autorités ecclésiastiques à Duplessis s’explique par leur opposition à Godbout qui a légiféré contre l’avis du Cardinal et donné aux femmes le droit de vote et rendu l’enseignement obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans.
Charles-Émile est indécis. Il se demande s’il doit appuyer le candidat du Bloc car il aime bien ses idées, ou s’il demeurera fidèle à Duplessis. Il a bien un faible pour celui-ci, mais il a été ébranlé par toutes les rumeurs qui ont circulé à son sujet. Ses hésitations seront de courte durée. Il décide d’appuyer ouvertement Duplessis et l’Union Nationale et emmène Claude avec lui pour assister au lancement de la campagne du Chef au palais des expositions de Trois-Rivières. Ce sera pour Claude sa première occasion de voyager en train. L’assemblée est mémorable. Plusieurs milliers de personnes sont réunies dans l’enceinte et presque autant à l’extérieur. Tous les candidats ont pris place sur l’estrade. Lorsque Duplessis entre dans la salle, c’est l’explosion. C’est la première fois que Claude assiste à ce genre de manifestation et les réactions de la foule l’impressionnent vivement. Il trouve les ovations et la ferveur de l’auditoire grisantes. Dans son for intérieur, il envie Duplessis et ses candidats. Le Chef fait un discours mémorable. Chaque mot, chaque argument, reste imprégné dans la tête du jeune homme. Il ne comprend pas tout, loin de là, mais dans les jours qui suivent, il pose d’innombrables questions à son père pour tout savoir. Il n’a jamais montré autant d’intérêt pour quoique ce soit.
De retour à Verdun, Charles-Émile est mécontent du choix de l’ex-député Lafleur comme candidat de l’Union Nationale. Il le trouve dépassé et ne croit pas qu’il ait quelque chance de l’emporter. Il se rend quand même au local du candidat. C’est une autre première expérience pour Claude. Il offre ses services et se joint à l’équipe des organisateurs. Sa première activité politique sera la distribution de tracts, au coin des rues Church et Verdun. Ceux-ci invitent les électeurs à la grande assemblée pour le lancement de la campagne électorale du candidat Lafleur. Pendant quatre heures, Claude attend, au coin de la rue, les passagers des autobus en correspondance pour leur remettre l’invitation avec son meilleur sourire. À sa grande surprise, les gens paraissent indifférents. Le candidat du parti libéral est un jeune avocat, Me Lionel A. Ross. Celui du Bloc Populaire est un certain M. Hurtubise. Quant au CCF, le parti socialiste, il est représenté par Louis-Philippe Lebel. On remarque aussi sur les rangs le perpétuel candidat indépendant, l’ex maire Ferland.
Le soir des élections, Charles-Émile tapisse le mur de la cuisine avec les cartes électorales de tous les comtés du Québec. Il apporte le gros poste de radio dans la cuisine et toute la famille attend la retransmission des résultats. Dès les premiers comptes-rendus, Charles-Émile, assis à la table, transcrit dans des cahiers les résultats annoncés. Antoinette, aidée de Claude et de Pierre-Paul, colore les comtés (en rouge pour les libéraux, en bleu pour l’Union Nationale, en brun pour le Bloc, en vert pour le CCF) selon les résultats à mesure que la radio les transmet. Le résultat final ne sera connu que très tard dans la soirée et les garçons se sont couchés avant son annonce. Ils ne l’apprendront qu’au petit-déjeuner le lendemain matin. Les craintes de Charles-Émile se confirment. Ross est élu député de Verdun pour la première fois, avec une mince majorité sur le candidat du CCF. Le Bloc est troisième et Lafleur, bon dernier. Par contre, Charles-Émile est très heureux du résultat général. Claude, pour sa part, jubile. Il vient de «gagner» sa première élection. L’Union Nationale remporte 48 comtés, les libéraux 37 et le Bloc 4, dont celui d’André Laurendeau qui devient député à l’Assemblée législative. Maurice Le Noblet Duplessis redevient Premier Ministre du Québec, le 20ième depuis la Confédération.
C’est un important changement de gouvernement qui promet des débats politiques fondamentaux. Il s’ajoute à celui qu’a connu la Saskatchewan, le mois précédent, où le CCF a pris le pouvoir avec son chef, Tommy Douglas. Celui-ci s’est ainsi trouvé à former le premier gouvernement socialiste du Canada. Les choses ne seront plus jamais les mêmes. Notre pays arrive à un point tournant de son histoire. Désormais, la constitution et les questions sociales vont passer au premier plan des préoccupations des Canadiens.
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