Les cheerleaders


En janvier 1950, au retour des vacances de Noël, le frère Clément réunit quelques élèves, dont Claude, pour discuter du prochain festival du Mont-Saint-Louis qui sera tenu à la fin février. Il cherche des idées pour motiver les élèves du collège à y participer.

Claude, grand amateur de cinéma, a vu souvent lors de reportages d’actualités sportives des extraits de joutes de football américain, collégial et professionnel. Il a remarqué les troupes de cheerleaders qui entraînent les partisans à supporter leur équipe. Il propose au frère Clément de mettre sur pied un tel groupe. Celui-ci se montre hésitant et raconte qu’il y a eu jadis des «directeurs de claques» mais que la dernière expérience n’avait pas été un succès et ajoute «d’ailleurs on a encore les mégaphones». Claude, curieux, lui demande de les voir et trouve une dizaine de vieux mégaphones aux couleurs du collège et qui sont encore en bonne condition. Par contre, le frère est peu enthousiaste et ne donne pas suite à sa suggestion. Au début de février, il se ravise et lui demande de s’organiser avec le frère Henri pour mettre son projet en branle. Surpris, Claude craint qu’il ne soit trop tard puisqu’il n’a ni équipe ni programme de cris et de chants. Le frère Henri l’encourage et Claude se sent contraint d’accepter.

Il lui reste quinze jours pour se préparer. Il part à la recherche de cheerleaders et recrute une quinzaine de prospects qu’il réunit à l’amphithéâtre du collège pour un premier exercice et pour établir avec eux un plan de travail. Il sera le capitaine de la troupe qui aura sept membres et quelques remplaçants. Après avoir fait son choix, les répétitions commencent sérieusement. Mais le répertoire n’est composé que de deux cris de ralliement. Le cri traditionnel du collège et un autre qu’il nomme l’«épellation». C’est insuffisant. Il faut en trouver d’autres

et au moins un chant. Plusieurs suggestions sont faites mais aucune ne rallie la troupe. Par hasard, le samedi suivant au cinéma, Claude voit et entend des cheerleaders d’un collège américain qui l’impressionnent avec un cri. Il ne le comprend pas clairement mais en aime les sons. Pour bien le mémoriser, il ne quitte pas le cinéma et assiste à la représentation suivante afin de pouvoir l’écouter à nouveau. En rentrant à la maison, il met sur papier des mots sans signification capable de reproduire les sons qu’il a entendus.

Le lendemain, autour du piano d’Antoinette tous chantent la nouvelle chanson de Bourvil «Où vas-tu Basile?» Claude aime cette chanson entraînante et en change les mots pour l’appliquer au collège.

Il soumet à son équipe le nouveau cri et la nouvelle chanson. Le tour est joué et les cheerleaders les apprennent par cœur. Les 700 élèves du collège sont convoqués à l’amphithéâtre le surlendemain pour être renseignés sur les activités du festival et susciter leur intérêt. Claude souligne au frère Henri qu’il est nécessaire que les élèves répètent ensemble tous les cris pour avoir le meilleur impact. Le frère Henri lui accorde vingt minutes pour faire exercer les élèves. Claude n’a pas aussitôt accepté qu’il ressent la sensation d’un «motton» qui se développe rapidement dans sa gorge. Il est envahi par un trac juste à penser qu’il doit s’adresser en même temps à tous les élèves et tous les frères du collège. Il se ressaisit quelque peu et demande au frère Henri de faire produire immédiatement le chandail des cheerleaders qui sera blanc avec un dessin comprenant un mégaphone d’où jaillissent les lettres MSL, vertes, blanches et rouges. Il insiste aussi pour que chaque membre de sa troupe se procure un pantalon blanc et fasse coudre un ruban rouge d’un pouce et demi de largeur verticalement sur chaque côté. C’est un costume qui ressemble à ceux portés par les Américains (cela n’a rien à voir avec les pompons et les costumes «rase-trou»d’aujourd’hui).

Le grand jour arrive, Claude a apporté son gramophone mécanique et l’installe devant la scène au niveau des sièges. Le moment venu, ses cheerleaders, en rang derrière lui, crieront dans leur mégaphone comme lui et répèteront tous les gestes qu’ils ont appris à mimer (encore-là, tout cela est très loin des mouvements de précision, de gymnastique, des culbutes, des pyramides et des danses synchronisées exécutées par les cheerleaders d’aujourd’hui). L’amphithéâtre est rempli à pleine capacité, de l’orchestre au balcon. Claude est tellement nerveux et souffre d’une angoisse si profonde qu’il est certain de ne pouvoir dire un mot. Il manque d’air, il est blême, sa tête tourne, il ne se rappelle rien de ce qu’il doit faire et ne comprend pas ce qui lui arrive. Il craint de perdre connaissance et se demande pourquoi il a accepté l’humiliation qui s’annonce devant tout le collège réuni. Suite à sa présentation, le frère Clément présente Claude et la nouvelle troupe de cheerleaders. Ils prennent place sur la scène et Claude, ne pouvant dire un mot, entreprend immédiatement le cri traditionnel que tous les élèves connaissent et qui commencent par l’invitation: Are you ready? suivi de la réponse: We are! et de l’ordre: Let’s go !

Breaka coax, coax, coax

Terix, erix, erix erax

Hallabaloo,

Hallabala

M S L

Rah! Rah! Rah!

Le résultat est piètre. Il n’y a pas d’ensemble, à peine la moitié des élèves a participé et la prononciation des mots est mâchée. Mais ce qui est bon, c’est que Claude, tout d’un coup, a repris le dessus sur son trac. Il se ressaisit, explique à son auditoire ce qu’il a constaté, entendu et compris. Il leur annonce que c’est une pratique générale et qu’il faudra recommencer jusqu’à ce que ce soit parfait. Sitôt dit, sitôt fait. Le résultat est meilleur. Il commente à nouveau ce dernier cri et explique que «le Rah» doit être prononcé «ra» et non «râ» tout «comme le nom Dupras, d’ailleurs». Tous rient de bon cœur. Son trac est parti. Il insiste sur la prononciation accentuée des mots et la veut exagérée. Et surtout il veut entendre la voix de tous, le plus fort possible. De sa voix tonitruante il crie «Au coton ! Au coton !». Il recommence et c’est presque parfait.

Pour avoir encore plus d’impact, il suggère à tous de frapper des pieds sur le plancher à chaque cadence des mots et répète ses directives. «Plus fort! Au coton!». Le résultat du cri est sensationnel, le rythme est parfait et le résonnement dans le bâtiment a donné une dimension inespérée au cri de ralliement. Tous ressentent le succès et applaudissent spontanément, alors qu’arrive en trombe le frère infirmier dont le lieu de travail est justement à l’étage inférieur directement sous l’amphithéâtre. Il dit que tout a branlé, que les luminaires ont oscillé et qu’il a eu peur que le plafond lui tombe dessus. Claude s’excuse et comprend que dorénavant il n’y aura plus d’accompagnement avec les pieds.

Ensuite, il passe au deuxième et nouveau cri qui est réussi mais qui n’apporte par la même excitation chez les élèves. Puis le cri de l’épellation qui consiste a choisir le nom d’un joueur de l’équipe de hockey, tel Geoffrion et épeler son nom en criant: give me a G, tous répètent le plus fort possible G; puis give me an O.. O; an E.. E; a F.. F; a F.. F; a R.. R; an I.. I; an O.. O; a N.. N; … and what do we have… GEOFFRION.

Enfin arrive le chant de Basile. Claude demande qui connaît la chanson. Il est surpris de constater que près de la moitié lève la main. Alors il décide de faire jouer le record original, le dépose sur le gramophone qui a une nouvelle aiguille, le «crinque» et tous écoutent la chanson. Malheureusement le son ne se rend pas jusqu’au fond de la salle et Claude, réalisant cela, se met à chanter en même temps que Bourvil. Après, il fait distribuer à chacun une feuille sur laquelle est écrite la version MSL de la chanson composée par lui et Antoinette:

Où vas-tu Basile?

Le cœur gai, la mine aussi

Je vais d’un pas rapide

Voir le Mont-Saint-Louis …

C’est un succès. Après quatre reprises tous la connaissent et l’aiment. La session se termine et le frère Clément, le frère Henri et d’autres viennent taper dans le dos de Claude pour le féliciter. Il est heureux même s’il a perdu sa voix. Lui qui a une voix qui tonne est devenu aphone. Il devra ne pas dire un mot pour quelques temps et manger du miel pour la retrouver (cela lui arrivera après chaque événement). Durant les jours qui suivent, les élèves qui l’entrevoient dans les corridors du collège lui crient «Au Coton!». Et ce sera ainsi pendant toute sa vie au moment où il s’en attendra le moins. Comme un soir en Argentine, alors qu’il a 50 ans, au retour d’un restaurant vers 2 heures le matin dans une rue de Buenos-Aires, il entendra soudainement «Au coton !» crié par un ancien MSL qui le reconnaîtra dans ce pays lointain. C’est son trademark MSL.

Claude sera encore le capitaine des cheerleaders l’année suivante et ajoutera à sa notoriété au collège. Il apprend que le général Eisenhower qui a dirigé les forces alliées durant la dernière guerre a été un cheerleader à l’école militaire de West Point. Cela le motive beaucoup.

Une chose que Claude déplore c’est que les cris sont lancés en anglais. Il veut changer cela et le propose au frère Henri qui accepte. Avec sa troupe, il pratique: «Êtes-vous prêts ?» au lieu de Are you ready ?; «Allons» pour Let’s go !; «Donnez-moi un G» au lieu de Give me a G…. Une majorité des cheerleaders n’est pas heureuse du changement car elle affirme que cela ne sonne pas pareil. Claude est d’accord avec eux mais veut essayer quand même dès la première occasion. Elle se présente à un match de basketball, au nouveau gymnase, contre l’équipe de l’Académie de Québec aussi dirigée par les Frères des Écoles Chrétiennes. Ce jour là, Claude est seul pour diriger les cris.

Un événement cocasse arrive avant le début de cette partie contre l’Académie de Québec au moment où Claude entreprend de faire crier les quelques deux cent partisans du Mont-Saint-Louis assis d’un côté du gymnase. Il a à peine commencé, qu’il entend des huées qui montent des estrades de l’autre côté du gymnase où ont pris place les partisans venus de Québec. Claude surpris, s’arrête, se retourne et traverse le gymnase avec son mégaphone sous le bras pour aller vers les huées. Elles s’estompent au fur et à mesure qu’il approche. Il fait signe qu’il veut dire un mot et parle aux partisans du club adverse. Il revient de son côté et les huées sont devenues des murmures. Il s’avance avec son mégaphone et lance en français l’invitation pour le cri traditionnel. Les élèves le regardent surpris et la réponse est mitigée. Il se reprend en anglais et tout le monde embarque. Il comprend que le français sera pour une autre année.

Alors qu’il va s’asseoir, il aperçoit dans l’entrée du gymnase le frère Alexandre, directeur du collège, qui lui fait signe de venir le voir. Rendu dans le corridor, il est apostrophé par le frère-directeur qui l’accuse de ne pas avoir de tête sur les épaules, de manquer de jugement et d’avoir risqué inutilement de déclencher une bataille entre les deux clans en allant engueuler le camp adverse. Claude affirme qu’il ne les a pas engueulés mais leur a simplement demandé «de démontrer un peu plus d’esprit sportif». Le frère Alexandre surpris et décontenancé devant tant de naïveté lui dit d’aller s’asseoir et de cesser les cris de ralliement pour la journée.