Le Viêtnam


Lors de notre voyage au Viêtnam en mai 2010, nous avons eu l’opportunité, mon épouse et moi, d’être reçus par le Dr Hüu Ngoc à sa résidence de Hanoï (en viêtnamien Hà Nôi).

Ce fut sans contredit un des moments les plus mémorables du voyage. Cet intellectuel de 92 ans, en très bonne santé, est un expert internationalement reconnu en histoire et en culture viêtnamienne, sujet sur lequel il a publié un livre de 1124 pages.

Le Dr Ngoc a vécu la colonisation française, l’indépendance, l’occupation japonaise, et la guerre américaine du Viêtnam. Il a rencontré Ho Chi Minh, le père de l’indépendance viêtnamienne, à qui il a rendu des services de traduction. Il a enseigné à l’université de Hanoï.

C’est un petit homme, parlant à voix basse, frêle mais animé et passionné de son pays, de son histoire et de sa culture.

En deux heures, il nous a entretenus de l’histoire du Viêtnam, de son origine, de son peuple, de ses ethnies et des influences extérieures qui l’ont forgé depuis 3000 ans. Ce fut particulièrement intéressant et inoubliable.

En le quittant, le Dr Hüu Ngoc nous a remis un document qu’il avait préparé pour nous et qui couvre le sujet dont il venait de nous instruire.

J’ai pensé le partager avec les internautes et il me fait plaisir de le présenter dans la présente rubrique avec les photos captées durant ce voyage.

Claude Dupras

 

À la découverte du Viêtnam

L’acculturation, force motrice de la culture viêtnamienne

Repères

Quelques repères vont nous permettre de situer la culture viêtnamienne dans son contexte naturel et humain. Ils nous donneront d’autre part des idées générales sur lesquelles nous reviendrons au cours de notre exposé.

1. Que signifie le mot Viêtnam

Cette question embarrasse plus d’un étranger qui a fait un séjour au Viêtnam et bon nombre de viêtnamiens. La réponse n’intéresse pas seulement les amateurs d’étymologie mais permet aussi, à cause des connotations géopolitiques du mot Viêtnam, de mieux comprendre l’histoire de ce pays.

Viêtnam s’écrit en viêtnamien en deux mots: Viêt et Nam, la langue viêtnamienne étant monosyllabique. Viêt désigne le groupe ethnique des Viêt. Viêtnam veut dire«Sud». Viêtnam signifie donc Pays des Viêt du Sud.

Dans la langue viêtnamienne, Sud (Nam) évoque souvent l’appartenance au Viêtnam, tandis que le nord évoque la Chine. Ainsi, Thuôc Nam veut dire «médicaments du sud», c’est-à-dire viêtnamiens, et Thuôc Bac désigne «médicaments du Nord», c’est-à-dire chinois. Nuoc Nam (Pays du Sud) est un synonyme de Viêtnam.

Avant de parler des Viêt du Sud, jetons un coup d’œil sur le peuplement du Viêtnam. Les ethnies qui constituent actuellement le peuple viêtnamien appartiennent à une formation raciale issue du croisement des Mongoloïdes (descendant du Nord) avec des Austronégroïdes autochtones. Dans cet environnement pluriethnique, l’ethnie Viêt vivait avec d’autres ethnies sur un habitat s’étendant du sud du Yangtsé (Fleuve Bleu) en Chine, à la partie Nord du Viêtnam actuel. Parmi les nombreux groupes ethniques Viêt (Bach Viêt), ceux du sud se sont forgés une identité culturelle dans le bassin du Fleuve Rouge à l’âge de bronze, avant la formation de l’Empire chinois. Cet Empire créé au IIIe siècle AC assimilera toutes les ethnies de l’habitat mentionné plus haut, y compris nombre de groupes ethniques Viêt. Seuls les Viêt du Sud parviennent à préserver leur identité nationale, résistant à l’assimilation chinoise malgré une domination de mille ans suivie de nombreuses conquêtes ultérieures.

Ce groupe ethnique des Viêt du Sud occupe aujourd’hui 86% de la population du Viêtnam.

Avant la révolution de 1945, le monde connaissait le Viêtnam sous le nom d’Annam que lui donnait l’administration coloniale française, le viêtnamien était appelé Annamite. Ayant reconquis l’indépendance nationale, la Révolution a rejeté le nom péjoratif d’Annam créé par l’ancienne administration coloniale des Tang (Annam: Sud pacifié). Elle a repris l’ancien nom Viêtnam adopté officiellement en 1804 par la dynastie des Nguyen.

2. Le cadre naturel

La configuration du Viêtnam a suscité plus d‘une comparaison pittoresque. Tantôt, c’est un grand «S» à l’extrémité orientale de la péninsule indochinoise. Tantôt, c’est le balcon du Pacifique, étant donné sa position stratégique au cœur du Sud-Est Asiatique, un carrefour des civilisations et des relations Est-Ouest. Tantôt c’est un dragon qui s’étire sur plus de 1600 km à vol d’oiseau du nord au Sud et présente seulement 50km de largeur dans sa partie la plus étroite; son épine dorsale serait la Cordillère du Truong Son, site de la fameuse piste Hô Chi Minh. Tantôt, c’est une palanche portant deux paniers de riz, le delta du Fleuve Rouge au Nord et le delta du Mékong au sud.

Le terme viêtnamien dât nuoc (dât: terre, nuoc: eau) désigne le pays, la patrie. Il évoque les deux composantes essentielles de l’économie et de la civilisation d’un peuple dont le mode de vie est régi par la plantation du riz en champ inondé.

Un autre terme pour désigner «pays, patrie» est non sông (non: mont, sông: fleuve), les monts et les fleuves immuables sont le visage éternel de la patrie. Collines et montagnes recouvrent les trois quarts du territoire qui occupe quelque 300000 km2.

Deux légendes populaires Viêt marquées par la géographie pointent à l’aube de l’histoire du Viêtnam. Leur action se déroule dans la partie du Nord du pays, berceau de la nation viêtnamienne.

La première légende concerne les ancêtres mythiques du peuple viêtnamien: le Dragon des marais et l’Immortelle, oiseau des montagnes. Les cent fils qui leur sont nés vont pour moitié dans la montagne et pour moitié vers les plaines. L’éminent géographe Yves Lacoste voit dans cette histoire le reflet de la formation du peuple viêtnamien, pour qui la conquête du Fleuve Rouge a été relativement tardive; elle n’a été possible qu’à partir du moment où la population, d’abord installée sur les piémonts, a été suffisamment nombreuse pour se lancer dans l’édification des digues le long des fleuves et des côtes.

La lutte contre les crues dévastatrices, qui se répète chaque année dans le bassin du Fleuve Rouge, est racontée dans une autre légende, celle du conflit éternel entre le Génie de la Montagne et le Génie des Eaux au sujet d’une belle princesse.

Le climat du Viêtnam est chaud et humide. En moyenne, on compte mensuellement 200 heures de soleil en été et 130 heures en hiver. Pour parler de la chaleur torride, le peuple utilise les expressions «nang chay cût» (chaleur brûlant les reins), «nang vo gioi» (chaleur à faire éclater le ciel), «nang nhu dôt» (luoôc, nâu, nung, thiêu: chaleur qui vous brûle, fait bouillir, rôtir, etc.). Il pleut en moyenne 100 jours par an. Chaleur et humidité expliquent la luxuriance de la végétation. La nature et la vie sont rythmées par les gio mùa (vents saisonniers ou moussons). Le régime de moussons détermine surtout dans le Sud deux saisons très nettes: la saison sèche pendant l’hiver et la saison humide pendant l’été. L’art militaire lui-même doit prendre en considération cette caractéristique: la guérilla exploite la saison des pluies tandis que la bataille rangée attend toujours la saison sèche.

3. Pour s’orienter dans l’histoire du Viêtnam

«Au Viêtnam – souligne l’historien français Pierre-Richard Féray – les liens entre le passé et le présent sont si continus qu’un oubli total du premier eût rendu incompréhensible le second». À son retour de Hanoi en pleine guerre, l’écrivain américain Susan Sontag remarquait également:«L’histoire est (ici) vécue, ressentie, elle n’a rien de commun avec cet exercice abstrait…, surtout prôné par des intellectuels occidentaux».

Pour connaître le Viêtnam et sa culture, un minimum de connaissances historiques est indispensable. Mais il est parfois rebutant pour un profane de s’enfoncer dans l’histoire touffue et mouvementée de ce peuple, «celle d’un long martyrologue, comme l’histoire des Juifs».

Afin d’aider mes amis étrangers à aborder l’histoire du Viêtnam, je leur propose souvent de retenir par cœur cette formule:

1000 + 1000 + 900 + 80 + 30

Ce qui veut dire:

1000 ans + 1000 ans + 900 ans + 80 ans + 30 ans –> 1986.

Je fais une périodisation très approximative, en arrondissant grossièrement les dates pour soulager la mémoire:

I. 1000 ans AC. Période de formation de l’identité nationale viêtnamienne: civilisation des Viêt du Fleuve Rouge (âge de bronze, période Dông Son).

II. Plus de 1000 ans (de domination chinoise) (179 AC-938 AD): nombreuses insurrections.

III. 900 ans d’indépendance nationale (938-1862): dynasties nationales, expansion territoriale vers le Sud. Rapports avec la Chine: influence culturelle et résistance contre l’envahisseur.

IV. 80 ans de colonisation française (1862-1945). Les premières conquêtes françaises datent de 1858. Occupation japonaise de 1940 à 1945.

V. 30 ans de guerre d’indépendance (de la Révolution de 1945 à 1975): guerre de résistance contre les Français terminée par Diên Biên Phu (1945-1954), guerre de résistance contre les Américains terminée par la prise de Saigon (1965-1975).

VI. Depuis 1975, efforts pour surmonter la crise économique et sociale (politique de rénovation en 1986). Mondialisation depuis les années 90.

4. La marche de la nation

Avec l’explosion de la technique à notre âge de la télématique, le déterminisme géographique perd de plus en plus du terrain. Il n’en reste pas moins que la géopolitique, débarrassée de son fatras fasciste à la sauce de K. Haushofer, reste fondamentale pour comprendre l’évolution du monde actuel.

Loin d’être un spécialiste de la géopolitique, je pense cependant que chaque peuple suit un itinéraire politico-géographique propre.

Ainsi, entre le Xe et le XIIIe siècle, le peuple allemand a pratiqué la marche vers l’est (Drang nach Osten) entre l’Elbe et l’Oder et sur les bords de la Baltique, au détriment des Slaves et des Baltes; de même l’Est, la Russie, fut un pôle d’attraction pour Hitler.

Par contre, la marche historique du peuple américain s’est effectuée vers l’Ouest (Far west), de l’Atlantique au Pacifique.

L’histoire de la France à partir des Capétiens obéit à un mouvement centrifuge ayant comme axe l’Ile-de-France.

Quant au Viêtnam, subissant le poids énorme de la masse chinoise au nord et enserré par la Cordillère du Truong Son à l’Ouest et le Pacifique à l’Est, il ne lui reste qu’une direction: le Sud. L’ethnie Viêt, ethnie majoritaire et fer de lance de la nation viêtnamienne, s’est fixée dans le delta du Fleuve Rouge. Il lui répugne de se lancer à l’Ouest, à l’assaut des montagnes impaludées et hantées par des génies malfaisants. À l’Est, la mer ne tente pas non plus les Viêt riziculteurs qui ne se sentent pas une vocation maritime comme les Malais. Ils préfèrent progresser vers le Sud, au-delà du Col Transversal (Deo Ngang), prolongeant sans cesse la chaîne des plaines côtières. Ce «Drang nach Süden» commencé au XIe siècle atteint au XVIIe siècle le delta du Mekong. Il se justifie non seulement par la nécessité d’étendre la surface rizicole mais encore par celle de se constituer un potentiel économique et militaire pour tenir tête à des États puissants du Sud et de l’Ouest (Champa, Khmer…).

La colonisation agricole a été réalisée à travers les siècles par l’essaimage de villages, cellules de base de la société traditionnelle au Viêtnam.

5. Une mosaïque d’ethnies

La Chine des dix-huit provinces traditionnelles est entourée de territoires extérieurs peuplés de plus de 59 ethnies. Avec une surface 30 fois moindre et une population 18 fois moindre, le Viêtnam ne compte pas moins de 54 ethnies. Sa population en 2009 est de 86 millions.

À part l’ethnie majoritaire Viêt ou Kinh (gens de la capitale), les minorités nationales englobent les éléments autochtones (qui habitent en général les montagnes et plateaux des régions excentrées, frontalières) et les éléments implantés (Khmer, Cham, Hoa d’origine chinoise). La langue étant employée comme critère de la classification ethnique, nous pouvons constater que toutes es cinq grandes familles linguistiques du Sud-Est asiatique sont représentées au Viêtnam.

La partie la plus grande, la plus peuplée et la plus fertile du pays – les deltas du Fleuve Rouge et du Mékong – reliés par une chaîne de plaines côtières – constitue l’habitat des Viêt. L’homogénéité du territoire ethnique Viêt n’est troublée que par l’existence de groupes Cham (descendants de l’ancien Champa), Khmers et Chinois (Hoa) au Sud.

Le groupe ethnique Viêt des régions basses joue un rôle beaucoup plus important que les populations de la Haute Région: il a une population plus nombreuse: la riziculture sédentarisée en terrain inondé lui donne un développement économique remarquable: le voisinage de la mer lui assure des contacts avec les cultures raffinées, chinoise et indienne, etc.

Plusieurs groupes ethniques en majorité Thaï, se sont fixés dans les petites vallées au pied des montagnes. Ils pratiquent la riziculture en terrain inondé et aussi sous forme de rây (culture dur brûlis).

Aux altitudes moyennes et hautes de la montagne, vivent de nombreux groupuscules ethniques très dispersés. Ils appartiennent à des familles linguistiques différentes, austro-asiatiques, tibéto-birmanes, ou entre les deux. Ils pratiquent le rây et la culture en terrain sec.

Les ethnies minoritaires parlent leur langue, et en général le Viêt de l’ethnie majoritaire. Plusieurs ont leur écriture, mais l’écriture officielle du Viêtnam est le quôc ngu, écriture Viêt romanisée qui remplace les caractères chinois par l’écriture démotique nôm depuis le XXe siècle.

Le banian viêtnamien trois fois millénaire

Après avoir lu Wandering through Viêtnamese culture, un ami américain m’a posé la question: «Pourquoi as-tu mis sur la couverture de ton livre un banian?».

Voici comme ça s’est passé et pourquoi.

Après avoir livré le manuscrit à l’imprimerie, je n’avais toujours pas de couverture. Les modèles proposés, avec illustration photographique, ne me plaisaient pas, étant un peu banals. Le designer et moi étions à court d’idée. Et puis j’ai rencontré par hasard An Kiêu, fils du peintre Nam Son, le maître qui avait avec Tardieu fondé l’école des Beaux-arts de l’Indochine au temps des Français. Je lui ai proposé de me fournir, si possible, un dessin de son père – artiste connu pour son attachement au patrimoine national – pour ma couverture. An Kiêu m’a envoyé gentiment une gravure sur bois exécutée il y a quatre-vingt ans (avec un banian), laquelle combla mes vœux. Pourquoi ai-je choisi le banian pour illustrer mon livre sur la culture viêtnamienne ?

Tout d’abord, parce que le vieux banian, avec le toit recourbé de la maison communale, les stupas pyramidaux de la pagode, la haie de bambous touffus, le bac de la rivière, fait partie du village traditionnel des viêtnamiens, typique de la civilisation rizicole du Fleuve Rouge.

Ensuite, dans la tradition viêtnamienne, le banian séculaire pousse toujours dans un cadre de pagode, de maison communale dédiée au Génie tutélaire du village. Il représente quelque chose de vétuste, de sacré. (Pour l’Année des personnes âgées, l’UNESCO a aussi adopté le banian comme symbole). Le banian peut être pris comme symbole de la culture viêtnamienne trois fois millénaire.

A la découverte de la culture viêtnamienne

À mon avis, on pourrait prendre l’image du banian de Nam Son avec sa souche et ses quatre principales branches pour figurer la structure, les caractéristiques et l’évolution de la culture viêtnamienne au cours des trois milles ans d’histoire.

La souche du banian- représentant l’identité culturelle au Viêtnam – est née il y a 3000 ans, au premier millénaire avant J.-C. Le chiffre «3000» ans répond aux critères de la période historique: apparition de l’âge des métaux et témoignages du texte écrit. La culture originelle du Viêtnam relève de la civilisation du Fleuve Rouge, qui fait partie de la civilisation du riz du Sud-Est de l’Asie. Elle est préservée jusqu’à ce jour, sans cesse enrichie et modifiée grâce au contact et aux échanges avec d’autres cultures (acculturation). Chaque acculturation fondamentale peut être représentée par une branche du banian.

La première branche représente la période d’acculturation avec la Chine, qui a duré deux mille ans avec deux époques: domination chinoise (179 av. J.-C.-938), dynasties royales indépendantes (938-1858).

La deuxième branche représente la période d’acculturation avec l’Occident représenté par la France (quatre-vingt ans de colonisation).

La troisième branche représente la période d’internationalisation du Viêtnam après la Révolution d’Août 1945 qui a mis un terme à la colonisation française. Cette internationalisation s’est traduite par deux guerres de résistance, française et américaine (1946-1975). Grosso modo, dans le pays divisé, au Nord était l’influence culturelle des pays socialistes, au sud celle de l’Occident.

La quatrième branche représente la période datant de la politique de Rénovation (1986) avec ses deux composantes: économie de marché et porte ouverte. L’acculturation est marquée par la mondialisation, la régionalisation (ASEAN) et la francophonie.

Tel est le banian trois fois millénaire de la culture du Viêtnam avec sa souche et ses quatre branches.

Transfusion culturelle

On ne dira jamais assez du mal causé par le colonialisme. Cependant, parallèlement à la colonisation, souvent indépendante d’elle et parfois contre elle, l’acculturation entre colonisateurs et colonisés pourrait à certains égards enrichir la personnalité des derniers. C’est ainsi que les patriotes viêtnamiens avaient exalté l’idéal de la Révolution française de 1789 dans leur lutte de la libération, l’hymne national viêtnamien composé par Van Cao se ressent du souffle de la Marseillaise.

Dans les lettres, l’acculturation France-Viêtnam sous la domination française avait doté plusieurs générations de viêtnamiens, intellectuels, et étudiants, de frissons nouveaux, d’où la naissance du Tho moi (Nouvelle Poésie) des années 30 du XXe siècle. Fidèles à leur identité nationale, beaucoup de jeunes gens avaient néanmoins enrichi leurs pensées et sentiments sur les bancs de l’école primaire supérieure franco-viêtnamienne.

Je ne voudrais que citer deux exemples concernant mes amis Pham Hô et Trân Lê Van.

Pham Hô, le poète des enfants, m’a confié qu’il avait «découvert l’océan» à quatorze ans grâce à un poème de Hugo, ce qui l’avait amené à aimer la mer et les pêcheurs de son patelin Quy Nhon:

«J’avais vécu alors depuis dix ans avec la mer de Quy Nhon.

Ma maison était à quelques centaines de mètres de la mer. De chez moi, je pouvais voir la mer, grande tache bleue qui scintillait. Par les nuits calmes, le bruit des vagues semblait être à la portée de ma main. En été, nous nous baignions chaque soir dans la mer avant de jouer au ballon sur la plage. Nous dormions chaque soir sur le sable, prétexte pour attraper les petits crabes, et à l’aube pour voir les gens du village pêcher au filet des poissons et des crevettes.

Jusqu’à cette année scolaire là, la mer de Quy Nhon n’avait été pour moi que tout cela, avec peut être plus, des moments où je regardais le soleil ou la lune émerger de la mer.

Et puis le coup de foudre.

Ce jour-là, notre professeur Mui nous expliquait Oceano nox de Victor Hugo.

«O combien de marins, combien de capitaines…»

Au début, je l’ai écouté expliquer tant d’autres textes. Il parlait d’une voix chaude, suffisamment haute pour se faire entendre de toute la classe. Mais quelques instants après, la poésie m’a fasciné, elle m’a emporté dans une monde à la fois étranger et familier, lointain mais proche… Écoutais-je les explications du maître, la voix de Hugo ou de l’océan, de la mer, ou des travailleurs de la mer ? Réalité ou fiction ? Ailleurs ou ici-même ? Plus je tendais l’oreille, plus j’étais hébété.

Cette nuit-là, je m’étendis sur la petite natte près de la mer sans pouvoir fermer l’œil.

Oceano nox, les explications du maître me sont revenues à l’esprit.

J’ai entendu les vagues gronder. Et dans le grondement des vagues des voix humaines. Des soupirs de l’attente, des pleurs et des plaintes d’enfants, des mères, dont les pères, les enfants, les maris, étaient partis sur cette mer pour ne jamais revenir.

Et cet horizon, je m’en suis rendu compte pour la première fois, ce n’était pas une simple ligne de démarcation entre la mer et le ciel, c’était aussi celle de la réunion et de la séparation, entre l’immensité de la souffrance et la vaillance de l’homme.

C’est ainsi que Hugo m’a initié à la mer de Quy Nhon de mon patelin. Comprendre et aimer. Aimer la mer et l’homme».

Quant à Trân Lê Van, poète et sinologue bien connu, son cas est plutôt triste. Issu d’une famille de lettrés confucéens, épris de lettres nationales et chinoises, il est pourtant fortement influencé par la culture française. Il a connu bien d’amertumes dans sa vie. Il lui est arrivé de recourir à la poésie française pour remonter son moral.

Un jour, il alla en bicyclette rendre visite à son fils hospitalisé dans un asile d’aliénés à une vingtaine de kilomètres de Hanoï. À son retour, il fut renversé par un motocycliste qui le laissa blessé sur la route. Quelques passants le relevèrent. Heureusement pas de fracture, mais ses genoux et ses mollets saignaient abondamment. Après un quart d’heure de repos, il serra les dents, repris sa bicyclette pour rentrer chez lui.

«Chaque coup de pédale», me dit-il, «avive la douleur causée par les blessures. Pour me redonner du courage, je me suis mis à dire à haute voix La Mort du Loup que j’avais appris come récitation à l’École primaire supérieure de Nam Dinh.

Gémir, prier, est également lâche,

Fais énergiquement ta longue et lourde tache

Dans la voix où le sort a voulu t’appeler

Puis, après comme moi, souffre et meurs sans parler».

Et voilà comment, par delà le temps et l’espace, un poète romantique de l’Occident a apporté un peu de réconfort à son confrère confucéen de l’Orient.

Miracle de la transfusion culturelle ! Bonne direction pour la mondialisation.

Les trois versants de la culture traditionnelle du Viêtnam

Le géographe et sociologue Andre Siegfried compare la culture de la France à une chaîne de montagnes avec plusieurs versants. Nous pourrions, à propos du Viêtnam, reprendre cette image saisissante.

La position et la configuration géographique d’un pays déterminent sa vocation et son destin: situé au cœur de l’Asie du Sud-Est, le Viêtnam fait partie également de l’Asie orientale (désignée souvent par l’expression euro-centrique Extrême-Orient). Il est bordé à l’est par le Pacifique d’où les premiers contacts avec l’Occident arrivèrent. Ces trois facteurs géographiques ont engendré trois versants culturels dont l’ensemble donne une culture traditionnelle et une identité unique.

Les étrangers peu avertis considèrent souvent la culture viêtnamienne comme un simple appendice de la culture chinoise, plus ou moins teinté par la culture chinoise et la culture hindoue. En réalité, la culture viêtnamienne essentiellement Viêt, est autochtone. Elle s’est formée au 1er millénaire avant J.C. dans le bassin du Fleuve Rouge, avec l’émergence de la culture du Bronze de Don Son. Elle est marquée par des traits communs aux communautés de cultivateurs de riz en terrain submergé du Sud-Est Asiatique.

Au fil de l’histoire, ce substrat s’est préservé jusqu’à ce jour tout en s’enrichissant des apports étrangers, principalement chinois (Moyen Age) et français occidental (temps moderne). Le propre de la culture viêtnamienne, c’est de ne greffer sur son substrat que les éléments qu’il aura transformés et fait siens.

Le deuxième versant de la culture viêtnamienne est le versant «Asie Orientale». Vers le IIe siècle avant J.-C., le premier État viêtnamien est dominé par l’Empire chinois pendant plus de mille ans. Les viêtnamiens ont mené une longue lutte pour préserver leur identité première du Sud-Est asiatique et ne pas être sinisés. Finalement, au Xe siècle, ils ont réussi à reconquérir l’indépendance nationale qu’ils devront garder pendant 900 ans, jusqu’aux années 80 du XIXe siècle. Pendant près de 2000 ans la dynamique de l’acculturation avec prédominance de l’influence chinoise s’est traduite par un double mouvement de répulsion et d’attraction: répulsion pour la culture des envahisseurs chinois, mais attraction de cette même culture, plus riche et plus variée. C’est ainsi qu’avec le Japon et la Corée, le Viêtnam s’est incorporé au système culturel de l’Asie Orientale, fortement influencé par la Chine. N’oublions pas l’influence de l’Inde (directe ou indirecte, par exemple, celle du bouddhisme chinois) et d’autres pays du Sud-Est asiatique.

Le troisième versant est celui de l’Occident qui vient du côté de la mer de l’Est, du Pacifique, d’abord sous forme de commerce et d’évangélisation (XVIIe – XVIIIe siècle), puis de colonisation (à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle). Il en résulte un processus d’acculturation avec prédominance de la culture occidentale par le canal de la culture française, processus de répulsion et d’attraction. Les apports de la culture occidentale ont profondément marqué et changé l’ancienne culture viêtnamienne aux plans de la pensée, de la science, de la technique, des arts, de la religion, et même de la vie matérielle de tous les jours (usage du pain, du café, des choux, de carottes, etc.).

Ainsi, au jalon historique de la Révolution de 1945, la culture traditionnelle du Viêtnam peut être considérée comme ayant trois versants: le versant «Sud-Est asiatique», le versant «Asie orientale» et le versant «Occident».

Depuis cette date, le pays a connu de grands bouleversements nationaux (révolution sociale, trente ans de guerre, politique de rénovation) et internationaux (bloc socialiste, intégration globale et régionale), Dans un monde qui bouge et se transforme par des mutations spectaculaires, la culture viêtnamienne soumise à des influences diverses cherche à se redéfinir sans se renier.

Huu NGOC

juin 2010

Voici un texte que j’ai reçu sur le Dr. Huu Ngoc:

Huu Ngoc, intellectuel transculturel

propos rapportés par Philippe DUMONT

Le téléphone sonne, un ami américain vient de rendre visite. Le bureau est ouvert à tous et au peu de vent. Des voix vietnamiennes s’interpellent, les klaxons de la rue Trân Hung Dao assourdissent, mais Huu Ngoc ne perd pas le fil de sa pensée, son français ne faillit pas.

C’est, avec la place du français et de la France dans la vie de Huu Ngoc que j’aborde notre entretien. L’homme sourit et rappelle le beau symbole de ses deux médailles, la Croix de guerre vietnamienne et les Palmes académiques françaises.

« Oui. Il y a une différence entre le colonialisme et la culture, et j’ai été le premier Hanoïen à être décoré par le gouvernement français depuis la guerre. C’était en 1992 ».

Pour notre langue, il l’a apprise du temps de la colonisation française dans une école franco-indigène.

« Là nous étudiions le français, les manières françaises, à l’âge de sept, huit ans ; et puis j’ai suivi l’école primaire supérieure, le cycle secondaire et une année de droit à la faculté d’Hanoi que je n’ai pas terminée. Voilà comment j’ai appris « officiellement » la langue française. » D’où ma question : « Peut-on considérer que cette culture vous a été imposée ou bien étiez-vous déjà sensible à ce qu’elle vous apportait ? »

Huu Ngoc reprend alors la parole pour un exposé impromptu mais très composé.

Colonisation et acculturation

« Toute personne engagée dans un fait colonial, toute institution du fait colonial doit être envisagée sous trois aspects. Premièrement, l’aspect colonial ; deuxièmement, l’acculturation ; et troisièmement, l’engagement de l’individu.

Premier phénomène, l’aspect colonial : les pays colonisateurs veulent faire rayonner leur oeuvre civilisatrice qui est, au fond, une oeuvre d’exploitation économique.

Deuxième phénomène : l’acculturation. À savoir le contact entre deux cultures et ce qui en résulte pour les protagonistes (pays colonisateur et pays colonisé) ; mais envisagé non plus sous l’angle de la colonisation mais sous l’angle de l’interaction, en retenant l’influence de l’est sur l’ouest, de l’ouest sur l’est, avec les nouvelles valeurs culturelles qui se créent, indépendamment de toute colonisation et souvent en dépassant les calculs des colonisateurs, à cause de la marche de l’histoire qui rapproche les cultures. Les Blancs viennent ici en tant que colonisateurs mais il y a toujours un contact entre les Blancs et les cultures des peuples de couleur. Prenez le cas de la Thaïlande qui n’a jamais été colonisé : il y a pourtant un noyau francophone. Voilà le deuxième aspect.

Troisième phénomène : le rôle de l’individu engagé dans l’ordre des deux processus précédents. Un administrateur colonial est envoyé au Viêt Nam comme représentant politique du gouvernement français ; il doit donc pratiquer la politique de colonisation. Mais s’il est un homme de culture, il peut être aussi acculturé ; c’est-à-dire qu’il subit l’influence de la culture vietnamienne ; il fait des recherches sur le Viêt Nam, il écrit des romans ou des vers sur le Viêt Nam ; la dose dépend de l’individu. S’il a un penchant pour la colonisation, il s’y consacre uniquement. Mais dans le cas où il s’intéresse à la culture, il est à la fois colonisateur et acculturé. Tout cela pour parler de mon cas, car je suis aussi un « fait colonial »».

Un fait colonial

« Premier phénomène, la colonisation. En tant que colonisé, naturellement, je n’aime pas les Français. En 1942, à Dalat, je traînais un jour devant une villa française. Un petit Français de 8/10 ans m’a insulté : « Va-t’en ! » Mais en tant qu’homme de couleur au contact d’une culture plus développée, scientifiquement matérielle il faut reconnaître que notre première occidentalisation a été amorcée par les Français et que l’acculturation franco-vietnamienne a apporté beaucoup de choses à notre culture. Je ne parle pas de la culture matérielle avec des conquêtes scientifiques de l’Europe (nous avions des chemins de fer, des hôpitaux) mais surtout au point de vue culturel.

Ainsi de l’adoption du quôc ngu, l’écriture romanisée, cette culture inventée par des pères jésuites au XVIe siècle – espagnols, portugais, français – et en particulier par Alexandre de Rhodes. Pendant 2 000 ans, nous avons subi l’influence des Chinois tout en préservant notre identité culturelle. Nous étions dans l’orbite chinoise, comme le Japon et la Corée, et avec la colonisation française on a vu avec l’occidentalisation la première rupture de la tradition, c’est-à-dire la première modernisation par l’écriture romanisée. Innovation d’autant plus importante qu’avec ça nous avons pu liquider l’analphabétisme.

Les Français l’ont employée comme langue officielle et dans l’éducation. Mais les militants vietnamiens ont vu que c’était un bel instrument pour pouvoir remuer un peu le patriotisme. C’est une arme imposée par les Français et qui a servi contre eux : c’est l’acculturation. Avec ce phénomène d’acculturation, toute notre littérature moderne est née. C’est donc un héritage, c’est le plus ample. Par ailleurs, au point de vue du contact entre les cultures, la culture française a apporté, a changé, a bouleversé complètement une ancienne valeur culturelle, qui était l’esprit communautaire. Les Français ont apporté la notion de l’individu, de l’individualité».

La notion d’individu

« L’individu c’est une notion occidentale, inventée par les Occidentaux, ce n’est pas asiatique. Les poètes classiques vietnamiens ne parlaient jamais de l’amour, de la haine, de l’espoir. C’est le domaine de la première personne, Ils s’exprimaient toujours à travers un personnage de roman à la troisième personne et la poésie romantique française y a mis le feu. Ça a commencé par les revendications de l’amour libre contre l’amour arrangé par les parents. Et l’École de la poésie nouvelle est née vers les années trente, avec cette notion d’individu, ce sont également des revendications démocratiques à l’occidentale.

C’est entré aussi dans le domaine politique parce qu’en Occident vous parlez toujours des droits de l’homme mais dans les pays d’Asie, surtout dans les pays confucianisés, on parle toujours des devoirs de l’homme, à cause de cette mentalité fondée sur l’esprit communautaire. Et les idées de démocratie générées par la révolution française de 1789 ont germé au Viêt Nam, les mouvements patriotiques vietnamiens se nourrissant du lait de cette révolution 1789.

Enfin, le facteur humain, l’individu. Malgré notre désaccord avec la colonisation, tous les Vietnamiens qui ont une soixantaine d’années et plus aiment la culture française et ont un faible pour les articles de Paris. Je me rappelle Gide qui s’est demandé pourquoi la culture française a pu faire le tour du monde. Sa réponse était que dans la culture française il y a quelque chose d’universel qui répond aux aspirations de tous les peuples. Je crois que c’est vrai, surtout l’esprit d’ouverture que nous avons découvert quand nous usions le fond de nos culottes sur les bancs de l’école franco-indigène.

La richesse de la culture française nous a toujours séduite. Et puis il faut dire aussi que j’ai eu des professeurs français très libéraux. Comme Hô Chi Minh l’a dit une fois, pour les Annamites – les anciens Vietnamiens –, il y avait deux sortes de Français : ceux qui habitaient le Viêt Nam et ceux qui habitaient la France.

J’ai eu des professeurs français, très, très libéraux, démocrates. Je me souviens de l’un d’entre eux, un professeur de philosophie qui s’appelait Pierre Foulon. Il était aussi fou que long, il s’était inventé une silhouette donquichottesque, c’est pourquoi les cercles coloniaux ne l’aimaient pas beaucoup – il était trop proche des Annamites. il a écrit un livre qui s’appelle « Printemps et automne » dans lequel il évoquait en langue poétique les mœurs et coutumes des Vietnamiens.

Et puis, j’ai eu l’occasion de pratiquer le français toute ma vie. Je suis devenu journaliste et écrivain « français ». J’ai dirigé au début de la guerre franco-vietnamienne un journal en français qui s’appelait « L’Étincelle ». C’était un journal clandestin écrit à l’intention du corps expéditionnaire français qu’on glissait dans les cafés, hôtels, restaurants, casernes.

Puis avec mon ami Nguyên Khac Viên nous avions rédigé une anthologie de la littérature vietnamienne en français en quatre volume, 2 000 pages (2)».

(2) Huu Ngoc et Nguyên Khac Viên : Anthologie de la littérature vietnamienne. Tome I : Des origines au XVIIe siècle. Tome II : XVIIIe siècle-1re moitié du XIXe siècle. Tome III : 2e moitié du XIXe siècle-1945. Tome IV : De 1945 à nos jours ; Hanoï – Edition en langues étrangères, 1972-1997. Edition révisée, 1991. Les deux premiers tomes ont été publiés à Paris, l’Harmattan, 2000

Photoreportages et albums

Les albums de photos du Viêtnam captées par Claude Dupras lors de sa visite dans ce pays, en fin mai début juin 2010, sont divisées en quatre catégories. Les photoreportages et les albums au complet peuvent être vus en cliquant sur les liens suivants:

The picture albums of Viêtnam taken by Claude Dupras during his visit in that country, end of may beginning of june 2010, are divided in four categories. The pictures of Viêtnam are presented in four sections:

Voici quelques photos de ces albums:

Hereinaf’ter are some pictures of these albums:

* Photo de l’îlôt de l’épée restituée, internet

(cliquer sur chacune pour obtenir pleine grandeur)
(click on each picture to obtain full size)