Conclusion


Conclusion

A l’automne 1996, je me trouvais un homme heureux. Mes enfants se portaient bien. Mon studio d’enseignement résonnait d’un nombre toujours croissant de voix belles et prometteuses. Je me sentais en grande forme.

La saison était bien choisie, me semblait-il, pour réaliser un rêve que Michèle et moi caressions depuis notre rencontre: faire ensemble un grand tour d’Europe pour retracer mon itinéraire dans les théâtres lyriques où j’avais chanté pendant 28 ans. Le manuscrit de Figaro-ci, Figaro-là était déjà en route. Quelle meilleure façon, et plus agréable, de me rafraîchir la mémoire pour mieux travailler sur le livre?

Notre périple a commencé à Milan, où je n’avais pas mis les pieds depuis 33 ans. Le Dôme éclaboussé par le soleil de midi, la radieuse galerie Victor-Emmanuel – où déambulaient jadis Verdi, Cilea, Giordano, Puccini, Toscanini, Tulio Serafin, Victor de Sabata – puis La Scala, le Teatro Nuovo, en quelques heures toute la ville m’est revenue au cœur.

Rien tant, cependant, que le 3 corso Matteotti, la maison de Maestro et Lina Narducci. D’en bas, au milieu de la rue bruyante et affairée, j’ai attiré l’attention de Michèle sur une certaine fenêtre du troisième étage: la fenêtre où Maestro, le petit homme au tempérament de feu, venait s’appuyer quelques instants pour reprendre son calme lorsque, pendant les leçons, nos pathétiques efforts menaçaient de le rendre fou …

De Milan, nous avons pris la route du nord, direction Merano. Dans cette charmante ville de province au dialecte italien fortement métissé d’allemand, se trouve un petit théâtre en pierre rose. L’après-midi de notre arrivée, nous avons trouvé la porte arrière du théâtre ouverte sur la rue, comme une invitation. A l’intérieur, une équipe d’ouvriers s’affairait à remplacer les installations électriques de la scène. La tradition lyrique n’était donc pas près de s’éteindre à Merano. Tant mieux, car je suis attaché à ce lieu. C’est là, dans la ravissante salle de six cents places aux trois balcons, que j’ai fait mes débuts, en 1959, sous mon nom italien de Roberto Savoia.

Le jour de notre arrivée à Strasbourg, une semaine plus tard, il faisait très beau. Le soleil de fin septembre éclairait de teintes chaudes la pierre rose foncé du théâtre de l’Opéra du Rhin. Les affiches sous vitrine, de part et d’autre de l’entrée, invitaient à l’opéra, à l’opérette et au récital. Il se préparait une excellente saison de spectacles. Dommage, nous arrivions trop tôt pour en profiter. Il faudrait nous contenter de promenades à pied dans mes sentiers longuement battus d’autrefois: ceux qui mènent à la cathédrale, au quartier de la Petite France, aux bonnes choucroutes de la place du Marché-au-petit-cochon-de-lait.

Avant de remonter sur Paris cependant, il est un lieu de la campagne alsacienne que je voulais revoir: Thierenbach et son pèlerinage. L’auberge des grandes bouffes de minuit existait-elle toujours? Il me semblait revoir encore les sourires d’Auguste et Claude Vonesch nous accueillant, mes collègues et moi, au retour de l’opéra. Et la grande table de chêne sombre chargée de victuailles, qui résonnait pendant des heures de nos rires joyeux.

La route, en cette magnifique région, déroule ses lacets serrés parmi les coteaux de vigne, kilomètre après kilomètre. Elle m’a paru longue, ce beau lundi, tant il me tardait de savoir. Enfin, au sommet d’une petite colline, les bâtiments familiers sont apparus, à demi camouflés par une végétation plus haute, plus dense que dans mon souvenir. Puis j’ai aperçu de loin, accroupie dans le jardin, une dame d’un certain âge penchée sur ses iris. Et si c’était … ? Eh oui! c’était Claude, la chère patronne!

L’auberge était maintenant tenue par ses enfants … Des jours qui ont suivi, je retiendrai tout, mais surtout la longue partie de plaisir que fut la cueillette des mirabelles dans le verger, dont Auguste a tiré une merveilleuse confiture que nous avons rapportée clandestinement à Montréal.

En Champagne, ensuite, longue halte reposante chez Roland Lassale, mon ami pilote d’Air France, et son épouse Anne-Marie, qui nous ont offert un dîner mémorable et une joyeuse visite guidée de la ville médiévale de Troyes.

Un mercredi, nous mettons le cap sur Londres via le nouveau Chunnel.

À peine notre hôtel repéré dans la City, j’entraîne Michèle à Covent Garden. Sur le grand immeuble de béton crème, les affiches de spectacle annoncent une Bohème pour le soir même. J’y reconnais non seulement le nom du metteur en scène mais aussi celui d’un de mes anciens collègues chanteurs. Dix minutes plus tard, à l’entrée des artistes, j’arrive nez à nez avec lui!

Le ténor John Dobson n’avait pas quitté la grande maison depuis les années soixante… Complètement ahuri de me retrouver après tout ce temps, il nous entraîne tous les deux dans les longs couloirs menant aux bureaux de l’administration. Quelqu’un, dit-il, sera très heureux de me revoir. Quelle n’est pas ma surprise de découvrir, toujours au poste, notre ancienne directrice de la scène: Sheila et moi tombons dans les bras l’un de l’autre. Puis elle m’offre deux places au parterre pour la représentation du soir. Michèle est aux anges.

En feuilletant le programme avant le lever du rideau, je surprends malgré moi la conversation d’un spectateur installé juste derrière nous. Je donne un coup de coude à Michèle et je prête l’oreille. C’est l’architecte chargé de superviser les travaux de rénovation du Royal Opera House. Plein d’enthousiasme, l’homme décrit à voix basse ses projets: il va supprimer «cette petite loge en haut à droite, pour améliorer l’éclairage», refaire la peinture du plafond mais «en restituant le plus fidèlement possible les couleurs originales », etc. En bon Britannique, il veillera à conserver à la magnifique salle la chaleureuse ambiance qui la caractérise. De toute sa compétence, il contribuera à perpétuer une magnifique tradition.

Cette petite indiscrétion m’a fait chaud à l’âme. J’ai senti monter soudain un grand élan de fierté au souvenir de toutes les magistrales représentations auxquelles j’avais participé dans cette maison. Après trois décennies, j’étais revenu pour quelques heures dans un haut lieu de l’art, un lieu que j’avais vraiment habité. Et je m’y sentais encore chez moi.

Après Londres, la verte Écosse nous accueille, avec en prime un merveilleux séjour à la campagne chez nos amis Colin et Natasha. Se souviendront-ils toujours, comme nous, de ce soir de clair de lune où nous avons chanté tous les deux, pour leur dire merci, dans la cour du vieux château de pierre de Lady Jane?

À Glasgow, dans la grande salle du King’s Theatre, les souvenirs affluent encore. Ceux, en particulier, d’un certain Falstaff de dernière minute qui m’avait fait suer sang et eau devant la presse du monde entier.

Michèle et moi avons ainsi parcouru plus de 6 000 kilomètres en voiture sur les routes de la vieille Europe. Que d’émotions ravivées à chaque détour du chemin, à chaque entrée des artistes! D’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un théâtre à l’autre, ce voyage a rebrassé un passé que pourtant j’avais relégué loin derrière moi. Un passé que j’ai découvert jalonné de petits et grands bonheurs, de bonnes rigolades. Un passé dénué de tous mauvais souvenirs.

Au fil de la route, j’ai revécu ces bonheurs en accéléré. comme si cinquante ans de chant s’étaient comprimés en cinq semaines. Et quelque chose s’est révélé à moi. J’ai compris que j’étais redevable de ma bonne fortune aux immenses privilèges dont la vie m’a comblé, à commencer par la bonne santé et l’affection d’autrui.

Jamais, dans toute ma carrière, je n’ai été contraint de me faire remplacer sur scène. Pas une seule fois en 3 000 représentations. Jamais je n’ai été victime d’un accident grave. Jamais je n’ai transporté dans mes bagages la pharmacopée complète dont tant de chanteurs ne peuvent se passer. Bien plus, à 71 ans bien comptés, je suis sûr que la vie me réserve encore bien des années de travail gratifiant auprès des jeunes. La santé est un don qui n’a pas de prix pour un chanteur. Je remercie la Providence de me l’avoir accordé.

Même quand il jouit d’une constitution exceptionnelle cependant, et même s’il se donne corps et âme à son travail, rien ne peut remplacer pour l’artiste l’appui de ses parents, de ses professeurs, de ses amis, de ses collègues. Une carrière de chant ne se construit ni ne se réussit sans la générosité et l’affection des autres. Toute ma carrière durant, j’ai bénéficié du soutien désintéressé de mon entourage. Et c’est ainsi que le métier que j’ai choisi, que j’ai pratiqué, que j’ai adoré, est devenu pour moi le plus beau métier du monde.

Chanter est l’expression d’une nature heureuse. Quand on est malheureux, on ne chante pas. Moi, j’ai chanté toute ma vie.

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