Le temps de partir


Le temps de partir

Durant l’été 1952, mon plan de carrière commence à se préciser. Charles Reiner, mon pianiste, m’avait suggéré de me présenter au Concours international de Genève en septembre avant d’aller poursuivre mes études à Milan. L’idée me paraît bonne, d’autant qu’un succès à Genève me mettrait un peu d’argent dans les poches, ce qui n’est pas à dédaigner.


Rigoletto à 24 ans

Je venais d’apprendre avec Mme Donalda le rôle de Rigoletto. Non pas pour le chanter tout de suite – jamais on ne touche à un rôle si exigeant avant l’âge de 35 ou 40 ans mais pour l’avoir dans mon répertoire et surtout pour le laisser mûrir.­­­

Un jour, je reçois un coup de fil d’une dame Jalbert, de Québec, qui se cherche un Rigoletto pour ses spectacles au Théâtre du Capitole. Son baryton, m’explique-t-elle, est en perte de vitesse. M’ayant entendu à la radio, elle a pensé à moi.

Spontanément je refuse, d’abord parce que je suis beaucoup trop jeune et, deuxièmement, parce que les gens de Québec joueront l’opéra en français plutôt qu’en italien.­

Quelques jours plus tard, c’est le chef d’orchestre, Emmanuel Grandini, qui me téléphone. Il me laissera chanter en italien, dit-il, la troupe s’adaptera. S’adaptera à quoi? Je chanterai dans une autre langue que tous les autres!­

Alléché par le cachet, je pars quand même pour Québec. On répète trois ou quatre fois. Pas de coaching, pas de mise en scène professionnelle, rien que de l’amateurisme bien intentionné. Eh bien, si je n’avais pas été aussi robuste, je serais mort sur scène … Rigoletto à 24 ans, c’est de la folie!­

Certains artistes, il est vrai, mûrissent très vite. Des gens comme Cesare Siepi, qui a débuté à 21 ans à La Scala dans La Bohème, et Renata Scotto à 19 ans (la même saison que moi) dans La Traviata. Ce sont des phénomènes. Scotto était-elle trop jeune? La suite de sa carrière a prouvé que non. De toute façon, en bonne Italienne, elle connaissait sans doute Traviata par cœur à douze ans.


Ne reste plus, avant de m’embarquer pour l’Europe, qu’à me décider à faire l’autre grand saut: me marier! Le 28 août, j’épouse Aline Duffy, mon amie d’enfance, qui accepte de venir avec moi tenter la grande aventure de l’autre côté de l’océan.

Maintenant que nous sommes deux, les inquiétudes de la chère Mme Donalda au sujet de ma situation financière redoublent. Effectivement, celle-ci n’est pas reluisante, le gouvernement du Québec ayant refusé, de m’accorder une bourse d’études. Qu’à cela ne tienne, mon professeur fait le tour de neuf de ses amis … Et me met neuf cents dollars dans la poche! Une jolie somme à l’époque.

À bord de l’Atlantique qui nous mène en Europe se trouve une femme qui marquera mon destin. A la demande du capitaine, un soir après le dîner, j’interprète quelques airs d’opéra pour les passagers. À la fin de ce petit récital impromptu, une dame d’une cinquantaine d’années, grande, élégante et blonde, s’approche:

«Je vous félicite, Monsieur, vous avez une fort belle voix, me dit-elle.

– Merci, Madame, vous êtes bien aimable. Mais à qui ai-je l’honneur … ?

– Barbara Sarmiento … Où allez-vous? En France?

– Non, en Italie.»

La dame me demande ensuite avec qui je vais travailler.

Je n’en ai pas la moindre idée.

«Il faut être prudent, vous savez. Les charlatans ne manquent pas là-bas.

– Chez nous non plus.

– Dites-moi, quel genre de professeur cherchez-vous au juste? ‘

– Un bon coach qui soit en même temps chef d’orchestre.

– J’en connais plusieurs … Un en particulier, très sévère. Un dur.

– Qui?

– Il piccolo, maestro Antonio Narducci. C’est avec lui que je travaillais à La Scala. Si vous voulez, je vais vous donner une lettre de recommandation pour lui. Et d’autres aussi pour maestro Tonini et signor Colombo, l’impresario.»

L’inconnue avait chanté à La Scala! Qui était-elle au juste ?

Je ne le saurais jamais, mais elle arrivait comme un signe du ciel. Le lecteur a déjà compris: la mystérieuse Mme Sarmiento, dont j’ai conservé les lettres, venait de me mettre sur la piste de celui à qui j’attribue toute la réussite de ma carrière.

Narducci, j’allais bientôt m’en rendre compte, était effectivement de petite taille et s’en faisait secrètement un complexe. Mais, en matière musicale, il ne le cédait à personne et le savait. Des années plus tard, dans une lettre, je lui demanderai en post-scriptum: «Maestro, que pensez-vous de Carlo Maria Giulini (un chef d’ orchestre illustre) ? La réponse laconique de Maestro, en P.S. aussi: « Il est trop grand … »

Immense déception à Genève: après trois semaines d’intense travail avec mon pianiste, je me classe bêtement onzième à la deuxième éliminatoire. C’est Michel Sénéchal qui gagne le concours. Je n’en reviens pas, et pour cause. L’explication qu’on m’a fournie plus tard a vraiment de quoi surprendre. M’étant inscrit comme baryton, j’avais mis à mon programme un lied de Schubert, Der Wanderer, qui finit sur un contre-ré facultatif, une note appartenant au registre de basse que le compositeur suggère de chanter si on est capable de l’atteindre, Eh bien, les juges m’avaient déclassé parce qu’un baryton ne chante pas de notes si graves » …

Entre les épreuves du concours, j’avais écrit à Paul Sauvé, notre ministre du Bien-être social et de la Jeunesse pour lui demander une bourse d’études. Maintenant que j’étais arrivé en Europe, il n’aurait aucune raison, me semblait-il, de me la refuser de nouveau. Peu de temps après, le Ministère m’offre effectivement une bourse, renouvelable, de mille dollars par année. Mille dollars pour deux, ce n’était pas le Pérou, mais c’était mieux que rien. Le temps était venu de partir pour Milan et d’affronter la carrière.

Chapitre 5: Après Londres, la planète

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