Les microphones, un bien pour un mal?


Les microphones, un bien pour un mal

Mais d’où vient que nous ne savons pas parler correctement? Pourquoi sommes-nous incapables de nous servir longtemps de notre voix sans la fatiguer? Personnellement, je crois qu’après l’âge de un ou deux ans, cette faculté innée disparaît parce qu’elle cesse d’être essentielle à notre survie. C’est pourquoi il faut la réacquérir.­­

Pendant les premiers mois de la vie, il en va tout autrement. Que fait le bébé naissant avant toute chose? Il crie, il pleure. Et sa voix, tout le monde en conviendra, s’entend de loin. C’est le moyen que lui a donné la nature d’obtenir du secours en cas de besoin. Avant de savoir marcher ou parler, l’enfant serait tout à fait sans défense s’il était incapable de hurler. Il ne s’en prive pas d’ailleurs. Des heures durant, nuit et jour, il crie, et sans perdre la voix!­­

En revanche, combien d’amateurs enthousiastes sortent d’une partie de hockey aphones pour deux jours! Ils ne sont pas les seuls. Il n’y a pas si longtemps, les politiciens, les prédicateurs, les conférenciers savaient projeter leur voix sans difficulté au fond d’une grande salle. Ils ne le savent plus. Pourquoi? Parce qu’on ne le leur enseigne plus. Depuis l’invention du microphone, ils perdent la voix comme tout le monde.

De nos jours, quand on a un discours ou un sermon à prononcer, ou même un cours à donner devant une classe le moindrement nombreuse, on s’empresse de vérifier s’il y a un micro et s’il fonctionne bien. Le microphone est devenu indispensable. À mes yeux, cette utile invention est aussi une béquille. Pourquoi avoir recours au micro quand on est né avec tout l’appareillage requis pour se faire entendre?­

L’art de projeter sa voix n’est plus enseigné qu’aux chanteurs et aux comédiens, et c’est dommage. Les gens sont souvent pétrifiés à l’idée de prendre la parole en public. Ils ne savent pas respirer amplement, régler leur débit, varier l’intonation de leur voix, soutenir les fins de phrase. On m’a maintes fois demandé d’animer des ateliers sur le sujet, et je le fais toujours avec plaisir, sachant toute la confiance qu’un peu de maîtrise technique peut donner aux orateurs.

L’acoustique des salles d’aujourd’hui est aussi en cause. Elle représente un extraordinaire recul par rapport à celle des arènes et autres théâtres extérieurs … de l’Antiquité.. Encore aujourd’hui, à Orange, Vérone, Caracalla, les comédiens et chanteurs se font entendre, dehors et sans amplification, de milliers de spectateurs.

Le premier théâtre couvert en Italie, celui de Vicenza. dans la province de Venise, date des années 1500. Disposé en gradins comme les théâtres antiques, éclairé à la seule lumière du jour, il est doté d’un décor permanent d’environ cinq mètres de profondeur – qui en paraissent vingt avec l’effet de perspective. Je l’ai visité et je peux témoigner de ses merveilleuses qualités acoustiques. Les théâtres européens construits par la suite sont demeurés de très bonnes enceintes pour la voix. Ce n’est pas le fait du hasard: puisque la sonorisation n’existait pas, les architectes devaient obligatoirement porter attention à l’acoustique..

Aujourd’hui, une bonne acoustique est presque un accident de parcours. Le O’Keefe Centre et le Roy Thompson Hall de Toronto sont des désastres, le nouvel Opéra de la Bastille à Paris aussi. Et quand, un mois de décembre, je suis allé entendre Casse-Noisette à la Place-des-Arts, le son du célesta m’a confirmé que l’orchestre dans la fosse, après toutes les dernières rénovations, a encore besoin d’être amplifié. C’est triste, mais l’art de construire des bonnes salles s’est perdu, en même temps que s’est perdu l’art de projeter la voix.