Rio de Janiero


Rio de Janiero

À cette époque, je vivais littéralement dans mes valises. Ou plutôt dans une valise: un cinq-habits en cuir épais que je m’étais fait fabriquer chez Fournier à Montréal. Je me baladais sans arrêt d’un pays à l’autre, quand ce n’était pas d’un continent à l’autre.

Je revenais d’un séjour en Afrique du Sud, où j’étais allé chanter Falstaff et le grand War Requiem de Benjamin Britten (étrange de monter en scène pour les Blancs un premier soir et pour les Noirs le lendemain … ), lorsque Janine Rapicault reçoit une demande de l’ambassade de France à Rio de Janeiro. Peut-elle former des distributions pour une saison « française» au Teatro municipale de Rio? Janine avait une bonne écurie. Elle n’a eu aucun mal à réunir une solide équipe de chanteurs entourée d’un bon metteur en scène et d’un chef d’orchestre compétent, Jacques Pernoo, de l’Opéra de Bordeaux.

À Rio, on voulait entendre deux opéras de Massenet, Manon et Werther, ainsi que La Damnation de Faust de Berlioz. Je suis engagé dans Werther et La Damnation. André Turp est du groupe, de même que la soprano française Suzanne Sarocca, que j’appelais ma jumelle parce qu’elle était née le même jour de la même année que moi.­

Le voyage depuis New York dure douze longues heures, mais l’époustouflante vue sur le Corcovado et la baie de Rio, à l’atterrissage, me ragaillardit. Notre hôtel, le Gloria, est situé sur la grande autoroute à douze voies qui mène à Copacabana. En attendant André, qui doit arriver le lendemain, je m’installe dans ma chambre puis décide d’aller faire un tour du côté du théâtre. L’immeuble, magnifique, est sis en plein centre-ville. Dans le hall se dresse un superbe buste de la grande soprano brésilienne Bidu Sayao. Jusqu’à maintenant, tout me plaît bien.

Ne reste qu’à demander comme d’habitude une avance pour mes menues dépenses (je voyage toujours sans argent). Sans sourciller, l’administrateur me remet l’équivalent de 1 000 dollars, soit 300 000 cruzeiros. Chèque et passeport en poche, je me présente à la banque, de l’autre côté de la rue. Le caissier regarde le chèque, s’éclipse. «Je regrette, m’informe-t-il après cinq minutes, mais il n’y a pas de provisions dans ce compte.» Quoi! le théâtre est insolvable! ! !

Je fonce chez l’administrateur. Lui, pas étonné pour deux sous (si l’on peut dire), me dit calmement: «Revenez ce soir au théâtre, il y a un spectacle de ballet. Assoyez-vous à côté de la caissière. Elle vous donnera les cruzeiros qu’il vous faut au fur et à mesure qu’elle vendra les places.» Je suis ses Instructions, mais convenez que ce n est pas rassurant pour la suite. Mon contrat, pour les six semaines, s’élève à 24 000 dollars US. J’espère que je n’aurai pas à ramasser 7 200 000 cruzeiros un à un … Enfin, je finis par oublier l’incident et, tous les artistes étant arrivés, nous nous mettons au travail.

De ce côté, aucune difficulté. Tout le monde se connaît, tout le monde parle français ou québécois. Sur le plateau, on se croirait en France. De temps en temps, entre deux répétitions, nous allons nous promener sur la plage. Pour des gens qui travaillent, Copacabana offre une magnifique escapade avec son sable, ses trois palmiers et son soleil (sauf qu’il disparaît à 15 heures derrière les tours d’appartements).

La ville de Rio, par contre, est une affreuse déception. Le bidonville tout proche, les petites prostituées de douze ans qui font la rue, les rats dans le parco municipal, les blattes à l’hôtel, la langue (le carioca) qui écorche l’oreille, tout ça est franchement pénible. Même si l’hôtel est à deux pas, on préfère prendre des taxis.

Les taxis de Rio! Tous des Chevrolet d’au moins vingt ans ou des Volkswagen auxquels il manque le siège du passager (on l’a retiré pour faciliter l’accès à la banquette arrière). Les chauffeurs roulent comme des fous, poussent au maximum la deuxième et la troisième vitesses, le pied au fond, le pouce collé sur le klaxon. Ils sautent d’une voie à l’autre (j’ai même vu un autobus traverser un parc sur la pelouse pour éviter un bouchon), grimpent sur les trottoirs, tout le monde prend les feux orange pour des verts. Personnellement, je regarde en arrière …

Les périls de la route ne sont pas les seuls qui menacent les artistes à Rio. Un soir, en arrivant pour une représentation de La Damnation de Faust, je trouve à la porte de ma loge une matrone de 1,80 mètres et 91 kîlos qui me lance avec son vilain accent et sur un ton menaçant: Sta noitch canta Damiano! (Ce soir, c’est Damiano qui chante!) Damiano était le mari baryton, un « ancien» du théâtre. Il avait investi ma loge! Je vais trouver notre chef d’orchestre, Jacques Pernoo, qui, lui, s’en réfère aussitôt à l’administration. Le directeur apostrophe Mme Damiano, empoigne l’intrus par le collet et l’expulse du théâtre. Le pauvre homme était à sa retraite. Pour continuer de recevoir sa pension, il était tenu de chanter une fois de temps en temps et sa femme avait décidé qu’il chanterait ce soir-là. Petit détail: il ne connaissait pas le rôle.

La saison se poursuit avec succès et s’achève sans autre incident. Mon départ est prévu pour le samedi soir de la sixième semaine. L’avion dans lequel je me taperai encore douze heures de vol décolle à 19 heures pour Paris. Comme on est vendredi, il est temps de réclamer mon cachet.

Je téléphone chez l’imprésario Giufrida. Il n’est pas à Rio, me répond-on, il revient demain de Sao Paolo. Samedi matin, je rappelle: Giufrida n’est pas revenu. A 15 heures (l’avion part dans quatre heures), le voilà qui débarque à ma chambre avec des boîtes en carton Libby’s remplies de cruzeiros! Or mon contrat stipule que je serai payé en dollars américains.

Dans les boîtes se trouvent les menues miettes de mon cachet, une fois comptabilisées un certain nombre de retenues à la source, dont voici le décompte exact: 25 p. cent du cachet total pour l’impôt brésilien, 25 p. cent (du total­ encore une fois) pour le fonds de pension des chanteurs brésiliens, 5 p. cent (du total) pour la commission à l’imprésario brésilien (ajoutés aux 10 p. cent qui vont à Janine). Une fois l’hôtel payé, il ne me reste pour ainsi dire rien … J’insiste pour obtenir au moins ce rien en dollars plutôt qu’en cruzeiros. En italien, Giufrida m’explique qu’il est désolé: «Aujourd’hui c’est samedi, les banques sont fermées et les dollars américains coûtent 14 p. cent sur le marché noir. » Je suis prêt à le tuer. Et puis non, je veux m’en aller d’ici et ne plus jamais remettre les pieds dans ce pays.

Plus tard, j’ai rencontré Jon Vickers qui avait« connu» Rio lui aussi. Son contrat à lui portait la précision «exempté de taxes ou autres retenues ». Le petit futé!

Heureusement, on n’est pas toujours perdant à ce jeu. Des années plus tard, le théâtre municipal d’Angers m’offre un contrat pour le rôle-titre dans Raskolnikoff, un opéra de Heinrich Sutermeister. Le contrat était intéressant et le rôle aussi.­

En janvier, un an avant la date prévue pour la création, je me mets au travail. Les œuvres contemporaines sont toujours plus longues à apprendre que le répertoire classique, car la musique est plus difficile. Pendant des mois, je consacre mes temps libres à mon nouveau rôle et, à l’été, je le maîtrise assez bien pour commencer à travailler avec un coach.­

En août arrivent un télégramme du théâtre et un autre de Janine Rapicault: Raskolnikoff a été annulé et sera remplacé par L’Aiglon, d’Arthur Honegger. Quand la nouvelle partition arrive, je la lis d’un bout à l’autre et je me mets à bouillir. Pour tout dire, je suis en «beau maudit». Le rôle qu’on me propose en remplacement ne me convient pas du tout, il est beaucoup trop aigu. C’est à un baryton martin qu’il aurait fallu le confier. Tout ça parce qu’une grande vedette, la basse Ghiuselev, s’est désistée et préfère chanter L’Aiglon!

Déterminé à sauver mon contrat après tous les efforts qu’il m’a déjà coûtés, je demande à Joseph Rouleau s’il est libre à ces dates. Peut-être le théâtre d’Angers accepterait-il de nous mettre ensemble à l’affiche dans Don Quichotte? Malheureusement, Joseph est occupé.

A court de solutions, j’expédie un télégramme à mon agent avec copie conforme au théâtre. «Ce rôle ne me va pas, prière de choisir un autre opéra.» Je me heurte à un mur. On insiste pour monter L’Aiglon. Comme je refuse de chanter, on me remplacera et on annulera mon contrat. Ouille!

Eh bien, puisqu’il faut prendre les grands moyens, je vais faire appel à un avocat, mon ami Marc Bourgeois, dont le cabinet à Montréal possède des bureaux à Paris. Me Bourgeois accepte d’intenter en mon nom une poursuite contre le Théâtre municipal d’Angers. Un collègue plaidera par procuration en ma faveur auprès du Conseil de prud’hommes d’Angers. Quelques mois plus tard,­ justice est faite et je gagne ma cause.

Cette petite histoire a un épilogue: en août 1996, un de mes élèves se présente à un concours de chant à Marmande, en France. Parmi les membres du jury se trouve le directeur du Théâtre d’Angers qui lit, sur le curriculum vitae d’Alexandre Malenfant, le nom de son professeur. «Faites mes amitiés à M. Savoie, lui dit-il, et ajoutez bien: sans rancune! » Message reçu. Un contrat, c’est un contrat.

Chapitre 6: Pendant ce temps, au Québec…

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