Le club du président


À la fin de son mandat, Claude organise la soirée tant attendue du «club du président Claude Dupras» où les meilleurs recruteurs sont conviés à une soirée surprise qu’il intitule «Montréal inusité». Les deux autobus loués pour transporter les 92 membres, les mènent vers un itinéraire secret. Il en surprendra plusieurs.

Le tout commence, vers 19h00, par une visite à la Morgue de Montréal, au 443 de la rue Saint-Vincent. Les membres apprennent que c’est depuis 1924 qu’elle est située dans ce bâtiment historique du Vieux-Montréal construit en 1858 pour loger l’hôtel Richelieu qui y recevra ses clients jusqu’en 1902. Le bâtiment fut alors transformé pour loger le club privé Jacques-Cartier, foyer de l’organisation du parti conservateur à Montréal. Puis en 1914, il devint «l’édifice du journal Le Devoir» qui le partagea avec le journal Le Nationalisteet l’Imprimerie populaire. Combinés à la morgue, on retrouve le laboratoire médico-légal de Montréal (fondé en 1914 et le troisième plus ancien au monde) et les bureaux des coroners.

Un des médecins légistes, chargé d’expertises en matière de médecine légale, agit comme guide et dirige le tour de toutes les installations. Il ouvre les tiroirs réfrigérés contenant les cadavres non-identifiés trouvés dans les rues de Montréal ou dans le fleuve Saint-Laurent. Les membres ont le souffle coupé en voyant ces pauvres êtres, morts il y a à peine quelques heures, gisant dans ces longs tiroirs en acier inoxydable dans la même position dans laquelle ils ont été trouvés. Certains sont en pyjama, d’autres presque nus, d’autres recroquevillés sur eux-mêmes. Les noyés ayant séjourné dans l’eau pendant un certain temps sont les plus affreux car leur état de décomposition est avancé. Puis les membres passent dans une salle où se font les expertises et aperçoivent deux hommes en «chienne blanche» (sarrau blanc) travaillant sur le cadavre d’un homme nu, allongé sur une table étroite, le haut du corps relevé, la tête pendante par en arrière, les deux bras dans le vide et le thorax ouvert. C’est une scène repoussante pour un néophyte et plusieurs membres sortent de la salle sur-le-champ incapables d’absorber mentalement et physiquement la scène. Ils vivent une expérience qui les surprend, qu’ils ne connaissaient pas mais qui fait partie de la vie de Montréal.

Le temps de reprendre leurs esprits, les membres débarquent au quartier général de la police de Montréal pour visiter le centre de coordination utilisé durant les grandes activités. Le directeur du service de la police, Albert Langlois, les accueille chaleureusement. On parle beaucoup du chef Langlois à Montréal. Le juge Caron l’a «reconnu coupable et condamné à des amendes pour des actes de malversation, d’abus de confiance et d’inconduite dont les buts et les effets étaient de tolérer, de protéger et de favoriser le vice organisé». Il se dit innocent et réussit à conserver sa position grâce à la collaboration du maire Fournier et de son équipe, élus en 1957. Un lieutenant, adjoint au chef de police, est le guide qui dirige le groupe de la Jeune Chambre vers le centre. C’est un endroit, précurseur du futur grand centre de coordination, d’où des policiers dirigent les effectifs du corps policier en cas d’émeutes, de catastrophes, de révoltes, de grèves et quoi encore. Ce n’est pas un travail facile car les moyens de communication et d’informatique d’aujourd’hui n’existent pas. Le téléphone et le télétype sont les outils privilégiés. Le centre est relié à l’Organisation internationale de police criminelle (interpol), à la Gendarmerie royale du Canada, à la Police provinciale, au Service ambulancier de la métropole, au Service des incendies et s’inscrit dans le réseau canadien. Suite à la visite du centre, les membres montent au 9ième étage pour voir le centre de détention. Il consiste en une série de cellules pour un ou plusieurs individus dont une grande cellule commune, où sont détenues les personnes arrêtées durant la nuit ou les derniers jours et celles qui y sont transférées pour leur comparution le lendemain à la Cour municipale. C’est un endroit mal foutu qui rassemble des personnes de tout acabit. Ils aperçoivent des prostituées, des joueurs, des voleurs, des récalcitrants judiciaires de toutes sortes et même des hommes en habit rayé ou en tuxedo. Ils semblent tous être traités cavalièrement dans une situation grossière d’inconfort. Le groupe traverse d’un bout à l’autre le centre de détention et redescend à une extrémité du bâtiment vers la rue Bonsecours. Le service de Police et la Cour municipale partagent le même bâtiment. L’accès pour la police est sur la rue Bonsecours tandis que celui de la cour donne sur le Champ de Mars.

La troisième étape de la soirée du «club du président» se passe au Bureau de la censure du Québec pour une représentation d’un film mis à l’index par les censeurs. Un film ne peut être diffusé en public s’il n’a pas reçu le visa émis par le Bureau. Les membres sont très excités de savoir qu’ils auront le privilège de visionner un tel film dans l’amphithéâtre du Bureau. C’est un censeur, ami de la Jeune Chambre, qui a ouvert les portes aux membres du club du président. Le Bureau est reconnu comme l’un des plus stricts au monde et cela depuis plus de 30 ans à cause des mœurs du temps et de la domination de l’Église. Il sévit surtout sur les salles de cinéma présentant les films étrangers. Par contre, il n’affecte pas trop la production locale qui, de toute façon, est presque inexistante. Il y a bien l’Office National du Film mais les foudres du Bureau ne sont réservées qu’à un petit nombre de films où il ampute quelques phrases dans un, modifie un commentaire dans un autre… et abrège et retravaille un certain nombre de films pour fins d’esthétique avec l’accord du réalisateur. Mais en 1959, le Bureau est à la veille d’un virage important. La révolution tranquille est au rendez-vous. Plusieurs émissions de radio et de télévision à Radio-Canada se penchent sur la question de la censure et rassemblent, autour de tables rondes, experts, éducateurs et professionnels du cinéma. Une commission d’enquête recommande l’abandon de la censure pour la remplacer par une classification par groupes d’âge. La loi entre en vigueur finalement en 1967. André Guérin, nommé directeur du Bureau, lui insuffle un esprit d’ouverture qui améliore l’atmosphère. La rapidité du changement semble directement proportionnelle à la baisse du pouvoir religieux. Il coïncide avec l’adoucissement de la censure aux USA et l’acceptation progressive de l’érotisme plus explicite. Le premier magazine Playboy fut publié par l’Américain Hugh Hefner en 1953 avec la photo de Marilyn Monroe nue sur la page centrale. Le magazine avait suscité un tollé monstre de protestations collectives et d’innombrables poursuites judiciaires. Depuis, après quelques jugements légaux en faveur de la parution du magazine, la tempête est quelque peu atténuée et le magazine est toléré puis accepté. Les Montréalais pourront enfin voir le film de Roger Vadim, dont ils ont tellement entendu parler, «les liaisons dangereuses», tourné en 1959 avec Jeanne Moreau, Gérard Philipe et Annette Vadim. En 1969, la sortie du film québécois «Valérie» démontre que le Québec devance toutes les provinces canadiennes quant à la libéralisation de la censure et est devenu un des leaders en Amérique du Nord. L’autocensure des cinéastes est en voie de disparition. Les membres du «club du président» visionnent quelques courts métrages de films suédois, japonais et français qui sont d’une grande qualité esthétique mais très explicites et audacieux pour le temps. Tous se régalent.

Il est 23h00 lorsque les autobus les conduisent au grand et renommé nightclub de l’est de Montréal «Le Mocambo». Ils y sont à temps pour le spectacle de fin de soirée. Le groupe a ses places réservées et remplit une bonne partie de la salle. Ce cabaret de nuit fait partie intégrante des plaisirs qu’offre Montréal, ville ouverte, «Open but honest» comme dit le maire Fournier. Le Mocamboa été l’hôte des plus célèbres artistes du monde, tels que Charles Aznavour, Nat King Cole, le Louisianais Fats Domino, Chubby Checker… Claude ne le fréquente pas et pour lui cette visite du club du président est une occasion de le découvrir. Il est enchanté de la réception et du spectacle, comme le sont tous les membres, d’autant plus qu’une chanteuse choisie pour sa voix mais surtout pour son apparence sensuelle et ses gestes suggestifs a été ajoutée au programme pour venir charmer les membres. Le nightclub n’a jamais été un endroit sans reproche. Il était dans les années ’40 et ’50, un des rendez-vous préférés de joueurs, d’oiseaux de nuit et de gens du milieu. Le jugement du juge Caron et l’élection de l’administration Drapeau-Desmarais ont changé la donne. Par contre, il reprend quelque peu du poil de la bête depuis que Drapeau a perdu la mairie aux mains de Sarto Fournier, malgré que la tolérance policière ne soit plus ce qu’elle était jadis. Il sera acheté en 1961 par le lutteur Johnny Rougeau qui veut en faire un endroit «propre» au-dessus de tout soupçon, ce qui est une rareté à l’époque.

Rougeau est le digne successeur de son idole et de celui de Claude, le champion lutteur Yvon Robert, depuis que celui-ci a pris sa retraite en 1957. Tout comme Robert né à Verdun, Rougeau est issu du quartier populaire Villeray, d’un père ouvrier et ancien boxeur, et est le neveu du lutteur Eddie Auger qui le prend sous son aile dès ses 13 ans. Il espère jouer au football pour les Alouettes de Montréal ou devenir joueur de hockey pour le grand club le Canadien. Mais comme son talent n’est pas de ces côtés-là, il s’engage dans la lutte professionnelle. Il est le gentleman du ring et remporte sept fois le titre de «champion du monde» version de son promoteur Eddie Quinn. Son plus grand rival est Hans Schmidt, un Canadien français au pseudonyme allemand. Talentueux et charismatique, Rougeau a aussi des qualités d’homme d’affaires et mène, en plus du Mocambo, plusieurs commerces de front, comme un salon de beauté pour femmes, un atelier de tailleurs d’habits pour hommes, un garage pour automobiles et une équipe de hockey junior, le National de Rosemont. Attiré par René Lévesque, il s’implique en politique pour le parti libéral du Québec. Lorsque Lévesque quitte le parti pour créer le parti Québécois en 1968, Rougeau le suit et devient son garde du corps. En août 1971, après plus de 5,000 combats et une carrière de 23 ans, il prend sa retraite après son dernier combat au centre Paul Sauvé débordant de fans. Son ami René Lévesque est parmi eux. Johnny Rougeau est un modèle pour la jeunesse. Il s’implique dans la communauté et vise à développer chez elle l’esprit sportif. Il meurt à 54 ans, le 25 mai 1983, et 7,000 personnes assistent à ses funérailles.

La soirée du «club du président» se termine aux petites heures du matin au restaurant Nanking, dans le Chinatown, où tous sont invités. Chacun rentre chez lui heureux de la soirée et se promet bien de recruter à nouveau cinq nouveaux membres, lors de la campagne de recrutement du prochain mandat, pour faire partie du nouveau «club du président Alban Coutu».