La statuette… suite


  A l’issue de la première semaine, les choses ayant évolué dans le bon sens, il se sentit envahi par un calme dont il n’arrivait à définir l’origine. Etait-ce la satisfaction du boulot déjà accompli qui laissait prévoir la sortie de crise ? Etait-ce cette curieuse façon  de vivre, intense mais un peu « déjantée », en tout cas aux antipodes de l’atmosphère maussade et tendue du « Siège » ? La réponse lui fut donnée au cours du week-end. Il n’avait pas eu le temps de faire un aller-retour à Paris et Pierre Jomard l’embarqua dans une mémorable cueillette de morilles. Ils crapahutèrent une partie de la journée à travers combes et sous-bois à la recherche des précieux « coins » que le chef de chantier avait réussi à soutirer au père Ramageot moyennant une soirée bien arrosée au passe-tout-grain. « A la fin, tu peux me croire, avait-il dit à Bertrand, j’étais limite mais le vieux avait fini par craquer. Dans ces cas-là tes potes du Siège disent qu’ils sont fed-up mais ici les types  disent qu’ils ont les dents du fond qui baignent ! »

Finalement, les dernières difficultés aplanies, au prix de quelques compromis durement négociés sur les normes à appliquer à la composition du béton des salles de traitement et sur les contraintes de planning à respecter par les entreprises sous-traitantes, Bertrand se prépara à reprendre la route. C’était le jeudi soir. Il regagna Saint-Broing-l’Eglise pour y passer sa dernière nuit. Il était à peine 18 heures lorsqu’il arriva à l’hôtel. Il était heureux de souffler un peu et de faire tranquillement ses bagages. Il fut surpris pas la brouhaha qui venait de la salle dite « des mariages » voisine de la salle à manger. Ce n’était pas le genre de la maison. La patronne le rassura :

–  C’est le maire qui organise une réunion à propos d’une histoire de statuette de la Sainte Vierge qui était dans le chœur de l’église avant la guerre et à laquelle nous tenions beaucoup. Elle avait disparu à la Libération, on ne sait trop comment ni pourquoi, et on vient de la retrouver dans le grenier d’une vieille ferme de la Combe des Charmots du côté de Moloy. Le vieux qui vivait là n’avait comme héritiers que de vagues cousins qui veulent s’en débarrasser en en tirant le meilleur prix, bien entendu. La commune était prête à la racheter quitte  à faire  un appel au peuple. Hélas, manque de chance pour nous, elle intéresse  aussi un antiquaire de Dijon. Du coup, le maire a obtenu, et les héritiers ne sont pas contre  (vous pensez bien !) qu’une vente aux enchères  soit organisée  dans la salle des fêtes.  Elle aura lieu vendredi en huit. Seulement voilà : comment décrocher le gros lot ? Combien ce type est–il décidé à payer  et qui,  parmi nous, seul ou en s’associant aux autres, pourra lui tenir tête ? C’est pour ça qu’ ça discute fort depuis une heure. Vous me direz, y’a p’t être d’autres bonnes raisons à ça : j’avais prévu du kir et des gougères. Vous voyez ce que je veux dire !

Bertrand ignorait ce qu’était une gougère : il risqua donc un œil dans la « salle des  mariages », histoire de vérifier si les « palabres » bourguignonnes ressemblaient aux « palabres » africaines dont lui avait parlé un jour l’un de ses condisciples de Louis-le-Grand qui s’était fourvoyé dans l’anthropologie. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne fut pas déçu…

*

C’est avec des sentiments mélangés que Bertrand, le lundi matin, se replongea dans l’enfer du Périphérique. Il se dit en souriant (Tiens ! Ça c’était nouveau !) qu’on ne change pas impunément de planète. Comme il s’y attendait, il avait été convoqué dès huit heures chez le patron mais l’ambiance de leur tête-à-tête n’eut rien à voir, Dieu merci, avec celle de ce fameux vendredi soir où, il en était persuadé, « on » avait essayé de lui faire « porter le chapeau ». Il fut d’ailleurs rassuré dès l’instant où il traversa le bureau de la secrétaire : elle lui fit son plus beau sourire et lui souffla : « ça baigne ! ».

Et de fait, tout se passa bien. Le boss l’invita tout de suite à s’asseoir, relut devant lui le compte rendu qu’il lui avait faxé le vendredi matin depuis la baraque du chef de chantier, se fit préciser un certain nombre de détails et quelques données chiffrées et conclut par un chaleureux :

– Bon boulot, mon petit Bertrand : je savais que je pouvais compter sur vous. Et à part ça, parlez-moi un peu de votre immersion dans les profondeurs des forêts du Plateau de Langres. Une sacrée expérience, non ? Surtout pour quelqu’un qui habite dans le sud du 17ème ? On m’a dit que vous logiez à Saint-Broing-l’Eglise. Je situe très bien.

Bertrand hésita avant de répondre. Il ne voulait probablement pas laisser paraître, ou peut-être tout simplement s’avouer à lui-même, à quel point un charme indéfinissable avait opéré sur lui, le marquant d’une empreinte dont il ne mesurait pas encore l’importance. Il se contenta de quelques lieux communs, évoquant la rudesse et la beauté des paysages, le côté désuet des décors et du mode de vie découverts à Saint-Broing. Mais il fit néanmoins allusion à l’épisode de la statuette. Il avait du mal, dit-il, à comprendre cette mobilisation de tout un village pour tenter de récupérer ce qui n’était, après tout, qu’une vague sculpture en bois, récupérée dans le grenier d’une vieille ferme, même si l’objet en question avait trôné autrefois dans une des chapelles latérales de l’église paroissiale. Mais son patron l’interrompit aussitôt :

– Ne jugez pas hâtivement, Bertrand ; ces villageois ont une réaction qui mérite le respect, une réaction qui vient du fond des âges : celle de la fidélité aux racines, celle du souci de ne pas rompre la chaîne, de ne pas trancher l’un des liens qui les relient à ceux qui, il y a un ou deux siècles (et même plus, peu importe) se réunissaient pour prier sous les mêmes voûtes après avoir travaillé la même terre. Il ne faut pas rompre les chaînes, surtout pas ! La vie s’est chargée de m’apprendre cette vérité, même si l’on n’est pas toujours, hélas, responsable de la rupture. Mais parlez-moi un peu de cette statuette. A quoi ressemble-t-elle ?

Bertrand se souvint alors du descriptif  destiné à la vente, publié dans Le Bien Public, que la patronne de l’hôtel lui avait remis. Il fouilla dans son porte document et le retrouva au milieu des plannings et des comptes rendus de réunions. Le PDG de Bardin International se plongea alors dans la lecture d’un texte qui aurait beaucoup intrigué sa secrétaire.

Description par l’abbé Morisot, curé de Saint-Broing-l’Eglise,

de la statuette retrouvée dans l’inventaire de la Ferme des Charmots.

Belle vierge en bois en majesté, assise sur un trône. Cette statue du début du 19ème siècle représente une vierge du 12ème siècle de style roman auvergnat : sculpture en ronde-bosse avec un drapé à plis parallèles et curvilignes ; composition et proportions allongés du visage et des doigts ; les pieds sont dégagés et visibles sous la robe. Le siège de cette majesté est du type classique à quatre pilastres et dossier à arcature. Sa hauteur est d’environ quatre-vingt dix centimètres.

Pendant sa lecture ; il s’était rapproché de la baie vitrée. L’interphone avait sonné mais à la grande surprise de Bertrand  il avait demandé à Monique qu’on ne le dérange pas. Il resta ensuite un long moment silencieux, les yeux perdus vers un lever de soleil laborieux dans la grisaille nuageuse de l’Ile-de-France. Lorsqu’enfin il se retourna, il avait un regard que Bertrand ne lui avait jamais connu : il rayonnait. Et pour la première fois il vit sur son visage la naissance d’un sourire, d’un vrai sourire, un sourire lumineux, pas de ceux qu’il réservait quelquefois, en s’inclinant et en disant « sayonara » à ses clients japonais. Mais il n’était pas au bout de ses surprises, la suite le sidéra :

– Mon petit Bertrand, je vais avoir à nouveau besoin de vous au pays des corbeaux.

Il resta d’abord interloqué : son compte rendu n’avait-il pas été apprécié, les nombreux points de frictions définitivement débloqués, la reprise des travaux programmée pour la quinzaine suivante ?

– Ne faites pas cette tête, mon garçon, votre mission commando dans les sous-bois est terminée ! Rassurez-vous, il s’agit de toute autre chose. Quand avez-vous dit que devait avoir lieu la vente aux enchères de cette statuette ?

– Vendredi prochain, Monsieur, à 14 heures dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Broing-l’Eglise.

– Avez-vous une idée de la mise à prix ?

– Aucune, Monsieur. Les gens, à l’hôtel, parlaient de 3000 euros. Mais il ne s’agit que d’une rumeur.

– Peu importe ! Vous allez assister à cette vente et vous allez m’acheter cet objet. Je dis bien «  m’acheter ». Il ne s’agit en aucune façon d’une acquisition au nom de la Société. Je vous remettrai une procuration assortie d’un ordre de paiement en blanc visés par ma banque qui devrait rassurer le commissaire priseur. Pour le cas où ça coincerait et où il y aurait des arrhes à régler, mais ça m’étonnerait, je vais faire le nécessaire pour qu’un provision soit virée sur votre propre compte. Nous régulariserons tout cela après. Et puis, bien entendu, prenez l’un des TGV du matin pour Dijon et louez vous une voiture. Ah, j’oubliais le principal : je veux cette statuette, Bertrand . C’est bien clair ? Donc, n’hésitez pas, faites monter les enchères. J’ai cru comprendre qu’il y avait un antiquaire de Dijon sur le coup ? Vous allez me le mettre sur orbite géostationnaire !

Bertrand se tassa sur son fauteuil avant de hasarder :

– Monter ? Mais monter jusqu’où, Monsieur ?

– Carte blanche, mon garçon ! Exécution !

Lorsqu’il retraversa le bureau de la secrétaire, celle-ci resta les doigts levés au dessus de son clavier. Elle se méprit totalement sur la signification du vague grognement qu’il lui adressa, l’air absent, en fermant la porte derrière lui.

*

C’est ainsi qu’à la fin de la semaine, Bertrand reprit la route de la Bourgogne. Dans un tout autre état d’esprit que la fois précédente, cela va sans dire : plus stressé du tout mais au contraire joyeux, ce qui l’étonna, et impatient de vivre la suite de cet épisode insolite. Bien entendu, Marie-Ange avait pris son air pincé et y était allée de son commentaire, d’autant plus qu’il avait été très évasif sur le l’objet de sa mission : «  j’espère que cette fois au moins tu ne disparaîtras pas de tout le week-end ; je te rappelle, pour le cas où tu l’aurais oublié, que Kévin a son tournoi de tennis dimanche à Ville-d’Avray.

           Confortablement installé dans le TGV, Bertrand se laissa aller à une rêverie délicieuse. Conscient de se comporter en cela d’une manière totalement déviationniste, il avait banni pour la première fois de ses bagages son PC portable et son téléphone mobile dernier cri et n’interrompait sa contemplation du défilement du paysage de forêts et de prairies que pour feuilleter distraitement le dernier numéro de » l’Equipe » acheté  à l’un des kiosques de la Gare de Lyon. Il faisait un temps superbe. La campagne  bourguignonne ne lui était jamais apparue aussi verte, aussi grasse, aussi vallonnée. Un régal. Une chose le frappa particulièrement : le nombre de troupeaux de vaches à la robe rouge tachetée de blanc, mais surtout le fait qu’elles broutaient presque toutes dans le même sens. Il essaya d’y trouver une explication plausible. Sociologique d’abord : peut-être y avait-il une cheftaine qui dirigeait l’opération : « En route, les copines, tout le monde derrière moi, on broute ! ». Scientifico-gastronomique ensuite : position du troupeau par rapport au soleil afin de mieux sélectionner les touffes les plus goûteuses sur les têtes de gondoles formées par les replis des prés en pente. Il nota de demander à la première occasion l’avis de Jomard à ce sujet, ou peut-être même, pourquoi pas, celui de Miss Rembrandt. Il ne pouvait tout de même pas interroger là-dessus le polytechnicien qui dirigeait le Département de Recherches de la Société !

Il avait choisi de faire une arrivée tardive et aussi discrète que possible à Saint-Broing. Aussi était-il parti assez tôt pour se laisser le temps de déjeuner au buffet de la gare de Dijon.

Lorsqu’il gara sa voiture de location devant l’église abbatiale il vit entrer quelques personnes dans la salle de fêtes de la mairie toute proche, des retardataires pensa-t-il. Et effectivement, lorsqu’il y pénétra à son tour, il fut surpris par l’affluence. Il ne restait plus que quelques chaises libres au fond de la salle tout près de la porte. Personne ne fit donc attention à lui. Il reconnut toutefois le maire de Saint-Broing  qu’il avait côtoyé  plusieurs fois dans la salle à manger de l’Hôtel. Il était assis au premier rang non loin d’un personnage très « m’as-tu-vu » dont Bertrand se dit immédiatement qu’il devait être le fameux antiquaire dijonnais. Le type était debout en grande discussion, à moitié tourné vers un spectateur du rang suivant. Il faisait beaucoup de volume, s’esclaffait avec application, comme il sied à ceux qui sont fiers de témoigner d’un sens de l’humour qu’ils s’imaginent très supérieur à celui du commun des mortels. Il avait le look vestimentaire post-soixante-huitard, bon chic, bon genre : jean noir de bonne coupe, chemise noire largement ouverte sur un chaîne dorée à gros maillons, cheveux mi-longs ramenés en amorce de chignon. Bertrand le trouva d’entrée de jeu exécrable, réaction qu’il n’aurait certainement pas eue trois semaines plus tôt. Il avait reçu de son PDG la mission de procéder à une mise sur orbite. Il décida d’emblée  que ce serait une exécution.

Le commissaire priseur arriva quelques minutes plus tard. Une table et deux chaises avaient été disposées sur une estrade, face au public. Il y prit place accompagné d’une petite assistante que Bertrand ne put s’empêcher de dévorer des yeux : elle était le sosie d’Amélie Poulain. Mais il se reprit aussitôt pour contempler la statuette qui trônait face au public.

Le silence se fit dans la salle. La tension était palpable. Les enchères furent ouvertes à 2000 euros. Une voix à l’accent du terroir renchérit aussitôt sur la gauche de l’assistance : 2300 euros. Bertrand reconnut l’intervenant. C’était Jean-Marie Verdot, le garagiste de la route de Sombernon chez lequel il avait fait le plein. Etait-il l’intermédiaire des villageois ? Bertrand ne broncha pas. 2500 ! La voix était forte et teintée d’ironie : le méchant des westerns  venait de  monter  en gratifiant  d’un sourire  de style  Alerte à Malibu  la blondasse embagousée qui l’accompagnait. Ce petit jeu insupportable se poursuivit dans une ambiance qui remua Bertrand au plus profond de lui-même. Il sentit monter en lui une colère sourde. Il eut même un flash et revit une scène de Rio Bravo : mais c’était lui devant le saloon et il écartait lentement le pan de son manteau. Bien sûr, ce qui devait arriver, arriva. A 4000 euros Verdot renonça à suivre. Les villageois avaient dû se fixer un plafond ! L’antiquaire se retourna pour faire un clin d’œil au type avec lequel il rigolait avant le début de la séance. 4000 : qui dit mieux ?  4000, une fois ; 4000, deux fois …

           5000 euros. ! Une espèce d’exclamation sourde parcourut l’assistance. Toutes les têtes se tournèrent pour identifier l’intervenant. Bertrand, impassible, avait déjà baissé la main. Seule la patronne de l’hôtel, qui était assise à un rang de lui dans la travée voisine, l’avait reconnu. Elle lui fit un sourire dans lequel il lui sembla voir passer toute la jubilation du monde. 5000 euros au fond la salle, qui dit mieux ? L’adversaire de Bertrand ne put s’empêcher de lâcher à voix haute : c’est insensé ! Il crut sans doute à une mauvaise plaisanterie, au dérapage d’un illuminé inconscient des conséquences de son intervention. Il lui suffisait de reprendre la main pour le faire taire une bonne fois ! 5500 euros : son sourire s’était transformé en rictus quand il relança. La salle retenait son souffle. Bertrand appliqua les leçons apprises du Maître tibétain Rahula Rimpoché et de John Wayne : son visage n’exprimait rien, il ne cilla pas lorsqu’à la suite du 5500 euros 2 fois dont il attendit l’annonce avant de dégainer, il dit d’une voix calme : 7000 euros. Cette fois l’exclamation de l’assistance lui fit l’effet d’un rugissement de plaisir. Le type du premier rang se leva d’un bond en lançant en direction du commissaire-priseur :

– C’est vraiment n’importe quoi !

et il ajouta à l’adresse de la blondasse :

– Allez, lève-toi, Patricia, on n’a plus rien à faire chez ces barjots !

Il eut le temps d’entendre : adjugé à Monsieur, au fond de la salle , avant de regagner la sortie à grandes enjambées au milieu du brouhaha qui se déclencha alors. Le commissaire-priseur s’était levé pour mieux voir Bertrand :

– Vous êtes Monsieur… ?

Bertrand marqua un temps d’hésitation. Un sentiment curieux l’avait envahi : il était soudain heureux à l’idée de révéler son nom au milieu de tous ces gens du village qui  le dévisageaient avec sympathie. Il se leva à son tour pour lancer d’une voix claire :

– Je m’appelle Bertrand Estivalet.

– Tu s’rais pas du pays, toi mon gars ?

lui demanda son voisin, un vieil habitant du bourg que Bertrand avait souvent remarqué assis sur le banc de pierre adossé au mur de l’église à droite du porche et dont le teint « terre de Sienne » n’était pas  à imputer seulement à la bise vivifiante du Plateau de Langres.

C’est alors que Bertrand fit une chose qu’il n’aurait jamais imaginé faire quelques semaines plus tôt. Il répondit en souriant :

– Mon arrière grand-père était forgeron à Sombernon.

Mais il fut interrompu dans ses confidences par le commissaire-priseur qui l’invita à le rejoindre dans le vestiaire de la salle des fêtes afin d’entériner la vente. Lorsqu’il revint dans la salle, il fut étonné de constater qu’un bon tiers de l’assistance n’avait pas quitté les lieux. Les gens discutaient par petits groupes. Le plus important d’entre eux entourait un homme âgé que Bertrand avait remarqué lors de son arrivée discrète dans la salle. Il était grand, mince. Sa chevelure blanche contrastait avec sa tenue sombre qu’une petite croix  argentée soulignait au revers de son veston. Bertrand ne put s’empêcher de lui sourire mais s’éloigna pour aller s’isoler un instant dans le local servant de vestiaire. Il avait pour mission de rendre compte au patron. Il appela le secrétariat de direction sur son portable. Monique le mit en ligne immédiatement et il fut surpris d’emblée par le ton enjoué du PDG de Bardin International :

– Alors, mon petit Bertrand, où en êtes-vous ? Ne me dîtes surtout pas que mon petit caprice vous est passé sous le nez !

– Pas du tout, Monsieur, la statuette m’attend sur la table de la salle des fêtes de Saint-Broing. Tout est réglé. Je l’ai décrochée au finish pour ….

Le patron ne le laissa pas continuer :

– Nous verrons cela lundi, rien ne presse. Le plus urgent n’est pas là. Le plus urgent, c’est ce que vous allez en faire maintenant. Je vous rassure tout de suite, c’est très simple. Vous allez contacter le curé de Saint-Broing. Figurez-vous que je le connais, moi, cet abbé Morisot. Vous allez lui offrir la statuette de ma part, à charge pour lui de lui faire reprendre sa place dans l’église abbatiale. C’est tout. Ensuite direction Dijon et surtout ne ratez pas votre TGV. Je ne tiens pas à être maudit une deuxième fois par votre charmante épouse ! Ah, autre chose : …merci Bertrand…

Il raccrocha, éberlué, revint dans la salle  et rejoignit d’instinct le groupe qui entourait l’inconnu en costume noir. Celui-ci le regarda s’approcher. Son visage exprimait inexplicablement une sorte de soulagement.

– Je souhaiterais rencontrer l’abbé Morisot.

– Il est devant toi, mon gars, lui dit le Pépé du banc de pierre.

Leurs regards se croisèrent. Bertrand ne savait pas trop comment commencer. Il eut alors une réaction un peu enfantine : il tourna les talons, alla se saisir de la « Vierge en Majesté » sur la table de l’estrade et la tendit gauchement au curé.

– Je suis chargé par mon patron, qui est le véritable acquéreur de cet objet d’art, de vous l’offrir en son nom afin qu’il retrouve la place qui est la sienne dans votre église.

La seule réaction à ses propos fut le silence. Un silence qui ressemblait à du recueillement. Les villageois présents se regardaient, incrédules. Les plus proches du groupe, qui avaient entendu, les rejoignirent. L’abbé fut le premier à rompre le charme.

– Il m’est délicat d’accepter un tel cadeau, jeune homme. Et d’abord, qui est exactement ce donateur dont vous affirmez être l’intermédiaire ? Et pourquoi ce geste ?

– Il s’agit du Président-Directeur-Général de la Société Bardin International qui est l’un des plus gros groupes français dans le secteur du BTP.

– Mais encore ?

– Son nom est Samuel Rosenthal.

Bertrand vit alors l’abbé tressaillir et serrer un peu plus fort contre lui la sculpture en bois patiné. Son émotion était visible, ses yeux légèrement brouillés.

– J’ai bien connu un Simon Rosenthal. Il avait à peu près mon âge. C’était pendant la guerre, à Saint-Broing, entre 1942 et 1944, si je me souviens bien. Mes parents avaient une ferme isolée, du côté de Saulx-le-Duc. Ils avaient recueilli et caché deux enfants juifs : Samuel et sa sœur Sarah, un peu plus âgée que lui, dont le père et la mère sont morts en déportation. A la Libération, des cousins éloignés qui avaient échappé à la tourmente sont venus de Paris les récupérer. Je ne les ai jamais revus depuis. Mais ils sont toujours présents dans ma mémoire, pour ne pas dire plus. Ils faisaient partie de la famille. Nous faisions les quatre cents coups ensemble dans les combes à girolles des environs. Ils n’avaient pas leurs pareils pour pécher les écrevisses à la balance dans les trous d’eau du Suzon.. Comment Samuel, car il s’agit de lui sans aucun doute, a-t-il pu savoir que j’étais désormais le vieux curé de Saint-Broing ?

Bertrand n’avait pas la réponse. Mais il comprit que son patron venait de payer une dette et il s’expliqua alors le regard inattendu qu’il avait surpris sur son visage dans le clair-obscur du grand bureau le lundi précédent.

Il s’excusa auprès de ses nouveaux amis. Il ne voulait surtout pas louper le départ de son TGV (Marie-Ange n’aurait effectivement pas apprécié !). Il reprit la route de Dijon envahi d’un sentiment mêlé : détente profonde, presque euphorique, mais aussi petit pincement au cœur. Alors ça, se dit-il, c’est nouveau ! Il y avait peut-être dans son cas un début d’explication. Lorsqu’il avait pris congé, des dizaines de mains chaleureuses s’étaient tendues vers lui et une vieille mamie que tout le village appelait » La Fantine  » s’était approchée et l’avait embrassé en lui disant d’une petite voix complice :

– Reviens quand tu veux, mon garçon, il y aura toujours une place pour toi à notre table. Je te garde une assiette dans le vaisselier. Ce qui serait bien, c’est que tu viennes avec ta femme et tes minots : mon fils, le Fernand, les emmènerait le soir écouter le brame du cerf.

*

Dans les premiers temps qui suivirent son retour, Marie-Ange trouva à Bertrand « un drôle d’air ». C’est du moins ce qu’elle confia au téléphone à sa copine Solange. « Il est complètement cool, si tu vois ce que je veux dire ;  non,  tu ne peux pas voir ; imagine-toi qu’il ne crie plus après les gosses, qu’il dit toujours avoir passé une bonne journée, qu’il tape paraît-il dans le dos du délégué CGT et qu’il est systématiquement partant si on projette un Kurosawa à La Pagode. Non, non, ma chérie, je ne plaisante pas, il n’est plus le même ! Et tu ne sais pas la meilleure : il a dégoté chez un fromager de la rue des Martyrs une espèce de truc infâme dans un pot en carton, qui empeste l’ail dès qu’on ouvre la porte du frigo. De la cancoillotte paraît-il, tu connaissais ça ? Non ? Moi non plus ? Résultat : il a abandonné les céréales et il s’en fait des tartines le matin qu’il trempe dans son café au lait ! Ça donne mal au cœur à Kévin ! Il parait que les gens du coin paumé où il était en raffolent ! »  

Au début du mois de décembre, ils furent invités à Versailles chez le couple d’amis de la sœur de Marie-Ange, qu’ils avaient côtoyés lors de la fameuse soirée du » vendredi noir  » comme disait désormais Bertrand sans que sa femme sache très bien s’il était sérieux ou s’il plaisantait. Ce qui est sûr, c’est qu’il rentra très tôt du bureau, se changea en sifflotant, couvrit Marie-Ange de compliments coquins sur sa tenue et se relança dans les embouteillages en se branchant sur Radio Classique. Les bouchons  succédèrent aux bouchons mais c’était l’heure d’une émission de jazz et Bertrand battait la mesure dans la plus parfaite décontraction. Ils arrivèrent cependant les premiers. Il écouta avec bienveillance un long exposé de son Beauf sur les conséquence des tensions à la frontière turco-irakienne sur le cours du baril de brut. Les autres convives finirent par les rejoindre. Bertrand reconnut son ancienne voisine de table, l’intello-bobo de France-Culture qu’il salua avec une courtoisie appuyée sous le regard mi figue-mi raisin de Marie-Ange. Quand son Beauf proposa aux invités le choix des apéritifs, il lui demanda avec candeur s’il pouvait lui faire un kir, mais devant l’air ahuri de l’intéressé, il dit en souriant qu’un Glenfiddich sans eau et sans glace ferait parfaitement l’affaire. Lorsqu’ils passèrent à la salle à manger, il saisit furtivement la main de Marie-Ange. Elle le regarda ,surprise, et un sourire d’une infinie douceur illumina son visage. Elle prit place de l’autre côté de la table, légèrement en diagonale par rapport à Bertrand et ce sourire à peine esquissé, léger, aérien ne la quitta plus.

Bertrand s’était retrouvé assis, comme par hasard, auprès de son interlocutrice du précédent dîner. Elle ne l’avait manifestement pas oublié, elle non plus, car elle lui confia d’entrée de jeu  qu’elle avait appris son départ forcé du surlendemain au fin fond des forêts bourguignonnes.

– J’espère que vous êtes bien remis de votre exil professionnel dans les derniers patelins ravitaillés par les corbeaux. C’est bien comme ça qu’on dit, n’est-ce pas ? Ça a  dû être hard, un vrai challenge ! Moi, j’en serais positivement incapable, même en en parlant avant à mon psy ! Mais vous avez, ça se voit tout de suite, des dispositions pour vous adapter à ce genre d’endroit et de milieu.

Bertrand se garda bien de relever. Il dit au contraire d’un voix très douce, avec le regard d’un aumônier de pensionnat qui donne l’absolution :

– Détrompez-vous, j’y ai vécu des moments très forts au sein d’une communauté villageoise qui se mobilisait, avec ses faibles moyens, pour récupérer une statuette ancienne disparue de son église depuis soixante ans, après avoir été vénérée par plusieurs générations. Mais, pardonnez-moi, je m’exprime mal. Je voulais simplement dire : qui militait solidairement pour mettre fin à une désappropriation déstructurante impliquant une symbolique objective à connotations spiritualo-racinaires. 

           Bertrand regarda en direction de Marie-Ange. Son sourire, Dieu merci, n’avait pas disparu, bien au contraire. Il s’était même fait encore plus tendre.

Mais un autre visage vint s’interposer dans son esprit : celui de la Fantine, avec son sourire bien à elle et ses petits yeux pétillants de malice qui éclairaient ses joues de vieille pomme rainette.

Une évidence s’imposa alors à lui.

Il emmènerait les minots écouter le brame du cerf avec le Fernand dans la forêt de Saint-Broing !

 

Rochefort du Gard, octobre 2007