Le refus


 

François était épuisé. Trop d’efforts, trop de bruit, trop de pression, trop de poussière. Il sentit qu’il arrivait au bout de ses forces. Il se dit, pour se donner du courage, que la pause ne devait plus être loin. Il n’avait aucune idée précise de l’heure qu’il pouvait être, mais il voyait bien que l’ombre commençait à s’étendre lentement dans les creux du relief du massif de l’Ouarsenis, d’où se détachait vers le sud le sommet légèrement doré du Mont Achaoun. Et puis, enfin, la pause fut accordée. Il se laissa tomber comme une masse sur le tapis d’herbes sèches qui entourait le chantier, au milieu de ses compagnons en sueur. A quelques pas, deux ou trois chèvres maigrichonnes, échappées du village de Bou Caïd en contrebas, broutaient avec indifférence. Il savait que le répit serait, de toute façon, de courte durée et qu’il restait encore un sacré boulot à abattre avant le retour tant espéré à Orléansville. Alors il ferma les yeux et se laissa aller à rêver, avec toujours cette même interrogation: comment aurait-il pu imaginer, trois ans plus tôt, dans son village de Haute Auvergne, aux pâturages peuplés, eux, de petite vaches rouges de Salers, broutant au milieu des gentianes, qu’il finirait par atterrir un jour en Algérie. Pour lui: le bout du monde. Et comme souvent, il se laissa aller à se repasser, une fois encore, le film des évènements qui l’avaient amené là.

Tout avait commencé, comme pour des millions d’autres, en ce bel été 1914: l’ordre de mobilisation, la feuille de route, le saut dans l’inconnu…Un réconfort toutefois dans ce malheur: il s’était retrouvé dans la même compagnie qu’un « pays », Joseph. Ils étaient tous les deux du même village, avaient usé leurs fonds de culotte ensemble à l’Ecole des « Frères », près du foirail, dont la vue sur le Puy de Sancy est si belle. Une sacrée veine! Oui, sauf qu’elle allait les entraîner tous les deux dans l’horreur. Celle des tranchées, celle des assauts et des attaques, celle des bombardements, celle de la peur qui les taraudait comme un cancer, mais aussi celle de l’espoir d’une paix toujours attendue, mais toujours repoussée.

Celle des tranchées de premières lignes colle à ses songes comme une chape. Avec cette obsession: la boue, cette effroyable boue de glaise collante et cette eau vaseuse qu’il faut combattre à chaque instant, qui s’insinuent partout, qui imprègnent tout: uniformes, godillots, fusils, nourriture, tabac, moustaches…Alors on se creuse des niches dans les parois qu’on réussit parfois à remplir de branches séchées auxquelles on met le feu pour tenter d’en

atténuer l’humidité. Quant au sommeil, il doit, lui aussi, se conquérir de haute lutte contre les morsures des rats, l’invasion des poux, l’odeur souvent pestilentielle, la pluie qui transforme les parois en magma, et l’angoisse qui étreint quand, au beau milieu de la nuit, se mettent à tinter les boîtes de conserves qu’on a accrochées sur des fils dans le no man’s land (rafale de vent ou incursion ennemie?), ou éclate brusquement le bruit d’un départ de tir qui peut, en cas de coup au but, se terminer par un ensevelissement vivant sous des mètres cubes de terre. Alors François s’y revoit. La peur au ventre quand il recevait l’ordre d’aller avec deux copains occuper un poste d’écoute et d’observation au bout d’un boyau. Il se souvient de cette étendue entre leurs premières lignes et celles des allemands, tant de fois retournée sur des centaines de mètres, jonchée de bois et de barbelés, auxquels étaient restés parfois accrochés des morceaux d’uniformes bleus ou gris, et où il avait observé, de loin, horrifié, quelques corps abandonnés attaqués par d’énormes rats, et sur lesquels se posaient des oiseaux pour repartir avec des morceaux de chair dans le bec.

Quant aux assauts, il se demande encore par quel miracle il s’en est sorti. Il faut dire qu’il escaladait toujours le parapet sur les traces de son copain Joseph. Il avait l’impression que, d’une certaine manière, il le protégeait. Car c’était un sacré soldat « le Joseph »: promu caporal « pour sa belle conduite au feu », titulaire de la Croix de Guerre avec trois citations pour « s’être élancé à l’assaut avec courage, malgré le tir intense de l’ennemi et s’être maintenu sur la position conquise malgré un bombardement des plus violents ». Sans compter un exploitremarquable : ce lieutenant gravement blessé près des barbelés, qu’il était un jour allé récupérer pour le ramener sur son dos! Mais le dernier de ces assauts devait décider de leur destin à tous les deux. Combien de fois en a-t-il reçu les images comme des flashs, alors qu’il était en train de bosser comme un dingue sous la canicule ou allongé enfin sur la paillasse de son châlit!

L’attaque est prévue en milieu de matinée. Dès sept heures du matin on leur a distribué du café, du vin gelé qui tinte dans les bidons et des boules de pain durcies qu’ils doivent trancher à la hache. C’est ensuite la préparation d’artillerie et la distribution de gnôle. Quand l’ordre de sortir est lancé, certains hommes sont à moitié ivres. François colle le mieux possible à Joseph et s’élance au dessus du parapet. Les types hurlent autour de lui pour dominer leur peur. Deux détonations sur leur gauche, deux départs, deux sifflements: «C’est pour nous!», gueule Joseph, «Des 105 fusants!». Des « sacs à charbon », dans l’argot des poilus, qui éclatent en l’air et sèment leur grêle, criblant la terre, fêlant les têtes, trouant les pieds. Des obus prennent le relai. Joseph et lui sautent dans un trou au dernier moment. Une explosion! A quelques mètres d’eux un homme au sol hurle: il n’a plus de jambes. Les deux copains se traînent dans le trou boueux en rampant, remontent le cratère de glaise, se relancent à l’assaut. La tranchée ennemie, hérissée de barbelés, est à trois cents mètres à peine. Ses mitrailleuses claquent sans relâche. Parmi ceux qui les ont précédés c’est un carnage. Tout le monde est cloué sur place, chacun tente de creuser le sol pour s’abriter. L’ordre de repli est finalement donné mais beaucoup sont fauchés en sautant de trous en trous. Enfin la tranchée: François s’y précipite en même temps que Joseph. Un autre type colle à François mais il est touché au dernier moment. Son sang inonde François qui s’écroule tout rouge dans la boue.

En fin d’après midi, tout redevient subitement calme, un silence troublé au loin par les gémissements des malheureux tombés devant les lignes allemandes. Ce n’est que le surlendemain que le drame éclate. Les hommes, abasourdis, apprennent que la permission qu’ils attendaient depuis des semaines va leur passer sous le nez. Chez tous, c’est l’abattement. Un abattement indicible, profond, ravageur. Chez quelques uns, c’est la révolte et la fuite dans l’alcool, une cuite d’anthologie! Ils auraient même tiré quelques coups de feu en l’air. Et parmi eux, il y a Joseph, le héros décoré. Qui braille comme les autres des chansons à boire: «J’ai deux grands bœufs dans mon étable», diront ses descendants. Des propos séditieux: «A bas la guerre, vive la Russie!», diront ses accusateurs. Toujours est-il qu’une fois dégrisé, et conscient d’avoir «fait une connerie», Joseph confie à François: «jen’y coupe pas de mes quinze jours». En fait de quinze jours de prison, c’est devant le Conseil de Guerre que ses supérieurs l’envoient. Il n’en croit pas ses oreilles, il est effondré. Oui, mais, hélas, il a un gros handicap: il est le seul gradé d’un groupe de présumés « mutins » et il hérite d’emblée du statut de « meneur », ce qui ne pardonne pas. Oubliées sa Croix de guerre et ses trois citations: il est condamné à être fusillé. Et François non plus n’est pas épargné. Habitué à « coller » à Joseph, il l’a accompagné dans la beuverie en question et il écope d’une peine qui le laisse anéanti: désigné pour faire partie du peloton d’exécution. C’est alors que l’impensable se produit. Lui, le petit trouffion effacé, sans histoire, qui s’est toujours élancé dans l’enfer en suivant aveuglément son pote dont il se disait, ou du moins espérait, qu’il l’aiderait à s’en sortir indemne, se révolte. Il se redresse, ce dont il avait perdu l’habitude, et d’une voix forte, les yeux brillants, il refuse de tourner son fusil contre Joseph. Et il va même plus loin en ajoutant: «Si l’on m’oblige à tirer, la balle ne sera pas pour mon camarade, mais pour le commandant du peloton»….

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Et voilà, François venait de visionner à nouveau le film pour la n’ième fois. In extremis d’ailleurs car l’ordre retentit de retourner « fissa » au chantier. Il ramassa ses outils avec peine, l’énorme pioche surtout qu’un de ses camarades l’aida à saisir. Il se sentait complètement crevé, « au bout du rouleau » suivant une expression de sa mère. Il n’aspirait plus qu’à une chose: retrouver les baraquements d’Orléansville et la soupe de flageolets, mais surtout, surtout, dormir…Et, par-dessus tout, ne pas rêver…

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Joseph fut fusillé dans l’Aisne le 12 juin 1917.

François, condamné à vingt ans de travaux forcés, fut envoyé en Algérie, au bagne de Chief (ex-Orléansville) où il mourut d’épuisement le 12 février 1918.

Rochefort du Gard, novembre 2014