L’inconnue du 85


Jean-ClaudeManaranche

Il passa devant la loge de la concierge découragé d’avance par la journée qui s’annonçait. Il y avait le temps d’abord : « un vrai temps de Toussaint », avait décrété sa mère suivant son expression favorite, une de ces expressions qui lui venaient de son bocage natal et dont elle possédait toute une collection. Un ciel uniformément gris, bas, sinistre, plombé. Et avec ça, une petite bise piquante, venue du nord, du carrefour Pleyel, qui prenait l’avenue en enfilade et vous mordillait les oreilles avec une obstination sadique. Et pourtant, elle était déjà loin la Toussaint. Il y avait belle lurette que les feuilles des marronniers de la place de la mairie s’étaient fait la malle comme disait le fils de sa bignole, un lardon de sept ans qui arborait pendant la moitié de l’année scolaire une goutte au nez inguérissable. Il poussa un soupir mitigé de soulagement en se réfugiant dans l’abribus du 85 (Saint-Denis/Gare du Luxembourg) qui, inexorablement, allait le conduire au bahut, au pied de la Butte Montmartre, avec comme perspective exaltante (il consulta son cahier de textes) : gym, ce qui se traduirait à tous les coups (et surtout ne riez pas : pour une classe de première à cette  l’époque là, au début des années 60, ça se passait comme ça !) par une course à pied grotesque sous les arcades qui entouraient la Cour d’Honneur, cours de français ( ça, par contre, il aimait bien) Et puis d’autres réjouissances incontournables, la routine : anglais bien sûr ( Repeat after me : the firth of the Forth), TP de chimie, et, cerise sur le gâteau, quelques bonnes vieilles équations différentielles. Le Nirvana !  C’était encore le temps des bus à plate-forme mais ça n’était vraiment pas le jour pour en profiter comme il aimait le faire d’habitude. Vous allez me dire : c’était sûrement un coup du destin. Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que Jérémie, alla se réfugier au chaud, à l’extrême bout du couloir, derrière la cabine du chauffeur.

Il y avait peu de monde dans la voiture, quelques habitués de ce début de matinée, notamment une vieille dame emmitouflée dans une veste de fourrure noire défraîchie (qui avait dû avoir son heure de gloire après les années folles, à l’époque de Mistinguett), qui était venue s’asseoir dans la travée d’à côté en serrant un sac à main en faux croco. Jérémie l’avait surnommée « La Mère Machin ». Il la voyait bien en train de tirer les cartes, entourée d’une armée de chats.  Il fut étonné qu’elle lui sourît gentiment. Il répondit d’un signe de tête. Il n’était pas d’humeur aux salamalecs Il continuait de ruminer toute l’amertume que lui inspirait ce jour-là sa condition de potache banlieusard lorsque le bus s’arrêta au début de la rue des Rosiers, là où il tourne à gauche en direction de la Porte de Clignancourt. Et ce fut à ce moment qu’elle monta. C’était la première fois qu’il la voyait. Elle portait un manteau beige cintré qui moulait sa poitrine et un béret marron d’où s’échappait un flot de cheveux châtains qui s’épanouissaient en  corolle sur une grosse écharpe en laine verte. Jérémie la regarda, fasciné, enfiler le couloir entre les travées. Il ne pouvait détacher son regard de l’inconnue. Alors qu’elle devait avoir une bonne dizaine d’années de plus que lui. Jamais une chose pareille ne lui était arrivée. Il était seul sur sa banquette. Il se surprit à espérer très fort qu’elle viendrait l’y rejoindre. Il se sentit rougir. Il tourna précipitamment la tête vers la vitre et la façade du cinéma qui faisait l’angle. Il s’abîma dans la contemplation de l’affiche du film de la semaine (un nanar minable : « Les requins font la loi « ). Mon Dieu, elle arrivait ! Elle prit place côté couloir sur la banquette en face. Lorsque le bus redémarra, il contemplait toujours l’affiche, détaillant fiévreusement la distribution sans oublier les seconds rôles,  le photographe, le décorateur, le producteur…Il n’osait plus détourner les yeux, continuait à fixer la rue, se surprenant à comparer méticuleusement les ferronneries des grilles des pavillons en meulière dont il restait quelques spécimens à l’époque. Ce ne fut qu’au départ de l’arrêt suivant qu’enhardi (et presque soulagé) par l’installation en face de lui d’un passager d’un certain âge, du genre chapeau en feutre et légion d’honneur, qu’il se décida à abandonner son étude des différents types de volutes en fer forgé pour tourner à nouveau son regard vers l’habitacle. Un regard vague, bien sûr. Se voulant obstinément sans objet précis. Mais quelle tentation, mon Dieu ! Un coup d’œil, un seul petit coup d’œil furtif vers la gauche ! Il s’y risqua en se composant l’air le plus indifférent possible. Mais comment se contenter d’un simple coup d’œil ! Il la regarda, fasciné. Elle avait une sacoche beige sur les genoux. Elle en avait sorti un livre qu’elle feuilletait lentement, au rythme de sa lecture. Du coup il ne pouvait pas vraiment voir ses yeux. Mais il ne pouvait plus détacher son regard du dessin à peine maquillé de ses lèvres. Il eut soudain la conviction que son vis-à-vis décoré le fixait avec la plus extrême des réprobations. Il s’arracha douloureusement au charme qui lui gonflait la poitrine d’une espèce de vertige qu’il n’avait jamais connu. En pure perte d’ailleurs : le type avait apparemment d’autres chats à fouetter, plongé qu’il était dans les pages boursières du Figaro. Il put donc plus calmement la contempler à nouveau, tout en restant sur ses gardes bien sûr. Le panneau détaillant l’itinéraire du 85 à travers Paris était lui aussi sur sa gauche, juste au dessus de la fenêtre opposée. Il se dit qu’un saut rapide de sa ligne de mire vers le plan lui éviterait avec un peu de chance d’être pris en faute, pour le cas où elle interromprait brusquement sa lecture. Mais rien de tel ne se passa. Et il connut ce paradis jusqu’à la Porte de Clignancourt.

A partir de là, le bus se remplit de nouveaux voyageurs et chaque arrêt donna lieu à un va et vient incessant. Il fallait à chaque fois se tourner légèrement pour laisser sortir les uns, s’asseoir les autres. Le charme fut définitivement rompu et le risque d’être démasqué trop important. Jérémie, la mort dans l’âme, dut se contenter d’observer l’agitation des usagers et de détailler la façade de la Mairie du 18ème place Jules Joffrin. Tout juste se hasarda-t-il  à un dernier regard furtif lorsqu’il passa devant son inconnue, bien obligé qu’il était de la quitter, avec un curieux petit pincement au cœur, à l’arrêt qui desservait son « bahut », place du Delta.

La journée lui sembla interminable, les profs imbuvables, les élèves débiles, les matières rasoires, la gym plus ringarde que jamais. Il s’attira même, ce qui ne lui était jamais arrivé, une remarque sèche du prof de français dont, perdu dans ses rêveries, il n’avait pas entendu la question. Que lui importait, grands dieux, l’endroit où Victor Hugo était parti en exil et pour combien de temps, alors que celle qui occupait toutes ses pensées et dont le charme indéfinissable le hantait depuis que la cloche du matin avait sonné, allait peut-être, elle-même, disparaître de sa vie et ne plus jamais croiser sa route. Comment comparer des choses qui n’étaient pas comparables ! Il eut envie de l’agresser pour cette faute de goût. De lui demander raison, comme l’aurait fait un quelconque gentilhomme, pour ce qu’il ressentait comme un affront. Pas un affront le concernant lui, mais la concernant, elle. Impardonnable !

Il n’avait plus qu’une idée fixe  lorsque le dernier cours s’acheva : reprendre le 85. Croire envers et contre tout au miracle. La revoir, même de loin, même depuis la plate-forme. Le bus apparut enfin, après une attente interminable et alors qu’une petite bruine moqueuse achevait de lui saper le moral et d’envelopper d’un voile flou la station Barbès du métro aérien. Il se précipita à l’intérieur de la voiture, remonta tout le couloir, observa anxieusement, travée après travée, les visages renfrognés des voyageurs. Il lui fallut faire face à  la  réalité  tant  redoutée : elle  n’était pas à bord. Il ne lui resta plus qu’à faire demi tour. De toute façon, c’était complet. Il rejoignit la  plate-forme, la  bruine et le receveur rigolard qui faisait souvent cet horaire et ne manquait jamais, selon son habitude, au moment d’arriver à la Mairie du 18ème, de s’encadrer dans l’embrasure de l’accès au couloir pour crier à l’attention des voyageurs : « et voilà Jules ! », attendant alors qu’une dizaine d’entre eux se retournent intrigués pour ajouter, avec son accent de banlieue, traînant sur la première syllabe : « Joffrin ! ». En temps normal Jérémie jubilait toujours en espérant qu’il ferait son numéro. Cette fois-là, il ne put s’empêcher de murmurer consterné : « quel con ! ». C’était tout dire…

La soirée lui sembla interminable, incapable qu’il était de fixer son attention sur le chapitre de Maths qu’il lui fallait pourtant bien réviser (et surtout mettre en pratique) en prévision de « l’interro » écrite du lendemain. Il n’avait pratiquement pas desserré les dents à table, se laissant étourdir par le bruit de fond d’un « radio-crochet » sur Radio Luxembourg, la station favorite de son père, conscient néanmoins des coups d’œil intrigués que sa mère lui lançait régulièrement. Il lui sut gré de ne pas lui avoir posé de questions. Des trucs du genre : « tu as l’air patraque, mon chéri ; mais aussi, tu ne m’écoutes pas,  tu ne mets jamais ton écharpe ». Mettons-nous à sa place ! Il aurait sûrement craqué ! Parler de rhume, alors que le mal qu’il sentait l’envahir (et qu’il n’avait jamais connu auparavant) commençait de ronger tout son être. Son esprit surtout. Car pour la nième fois il relut l’introduction du chapitre :

La résolution d’un système de deux équations à deux inconnues par la méthode de la  combinaison linéaire consiste à multiplier les deux équations par des coefficients convenables de façon  qu’en ajoutant membre à membre on obtienne une équation ne renfermant plus qu’une inconnue.

Il avait beau se concentrer, essayer de se pénétrer de la logique imparable de ce tour de passe-passe, un seul mot importait dans le texte, s’imposait, dansait devant ses yeux, le narguait jusqu’à lui bloquer les neurones : le mot inconnue. Et que symbolisait-il ? Mais la seule chose qui comptait pour lui, bien sûr, qui valait la peine qu’on  cherche à l’identifier, (et au diable la méthode, seul comptait le but à atteindre !) : l’inconnue du 85. Comment pouvait-on imaginer une seconde d’en chercher une autre. Même pour faire plaisir à « Barbenzinc », le prof de maths des premières et terminales, véritable personnage historique du bahut depuis que quelques années auparavant, excédé par un chahut qu’il n’arrivait pas à maîtriser, il avait fini par lancer à une classe comprenant une majorité d’élèves issus de milieux modestes :

« Vous semblez oublier, Messieurs, que nous vous tenons par les bourses et que, si vous continuez dans cette voie, nous vous les couperons ! » 

Même cette anecdote à laquelle il tentait de se raccrocher comme à un baume apaisant n’arriva pas à le détendre. Impossible, décidément, de faire le moindre exercice ce soir-là. « X » et « Y » demeuraient obstinément flous, immatériels, sans susciter le moindre intérêt quant aux valeurs qu’ils pourraient bien prendre à la fin du compte. Car c’était elle et elle seule qui comptait. Il décida de rendre les armes…et d’aller se coucher. Il vécut une nuit agitée, peuplée de rêves dans lesquels des routes désertes et droites l’emportait vers des silhouettes anonymes, insaisissables. Il se réveilla en sursaut. Mais quel gâchis !  Son visage venait enfin de lui apparaître, souriant, illuminé par la corolle de ses cheveux qu’un léger courant d’air faisait flotter. Il s’encadrait à l’entrée du couloir du bus. Elle l’avait appelé d’une voix douce :

« Viens vite, Jérémie, je t’attends mon chéri, on arrive à Jules Joffrin ! » 

            Et voilà ! Maintenant le charme était rompu ! Une autre voix l’appelait, celle de sa mère, accompagnée par la ritournelle de Radio Luxembourg. :

« Il est l’heure, Jérémie, ton café au lait est chaud ».

Il se sentit envahir d’une fureur assassine.

 

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Une surprise l’attendait lorsqu’il rejoignit l’Avenue Jean Jaurès toute proche : le temps semblait vouloir se mettre enfin au beau. Il y avait même un semblant de douceur dans l’air qui contrastait avec le froid  humide des dernières semaines. Il retrouva du coup un peu de sérénité en se mêlant aux quelques voyageurs qui attendaient à l’arrêt de la  place de la mairie. La Mère Machin était déjà là, plongée dans la lecture du « Petit Echo de la Mode ». Ils reprirent, l’un et l’autre, leurs places de la veille. Lorsque le bus tourna pour prendre la rue des Rosiers, Jérémie s’efforça d’affecter l’air le plus indifférent possible. Lorsqu’il s’immobilisa, il se fit même violence pour détailler une fois encore l’affiche du Pathé Palace, à la recherche des détails qui auraient pu lui échapper la veille. Ce sont ses talons hauts qui le firent sursauter. Ils résonnaient dans l’allée centrale. C’était bien elle, il en fut tout de suite intimement persuadé. Aucun doute n’était permis ! Le trouble que chacun de ces petits claquements faisait naître au plus profond de lui-même était là pour en témoigner. Il sortit précipitamment  son bouquin de Maths pour cacher cet émoi, se donner une contenance, persuadé que le coup d’œil qu’il avait fini par  risquer  à la dérobée relevait de l’insolence. C’était peu dire, de l’insolence !   De la dernière des goujateries, oui ! Il en était rouge de honte. Et pourtant, il n’avait fait qu’entrevoir, s’échappant du bonnet marron, le flot de ses cheveux châtains clairs, dans lesquels venait s’ébrouer tel un jeune chiot, un beau soleil levant tout neuf, le premier depuis d’interminables semaines, dont les rayons prenaient en enfilade  la rue des Rosiers. Où était le mal après tout, je vous le demande ?

Il avait ouvert une page au hasard, s’efforçant à la concentration :

« Soit A un ensemble ordonné de réels. M est un majorant de A si tout élément de A est inférieur ou égal à M. Un réel m est un minorant de A si tout élément de A est supérieur ou égal à m. »

Il lisait machinalement, avec application, comme un automate, lorsqu’il s’arrêta net : elle venait de s’asseoir à côté de lui ! Il devina, plus qu’il ne vit, qu’elle ouvrait son sac, elle aussi, qu’elle en sortait  un livre cartonné, un  bouquin qui lui parut énorme, imprimé tout serré (nouveau coup d’œil à la dérobée, bien sûr). Ce fut alors que son parfum l’atteignit, aérien, floral, léger, caressant. Alors il décrocha. « M » et « A », poursuivis par « m » se livrèrent, dansant sous ses yeux,  à une sarabande effrénée qui ne retrouva un semblant de calme qu’une fois atteinte la Porte de Clignancourt. Il arrive parfois que l’excès de bonheur instille paradoxalement une dose de mal-être. Jérémie en fit pour la première fois l’expérience et se surprit à avoir hâte d’arriver à l’arrêt du lycée. Elle s’écarta légèrement sur le côté pour le laisser passer, mais sans se détourner de sa lecture. Elle portait sur son  tailleur une  gabardine légère qui découvrait à peine l’ourlet de la jupe. La naissance furtive d’un genou que gainait un bas en nylon, entrevu en quittant la travée, se grava dans sa mémoire. Cette image le poursuivit pendant une bonne partie de  la journée, s’interposant à tout bout de champs en surimpression sur ses cahiers, sur ses bouquins et même sur le  tableau noir. Il bénit pour une fois la séance de gym de la fin d’après midi dans la Cour d’Honneur. Etait-ce l’effet bénéfique du grand air et de l’effort physique. Toujours est-il  qu’il se sentit peu à peu délivré de l’emprise du sortilège érotique du nylon. Lorsque la cloche sonna, il avait refait surface. Une vingtaine de minutes plus tard, son bus s’arrêta place du Delta. Comme la veille au soir elle n’était pas à bord. Curieusement, il en fut presque soulagé.

Les semaines qui suivirent devaient le mettre à la torture, alternant déception et félicité. L’affluence des usagers était essentiellement variable et leurs trajectoires individuelles parfaitement fantaisistes, « aléatoires » aurait sûrement dit Barbenzinc. Seuls, la Mère Machin et lui, restaient, dans la mesure du possible, fidèles aux mêmes places. Du coup, Jérémie avait beau tenter de conjurer le mauvais sort, d’imaginer, en croisant les doigts, d’énormes étiquettes « réservé ! » sur les dossiers voisins,  il arrivait le plus souvent qu’un ou deux importuns (des malotrus sans aucun savoir-vivre) le rejoignent dans sa travée, la reléguant, elle, de l’autre côté de l’allée, ou même, suprême supplice, à une place qui la dissimulait complètement à ses yeux. Plusieurs fois pourtant, cette épreuve lui fut épargnée. Elle vint s’asseoir auprès de lui, le plongeant à nouveau dans cette espèce d’état second qui le paralysait, au point de ne plus risquer d’autre mouvement que celui de tourner les pages du livre qu’il prenait toujours soin de sortir sitôt installé. Cependant, il s’enhardit de plus en plus à jeter des regards brefs de son côté, feignant un intérêt soudain pour le spectacle de la rue de la fenêtre opposée. Il en conservait des images fugaces, des « flashs », où le profil de la jeune femme et les ondulations de ses cheveux se détachaient en premier plan pendant quelques fractions de secondes. Avait-elle décelé son manège ? Cette idée lui vint plusieurs fois à l’esprit. Avec un sentiment qui oscillait entre espoir et appréhension. Espoir qu’elle se rendît compte du trouble qu’elle semait en lui, appréhension de susciter au mieux un intérêt amusé, au pire une réaction de réprobation offusquée. Inévitablement l’espoir l’emporta petit à petit sur l’appréhension. Il ne put s’empêcher d’augmenter progressivement la durée de ces « flashs » qui bientôt, on s’en doute, ne méritèrent plus ce terme. Il arriva même, au prix d’un peu d’audace calculée, à s’extasier devant la découverte du satiné de sa peau et d’un minuscule grain de beauté à la naissance de sa tempe Ce qui devait arriver arriva : il fut pris en flagrant délit. Elle interrompit sa lecture, le regarda avec indifférence. Ses yeux couleur noisette avaient des reflets verts mais ne trahissaient ni réprobation, ni étonnement. Il se sentit rougir, chercha désespérément une branche à laquelle s’accrocher avant de mimer à nouveau le lecteur passionné par son bouquin. Il fit le choix, faute de mieux, de la banalité bas de gamme et hasarda : « J’ai l’impression qu’il est en train de tomber des cordes sur Montmartre ». Elle approuva vaguement d’un signe de tête à peine esquissé, et se replongea, pour de bon en ce qui la concernait, dans l’énorme ouvrage qui ne la quittait pas. Lorsqu’il passa devant elle pour descendre place du Delta, il s’imposa de regarder droit devant lui.

L’incident lui servit de leçon. Il décida de se montrer plus prudent. Et pourtant son inconnue ne semblait pas lui en tenir rigueur. Une ou deux fois par semaine, le hasard de l’affluence continuait de l’amener dans sa travée, y compris à côté de lui. L’approche du printemps, le  radoucissement  des  températures  influaient sur  les tenues des habitués du 85. Elle arriva un jour sans gabardine, vêtue d’une veste en tissu écossais sur une robe unie, serrée par une ceinture noire Avec son décolleté en forme de fente rectangulaire elle lui rappela celle que portait Brigitte Auber lors de la scène de la surprise-partie, dans le film de Jacques Becker « Rendez-vous de juillet ». Il l’avait vu une semaine auparavant au ciné-club et avait, depuis, épinglé la photo de la vedette dans sa chambre. Il fit un effort douloureux pour détourner son regard. Son cœur se mit à battre quand elle vint s’asseoir sur sa banquette. Il avait son bouquin de physique sur les genoux. Il s’imposa cette fois-là de le lire pour de bon. Il faut dire qu’il y avait un contrôle de prévu le surlendemain. Et c’est à cette occasion qu’il fit une découverte qui le tétanisa : c’était elle désormais qui, de temps en temps, jetait des coups d’œil en se penchant insensiblement de son côté. Il lui fallut pourtant bien se rendre à l’évidence : elle cherchait à savoir ce qu’il lisait ! Il n’osa plus faire le moindre mouvement, s’efforça de tourner les pages d’une manière naturelle, ferma les yeux de temps à autre pour simuler un intense effort de réflexion qui n’était en réalité qu’une fuite aux abris où « X » et « Y » et leurs « dérivées » étaient priés de rester à la porte. L’arrêt de bus du bahut arriva enfin. Il se surprit à le ressentir comme une délivrance. Il lui fallut attendre un peu pour que l’enchantement de cette découverte vienne à nouveau monopoliser ses pensées.

 

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Les quelques jours qui suivirent le tinrent éloigné de la jeune femme. Il la vit s’installer dans les travées antérieures au hasard des disponibilités. Elle portait souvent la même robe qui le fascinait tant. A l’occasion de l’une de ses arrivées dans le couloir, le mouvement d’un des pans de sa veste entrouverte découvrit sous la ceinture de sa robe deux poches-avant décorées d’un liseré noir brillant. La copie conforme de celle de son héroïne. Il y vit un signe qu’il eut tout le loisir de méditer : les vacances de printemps arrivèrent sur ces entrefaites.

Sa mère le trouva anormalement lymphatique, s’en inquiéta, l’exaspéra. Dieu merci, elle ne remarqua pas cependant qu’il avait déplacé le poster de Brigitte Auber. Il trônait désormais au dessus de son lit. De toute façon, qu’en aurait-elle déduit ? Sûrement pas ce qui occupait désormais ses pensées de tous les instants, les fameux coups d’œil jetés à la dérobée par l’inconnue vers la lecture de Jérémie. Il en émergea lentement, irrésistiblement, un projet qui le plongeait selon les circonstances dans un état d’esprit qui balançait entre l’exaltation et l’angoisse. L’exaltation fut la plus forte : il décida de le mettre à exécution, bref de prendre tous les risques. Il se sentait arrivé à une espèce de point de non retour. Il évoqua l’image, vue et revue dans les films d’action des années cinquante, du para qui s’encadre dans la porte d’un vieux DC3 après avoir accroché sa « S.A.O. ».  Bref, sa conscience lui cria « Go ! ».

A quoi devait aboutir ce véritable saut dans le vide ? Mais à confesser son trouble, bien sûr ! Au moins à essayer de le lui faire découvrir par petites touches en profitant des hasards qui la mettaient à ses côtés. Car le lui avouer carrément, il n’en était pas question, bien entendu. Et cela pour des tas de raisons : où, quand, comment ? Rien que d’y penser, il en était terrorisé. C’était le grand éclat de rire ou la paire de claques assurés. Il lui fallait  agir indirectement, utiliser une voie détournée pour faire passer son message. Or cette voie, il l’avait trouvée. Ou plutôt, c’était elle qui la lui avait bien involontairement fournie. C’était tout simplement le coup d’oeil qu’elle ne manquerait pas de jeter à nouveau à l’occasion (il en était certain) vers le livre ou le cahier qu’il n’oubliait jamais d’ouvrir  sur le plat de son  cartable. Il suffisait qu’au lieu de tomber sur « X » ou « Y », ou encore sur « Les réactions d’oxydoréduction »,  elle tombe  sur autre chose. Or, il avait eu une idée lumineuse. Il s’était souvenu que son oncle, à la rentrée, lui avait offert un recueil de citations littéraires datant des années trente, dégoté chez un bouquiniste du Quai de la Mégisserie. Un soir, son dîner vite expédié, sous prétexte de révisions qui, pour une fois, semblaient ne pas pouvoir  attendre, il sacrifia « Le Club des Chansonniers » sur Radio Luxembourg, ce qui intrigua beaucoup ses parents, et s’enferma dans sa chambre pour se plonger dans le livre en question, qui se révéla être en fait un véritable trésor. Ce qu’il y trouva le combla de bonheur. Son projet allait enfin pouvoir prendre forme. C’était la simplicité même! Il sortit de son cartable le cahier sur lequel il prenait des notes pendant les cours de français et l’ouvrit en plein milieu, dans sa position la plus stable, celle dans laquelle les pages n’ont pas tendance à tourner spontanément sous l’effet de la raideur de la reliure. Car il avait l’intention, à la première occasion,  de le garder bien ouvert, offert à sonregard couleur noisette, dont il ne doutais plus une seconde qu’il viendrait se poser sur ces petits carreaux auxquels il allait pouvoir, par grands auteurs interposés, évoquer et, pourquoi pas, confier, lui confier, la nature du bouleversement qui l’avait envahi depuis qu’elle avait fait irruption dans sa vie.

Il se plongea avec excitation dans le recueil et décida de frapper un grand coup en faisant appel, d’entrée de jeu, aux plus grands. Victor Hugo d’abord, bien sûr, dont il choisit trois « perles », qu’il entreprit de recopier avec application, en gros caractères, bien séparée les unes des autres :

« Naît-on deux fois ? Oui. La première fois, le jour où l’on naît à la vie ; la seconde fois, le jour où l’on naît à l’amour. »      

            « La liberté d’aimer n’est pas moins sacrée que la liberté de penser. » 

« L’amour, panique de la raison, se communique par le frisson. »

On doit à la vérité de dire qu’il hésita un long moment devant la troisième dont le texte lui semblait particulièrement audacieux. Aussi décida-t-il d’en tempérer la hardiesse en le faisant suivre par ce clin d’œil plus badin de Jules Renard :

« Un court moment passé avec une personne que l’on aime et que l’on ne voit pas souvent, on pourrait dire : c’est un court moment dont on savoure le souvenir longtemps. » 

            Qu’il jugea bon cependant d’équilibrer en terminant  par ce constat amer de Musset :

« On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime. »

Et il décida prudemment de garder Verlaine et Baudelaire pour plus tard.

Son excitation était telle qu’il ne trouva pas le sommeil avant une heure avancée de la nuit, ce qui ne lui était jamais arrivé. Le lendemain matin, toutes affaires cessantes, il ressortit le  précieux cahier, lut  et relut les  citations  qu’il  avait choisies  pour en faire  les messagères codées de son secret. Elles eurent en tout cas un premier résultat : lui faire, pour la première fois de sa vie, attendre avec impatience la reprise des cours.

Les premiers jours le mirent au supplice : la belle était bien là mais le sort s’acharna sur lui : les places du fond étaient neutralisées dès le départ. Des têtes nouvelles, une famille nombreuse apparemment. Où pouvaient-ils donc aller, ces clampins à une heure aussi matinale ? Il se mit  à les haïr. Et puis la semaine suivante (était-ce des ploucs de passage ?) l’horizon se dégagea. Dès le mardi, la place voisine était libre. Son cœur se mit à battre à l’arrêt de la rue des Rosiers. Son cahier était prêt, déjà ouvert à la page qui précédait celle de ses « messages » ; il n’osait pas regarder le bout du couloir, et pourtant il sentit qu’elle arrivait (à nouveau la musique de son pas, sans doute) ; les noms des artistes sur l’affiche du cinéma lui parurent indéchiffrables. Il reconnut son parfum dès qu’elle s’assit à côté de lui.

Lorsqu’il se décida à tourner la page de son cahier, autant dire à plonger une nouvelle fois dans le vide, le bus approchait déjà de la Porte de Clignancourt. Il s’appliqua à alterner des phases de pseudo lecture et des phases de profonde concentration. Il avait l’immobilité des « vierges en majesté » des églises romanes auvergnates. Cette référence fut-elle propice au « miracle » ? Le fait est qu’il eut bien lieu : elle arrêta sa propre lecture et tourna son regard vers le cahier de Jérémie. Il en fut conscient immédiatement. Il se sentit rougir, il eut soudain les mains moites. Son trouble s’accentua quand il perçut, sans aucun doute possible, qu’il ne s’agissait pas d’un simple coup d’œil à la dérobée. De tout évidence, elle lisait ! Et même attentivement, il en était sûr. Il se dit qu’il lui fallait impérativement mettre un terme à cette véritable chute libre dont l’ivresse commençait à le terroriser. Il attendit le plus longtemps possible et se décida à déclencher « l’ouverture du parachute », c’est-à-dire à refermer son cahier de français. Au prix d’un effort considérable sur lui-même, il réussit à maîtriser tous ses gestes, à ouvrir son cartable d’un air totalement détaché, à y ranger le cahier, à en sortir son emploi du temps qu’il consulta le plus naturellement du monde. Cela amena le bus jusqu’à Jules-Joffrin. Ce ne fut alors seulement qu’il hasarda un bref regard vers sa gauche, un regard qui croisa le sien. Il  se surprit lui-même à ne pas résister à esquisser un sourire et même à oser un léger signe de tête lorsqu’il passa devant elle pour regagner la plate-forme du bus. Il avait besoin de respirer un grand coup, de se détendre, de savourer son exploit, avant de retrouver la grisaille du « bahut ». Il passa la journée sur un petit nuage. Il se montra participatif pendant les cours, brillant avec ses copains, désopilant à la cantine.

De retour chez ses parents, il expédia avec maestria devoirs et leçons et entreprit de préparer l’étape suivante. Enivré par ce qu’il considérait d’ores et déjà comme un succès, il décida de monter d’un cran et de congédier le sage papa Hugo au profit d’un zeste de romantisme suivi d’un appel plus sulfureux aux audaces symbolistes. Le résultat l’enthousiasma. Il avait convoqué Baudelaire :

« Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut se passer d’un complice. » 

Mais aussi et surtout Verlaine :

« Baiser ! Rose trémière au jardin des caresses. » 

            « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

               D’une femme inconnue, et que j’aime et qui m’aime,

Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même,

               Ni tout à fait une autre et m’aime et me comprend. »

Le lendemain matin le dispositif était de nouveau en place, le cahier ouvert sur le cartable et les yeux de Jérémie perdus dans le vague avec un calme qui l’étonna lui-même, le calme de celui qui va affronter une bataille mais a déjà connu le feu. Comme il s’y attendait, il galéra un peu, compte tenu, on l’a déjà vu, du caractère aléatoire de la répartition des voyageurs lors de chaque nouvel arrêt. Mais il n’eut pas à souffrir longtemps. Dés le troisième jour, le pas tant espéré atteignit le fond de la voiture. Il y avait deux places vacantes, l’une à côté de lui, la deuxième dans la travée voisine. Elle n’hésita pas une seconde, elle choisit la première. Il respira son parfum, essaya d’imaginer ses yeux couleur noisette, et se laissa emporter par cette vague indéfinissable qui le submergeait. Il tourna les pages précédentes et laissa les nouveaux mots s’envoler. Le scénario se répéta à l’identique. Sauf qu’elle sembla s’attarder plus longuement sur les textes qu’il avait copiés, qu’il ne se leva qu’au dernier moment, et qu’il prit prétexte du dérangement occasionné en passant devant elle, pour croiser son regard beaucoup plus longtemps que la simple excuse qu’il bredouilla ne pouvait justifier.

Et à nouveau toute la journée il nagea dans le bonheur. Au point où il en était, du moins lui semblait-il, il se persuada qu’il devait franchir un pas décisif. Il lui fallait trouver un texte qui ne laisse aucun doute sur la nature de ses sentiments. Ce fut Musset qui le lui fournit, au-delà de toute espérance. Il le lut, le relut, s’en imprégna et le copia d’une main presque tremblante :

« J’aime et rien ne le dit ; j’aime et seul je le sait ;

                  Et mon secret m’est cher, et chère ma souffrance ;

                  Et je fais le serment d’aimer sans espérance.

                  Mais non pas sans bonheur : je vous vois, c’est assez. »

Il lui fallut patienter tout un week-end. L’horreur. Il se montra d’une humeur exécrable  Il refusa d’accompagner ses parents chez un copain de régiment de son père (un « vieux conneur  » ! ) à Enghien-les-Bains, prétextant une version latine et des maux d’estomac auxquels il n’était pourtant pas sujet. Peut-être avait-il tout simplement un pressentiment.

Le lundi matin, il ne tenait plus en place. La mère Machin s’était assise en face de lui, mais les deux autres places étaient vacantes. Tout se présentait donc pour le mieux. Le cahier était en place, Musset sur le pied de guerre. Sauf qu’à l’arrêt de la rue des Rosiers il lui fallut bien se rendre à l’évidence : elle n’était pas là. Et les jours qui suivirent non plusIl se sentait tellement désemparé qu’il choisit pendant deux semaines de voyager sur la plate-forme, l’imaginant systématiquement en retard, courant vers le bus sur le trottoir de l’Avenue de Saint-Ouen. Ultime besoin de se raccrocher à quelque chose, même à l’invraisemblable. Il finit par réintégrer sa place favorite. Il y trouvait au moins l’illusion d’y déceler son parfum.

Il se retrouva un jour en face de la mère Machin. Avait-elle observé son manège ? Etait-elle vraiment un peu sorcière comme il s’était plu à l’imaginer. Toujours est-il qu’elle l’observait du coin de l’œil. Leurs regards se croisèrent et il releva dans le sien un soupçon d’ironie qui égayait un visage ridé qu’il n’avait en fait jamais vraiment détaillé. Il le trouva sympathique. Cela lui  donna du courage. Et  il amorça la conversation  par quelques banalités sur le temps et la régularité de plus en plus capricieuse du « 85 » aux heures de pointes. Mais on imagine bien qu’un sujet autrement important lui brûlait les lèvres. Il trouva le courage de l’aborder sur le ton le plus neutre possible, du genre : « tiens, on n’a plus revu notre voisine aux cheveux blonds avec son gros sac en cuir et son énorme bouquin. » Et ce fut ainsi qu’elle lui apprit que son inconnue était enseignante depuis peu de temps dans un des lycées du Quartier Latin, mais qu’en raison des trajets trop longs elle avait fini par demander sa mutation pour se rapprocher de son domicile. Elle prit même le soin de préciser :

« Je le sais parce qu’elle habite dans le même immeuble que ma sœur et mon beau-frère, à l’étage au dessus, au troisième, sur la place de l’église. » 

Et elle ajouta, inconsciente du coup qu’elle lui portait :

« Ils m’ont dit que désormais elle prenait le métro à Garibaldi. Nous ne sommes pas près de la revoir. »  

               Complètement sonné, incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées, il réussit toutefois à récupérer à peu près avant de descendre du bus à la Place du Delta.

 

*

*                      *

 

Ce qui sauva Jérémie ce fut, qu’il le voulut ou non, l’imminence inexorable du Bac, du moins de la « première partie » comme on disait à l’époque. Il n’eut pas d’autre choix que celui de s’obliger à faire son deuil des yeux couleur noisette et de se lancer dans ses révisions. Le temps était exceptionnellement beau et il décida avec son copain Paul-Emile, qui habitait la mythique rue Saint-Vincent, de potasser le plus souvent possible en plein air, dans les escaliers qui serpentaient au milieu des fausses rocailles du square Saint-Pierre, au pied de la Basilique de Montmartre. Son pote était bûcheur et déconneur à la fois (un mélange rare). Il lui permit de retrouver un apaisement et un équilibre qu’il avait bel et bien perdus. La veille de l’examen il décrocha pour de bon la photo de Brigitte Auber.

Il avait été convoqué au Lycée Jules Ferry, le « lycée de filles », près de la place Clichy. Finalement les épreuves ne se passèrent pas trop mal jusqu’au jour où il se présenta à l’oral de français. Un appariteur lui indiqua la salle : « vous faites partie des candidats de Madame Virginie Bouchard. ». Il entra après avoir frappé. L’examinatrice lui tournait le dos. Assis de l’autre côté de la table, il vit un élève en train de « plancher ». Se retournant à peine, elle demanda à Jérémie d’approcher :

«  Vous êtes légèrement en retard. Dépêchez-vous de venir tirer votre sujet. Installez-vous au bout du rang. Vous disposez de vingt minutes pour préparer. »

Elle avait à côté d’elle un tas de petits papiers pliés en quatre. Il allait en choisir un lorsqu’il la regarda. Il arrêta son geste, comme pétrifié : c’était elle ! Les yeux couleur noisette le dévisageaient aussi, avec ce qui lui apparut comme un pétillement d’ironie

« Eh bien ! Qu’attendez-vous, jeune homme ? Le temps presse. »

Sa main tremblait légèrement quand il piocha au hasard. Le candidat, à côté de lui, s’était tu. Il abrégea ce supplice en allant s’asseoir rapidement à la table indiquée.

La chance lui sourit car il avait tiré : « Marivaux, un auteur moderne, témoin de son époque. » Il se sentit remis en selle. Non seulement il n’avait pas fait l’impasse sur le sujet mais de surcroît il était allé deux semaines auparavant avec ses parents voir « Le Dénouement Imprévu » à la Comédie Française et avait gardé précieusement le programme qui s’était révélé une mine de données supplémentaires. Il remplit une double page d’une des feuilles de brouillons mis à la disposition des candidats et, lorsque son tour arriva, il se sentit prêt à affronter l’envoûtement de la cascade de cheveux châtains que, ce jour-là, aucune coiffure n’emprisonnait.

Il s’assit calmement en face d’elle et lui tendit sa pièce d’identité..

– Jérémie Lemonnier. Et vous êtes à « Jacques Decour » ?

            – Oui, Madame.

            – Quelle pièce de Marivaux avez-vous plus particulièrement étudiée en classe ? 

            – « Les Fausses Confidences », Madame.

              – Alors dîtes-moi en quoi elle vous semble une bonne illustration de la définition qui vous est  proposée.

              – Je pense, Madame, qu’il est d’abord indispensable de bien replacer l’auteur dans le contexte de son siècle. Lorsqu’il fait jouer cette pièce, sa dernière pièce, en 1737, la société française a été profondément transformée par la Régence : la production agricole et industrielle est en plein essor, les mœurs se sont libérées, on entre dans une période de spéculation où l’argent est roi, la bourgeoisie s’empare progressivement du pouvoir économique, les frontières avec la noblesse deviennent poreuses. On assiste, du coup, à de drôles de rapprochements. Or on trouve tout cela dans la pièce. Il n’y est plus du tout question de badinages amoureux mais de vulgaires alliances d’intérêts. Dorante est un bourgeois désargenté, il aime Araminte qui est une riche veuve de financier, elle est courtisée par un comte qui, lui, a un nom mais pas de fortune…  

Les yeux couleur noisette dont le regard ne le quittait pas lui donnaient des ailes. Il se sentait tout à coup devenir brillant, éloquent. A la limite il avait oublié le bac et ne pensait plus qu’à une chose : séduire. Et il y parvenait, il en était sûr. Sinon comment expliquer ces hochements de tête approbateurs, ces notes hâtivement griffonnées sans presque détourner les yeux ?

Un  moment de silence suivit la fin de son exposé. Elle continuait à écrire. Il se sentait grisé. Elle le regarda à nouveau comme si elle le découvrait.

–  Nous en resterons là, Monsieur Lemonnier. Vous pouvez disposer.

Il avait commencé de s’éloigner lorsqu’elle le rappela.

–  Question subsidiaire, Monsieur Lemonnier. Quelle définition donneriez-vous de ce qu’est une « fausse confidence »

Il s’arrêta net, vaguement inquiet, surpris en tout cas. Peut-être pas assez.

– Je pense, Madame, qu’il peut y avoir deux cas de figure. Ou bien ces prétendues confidences sont tout simplement des contre vérités, ou bien il s’agit de vraies  confidences, mais transmises indirectement.

Jérémie comprit immédiatement qu’emporté par son élan il n’avait pas décelé le piège. Il fut tenté de se mordre les lèvres, chercha désespérément une porte de sortie mais en vain. Elle reprit, avec un demi-sourire :

– Vous voulez dire par l’intermédiaire d’un tiers sollicité pour cela ?

– Oui, Madame, par exemple.

– Ce tiers pouvant être un ami, un complice, ou même, pourquoi pas, un grand auteur mis à contribution par le biais de ses œuvres ?

Ce dernier exemple acheva de le déstabiliser. Il tenta de trouver une réponse, sentit la panique l’envahir et choisit finalement de se jeter à l’eau :

– C’est tout à fait ça, Madame.

Les yeux couleur noisette le fixèrent un court instant avant de le délivrer :

– Ça sera tout, Monsieur Lemonnier. Je vous invite toutefois à relire les deux avant-dernières répliques de la scène XII de l’acte III.

*

*                      *

 

Lorsqu’il rentra chez lui à l’issue des épreuves, Jérémie n’eut qu’une hâte : se replonger dans la pièce de Marivaux et y rechercher les deux fameuses répliques. Ce qu’il lut alors le plongea dans un abîme de questionnement : 

                                                                                      DORANTE 

               – Voilà, Madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher. J’aime encore mieux regretter votre tendresse que la devoir à l’artifice qui me l’a acquise ; j’aime mieux votre haine que les remords d’avoir trompé ce que j’adore. 

                                                                                     ARAMINTE 

               – Si j’apprenais cela d’un autre que vous, je vous haïrais, sans doute ; mais l’aveu que vous me faîtes vous-même, dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde.

Finalement, Jérémie décrocha son bac avec la mention « Bien » : il avait obtenu un 16 sur 20 à l’oral de français.

Il ne revit jamais Virginie Bouchard…

 

Rochefort du Gard,  janvier 2009