André


En décembre, Manon a une grande nouvelle pour Claude. Elle est enceinte. Il est fou de joie car il attendait fébrilement ce moment. Manon et lui rêvent d’avoir quatre ou cinq enfants. La grossesse va bien mais comme plusieurs femmes, elle a des moments difficiles. Nonobstant cela, elle est toujours de bonne humeur et accompagne Claude dans ses activités au Jeune Commerce et ailleurs. Elle prépare la venue du petit, sa chambre et suit de près les recommandations de son médecin, un gynécologiste de Montréal, ami du docteur Dufresne, le docteur Jacques Fortier qui a une grande réputation.

Le 5 juillet 1957, ils se couchent tôt. Vers 22:00, Manon réveille Claude d’urgence et lui dit que c’est le temps de l’amener à l’hôpital. Ils s’habillent rapidement, Claude saisit la valise préparée d’avance par Manon pour son séjour à l’hôpital et ils partent à toute vitesse avec l’auto vers l’Hôpital Notre Dame de Montréal. Les douleurs de Manon croissent et Claude roule de plus en plus vite. Heureusement qu’à cette heure du soir, les rues sont désertes. Enfin rendus, elle est amenée directement au secteur des salles d’accouchement du département de gynécologie. Il apprend que l’on n’a pas encore rejoint le docteur Fortier mais de ne pas s’inquiéter car Manon est bien et que le docteur sera sûrement présent. On ne permet pas à Claude d’être près de son épouse et présent à l’accouchement. Il fait les cents pas dans le corridor face à la salle jusqu’au moment où les infirmières lui suggèrent de retourner à la salle d’attente. Il semble qu’il les énerve. Mais il ne peut rester assis plus d’une quinzaine de minutes et reprend sa marche. On lui demande d’aller attendre dans la chambre réservée pour Manon et on viendra le chercher au moment opportun. Claude se plie à cette exigence.

Vers 02:30, une main sur son épaule le secoue. Il ouvre les yeux et réalise qu’il s’est endormi dans le fauteuil de la chambre. C’est une infirmière qui lui dit: «Félicitations, M. Dupras, vous êtes le père d’un gros garçon». En entendant ces mots, deux sentiments le traversent simultanément: un de bonheur extrême et l’autre de honte. Bonheur d’être père et honte de s’être endormi pendant que Manon souffrait. L’infirmière lui dit que la maman se repose et dort dans une chambre attenante à la salle d’accouchement et suggère de la suivre pour voir son bébé. Face à la vitre qui le sépare de la pouponnière où sont tous les bers des nouveaux-nés, les quelques instants qu’il attend lui semblent une éternité. Enfin, l’infirmière arrive avec son fils dans ses bras. Claude le regarde pour la première fois. Il pèse 8,6 livres et son papa le trouve grand, beau et est surpris de ses cheveux longs qui descendent jusque dans son cou. Mais la forme de sa tête l’inquiète. Elle est déformée et la partie du front et du cuir chevelu a la forme d’un cône tronqué. L’infirmière comprend son inquiétude, dépose le bébé et vient lui expliquer que c’est normal. Cette déformation est temporaire, découle de l’accouchement et la tête reprendra une forme ronde dans les prochains jours. Cette explication le soulage mais il veut voir le docteur pour lui en parler. C’est à ce moment qu’il apprend que le docteur ne s’est pas présenté et que c’est son assistant qui a accouché son épouse. Il veut voir Manon et la trouve endormie. Il reste près d’elle jusqu’à ce qu’elle se réveille, l’embrasse alors en lui disant qu’il a vu le bébé et qu’il est parfait. Il ne parle pas de la forme de sa tête. Elle est fatiguée, s’endort à nouveau et Claude rentre à la maison. Le lendemain matin, il est à l’hôpital et voit Manon qui est revenue à sa chambre. Elle est heureuse car elle a son bébé dans ses bras.

Trois jours plus tard, le baptême a lieu à la chapelle de l’hôpital en présence de ses parents, de son parrain Charles-Émile et de sa marraine Antoinette, d’Origène et de Gaby, des frères et sœurs de Manon et de Claude, de mémère Lalonde. Il reçoit le nom de André, Joseph, Origène et Charles. André est le premier garçon de la dixième génération depuis son ancêtre Jean-Robert Duprac.

Gaby invite Manon au Lac Guindon avec son bébé pour l’aider à reprendre sa bonne santé au bon air des Laurentides. Elle accepte. Claude est heureux de cet arrangement mais comme il doit travailler, il montera au nord chaque soir pour aller voir sa famille.

Une semaine passe mais Manon récupère difficilement. Claude est inquiet. Dès les premiers jours de son arrivée, les voisins de Gaby sont tous intéressés à voir le bébé et à féliciter Manon. La tête d’André n’a pas encore repris complètement sa forme normale mais elle est beaucoup mieux qu’à la pouponnière. Nonobstant cela, sa tête allongée lui donne un air inhabituel et en plus il a les yeux «pochés». Avec ses longs cheveux, ce n’est pas le plus beau bébé du monde et cela est confirmé par la petite fille d’un voisin qui vient avec sa mère voir le bébé et qui s’exclame innocemment «il est donc bien laid ce bébé-là !».

Manon a vraiment des difficultés. Claude s’impatiente et lors du week-end insiste pour que son beau-père fasse quelque chose. Ce dernier se lève subitement et invite sa fille à le suivre dans sa chambre. Il l’examine et une dizaine de minutes plus tard sort de la chambre et explique qu’il y a eu une erreur médicale à l’accouchement et qu’il a posé les gestes pour la corriger. Claude est scandalisé. Pauvre Manon ! Elle qui s’interrogeait sur ce qui lui arrivait et ne comprenait pas pourquoi sa convalescence était beaucoup plus longue que celle de ses amies. Quelques heures plus tard, Manon est transformée. Elle est de bonne humeur, de nouvelles couleurs ressortent à son visage. Elle sourit. Claude la voit devenir très belle et il est réconforté.

Par contre, il est en rogne contre le docteur Fortier et le rencontre à son bureau, Ce supposé grand docteur le fait attendre plus d’une heure avant de le voir pour lui expliquer que des choses comme cela arrivent et que tout est maintenant correct. De plus, il n’explique pas son absence à l’accouchement et ne s’en excuse pas. Encore là, «ce sont des choses qui arrivent» répète-t-il. Claude est choqué. Il le quitte et veut le poursuivre pour dommages à cause des souffrances inutiles et du danger d’infection majeure que Manon a subi. Son avocat de Verdun lui confirme qu’effectivement il y a sujet à poursuite. Claude en parle à Manon qui en parle à Origène qui appelle Claude pour le supplier d’oublier cette avenue légale car entre médecins, on ne déblatère pas l’un contre l’autre et surtout on ne se poursuit pas en justice. Il trouverait difficile d’avoir à témoigner contre son collègue Fortier. Claude obtempère avec regret.

André devient de plus en plus beau et est un bébé en très bonne santé, plein de vie. Il apporte chaque jour beaucoup de plaisir et de satisfaction à sa maman et à son papa. Les grands-parents sont aussi très heureux. Charles-Émile et Antoinette se révèlent particulièrement de bons adeptes de leur nouveau rôle de grand-papa et de grand-maman qu’ils ont commencé avec Sylvie, la fille de Pierre-Paul. Ils ne seront pas appelés pépère ou mémère et cette tradition de la famille se terminera avec les grands-parents de Claude. Il y a aussi mémère Lalonde qui aime répéter à tous qu’elle est maintenant arrière-grand’mère.