La patente


À l’automne de 1957, l’ami de Claude, Jacques Girard, l’invite à se joindre à un mouvement canadien français. Il le décrit comme une fraternité d’entraide et affirme ne pouvoir lui en dire davantage. Il lui demande de lui faire confiance. Celui-ci est hésitant, car il se rappelle la réunion secrète chez le dénommé Therrien à Verdun, où il fut question de la future Alliance Laurentienne. Sa réaction spontanée est de ne pas faire partie de tels groupements car il sait qu’il ne s’y sentira pas à l’aise. Jacques l’assure qu’il ne parle pas de la même chose mais refuse de nommer l’organisme auquel il l’invite et se contente de l’appeler «la patente». Cela ne veut rien dire pour Claude. Finalement, par amitié pour Jacques qu’il considère un gars sérieux, il accepte.

Quelques jours plus tard, Claude se retrouve avec son ami dans la salle de récréation d’une grande école de Montréal où sont regroupées plus de 300 personnes. Sur place, Claude s’informe du nom de l’organisation mais Jacques lui affirme ne pouvoir le dire avant l’initiation. «Initiation ? Quelle initiation ?» dit Claude en sursautant. Jacques lui répète encore de lui faire confiance et lui fait part que son nom a été ballotté par un comité de «la patente» et qu’il a été accepté. «Tu ne le regretteras pas». ajoute-t-il et le quitte. Claude se retrouve debout au milieu de la salle avec une centaine de personnes, alors qu’un homme invité à adresser la parole est présenté comme le président de l’initiation. Claude croit le reconnaître comme étant un dirigeant des Jeunesses Laurentiennes. Le président explique que l’initiation commencera dans quelques instants et demande aux futurs initiés de s’aligner en lignes droites devant lui. Quelques organisateurs aident à placer tout le monde. Il explique que l’initiation qu’ils vont vivre doit être gardée secrète. Ils seront appelés à faire un serment de ne jamais divulguer son existence. Il ajoute que ceux qui ne sont pas d’accord doivent quitter immédiatement. Personne ne bouge. Claude, mal à l’aise, hésite profondément mais reste immobile. Il ne veut pas être différent des autres mais il se sent pris dans un piège. La cérémonie commence et son thème est l’unité. Les nouveaux membres apprennent le signe secret par lequel les membres peuvent se reconnaître entre eux, dans un endroit public, sans dévoiler leur appartenance au mouvement. Claude en sort émerveillé. A la fin, le président les félicite d’avoir réussi l’épreuve, largement symbolique et leur annonce qu’ils sont maintenant membres de l’Ordre de Jacques-Cartier. Une agape fraternelle suit l’initiation durant laquelle les membres anciens se mêlent aux nouveaux pour les féliciter et les encourager à être actifs dans l’Ordre. Claude remarque qu’il s’agit d’hommes qui ont un air très sérieux et qui viennent du milieu des affaires et des gouvernements. Il remarque aussi qu’il n’y a pas de membres du clergé et apprend qu’ils ne peuvent pas faire partie de l’Ordre. Il en va de même pour les politiciens actifs.

Sur le chemin du retour à la maison, Jacques l’informe de l’histoire de l’Ordre de Jacques-Cartier. Il a été constitué en 1926 par quatorze fonctionnaires fédéraux, franco-ontariens et catholiques réunis avec le curé F.X. Barrette, de la paroisse Saint-Charles d’Ottawa. Dans la capitale, à ce temps-là, il était très difficile pour un francophone d’accéder à la fonction publique fédérale. Ils fondèrent une société secrète vouée à la défense des intérêts francophones et leur promotion d’abord dans la fonction publique et l’entreprise privée. L’Ordre voulait contrecarrer l’influence agissante des loges maçonniques (Claude en sait quelque chose) et l’Ordre des Orangistes qui moussaient les candidatures de Canadiens anglais. L’Ordre a un plan d’actiondouble: être représenté partout où se trouvent les Canadiens français et noyauter ou contrôler toutes les organisations. Pour ce faire, il se donne une structure hiérarchisée. L’état-major est composé des fondateurs qui forment la Chancellerie où se prennent toutes les décisions. Un prêtre Paul-Émile Léger, qui enseigne à Rome devient son représentant auprès du pape. Plus tard, devenu cardinal, il sera le délégué de l’épiscopat québécois auprès de l’Ordre.

L’Ordre s’infiltre partout, dans les conseils municipaux, les paroisses, les caisses populaires dont elle favorise la création, les journaux, les commissions scolaires, les coopératives, les Sociétés Saint-Jean-Baptiste, les syndicats, les partis politiques fédéraux comme provinciaux et les affaires. Il crée plusieurs groupements comme l’Association Acadienne d’Éducation, le Club Richelieu et autres. Il recrute ses membres particulièrement dans l’élite bourgeoise (il aura 10,000 membres en 1939 et en comptera 40,000 en 1960. L’Ordre est une organisation pancanadienne active dans l’Ouest Canadien, l’Ontario, le Québec et les Maritimes et devient l’épine dorsale de la francophonie en Amérique du Nord. Par ses membres, l’Ordre mène des campagnes d’opinion publiques liées à la moralité, au développement de l’éducation, à une plus grande justice pour les Canadiens français dans le partage des fonds publics dédiés à la construction d’écoles, à l’achat de manuels scolaires français et à des salaires convenables aux professeurs. Il œuvre pour le rapatriement de la constitution, la refrancisation du Québec, la disponibilité d’émissions de radio et de télé en français en milieu minoritaire dans le pays et la révision des lois des provinces pour accorder les mêmes droits à tous les citoyens. Il réclame le bilinguisme chez les policiers de la Gendarmerie Royale, des services en français de la part des compagnies de téléphone, la construction d’écoles françaises en Colombie-Britannique et au Yukon etc.

La devise de l’Ordre est «Dieu et Patrie». Son secret est bien gardé et tout ce qui s’y rattache est empreint de mystère. Le mot d’ordre est «discrétion». Il a une revue secrète «l’Émerillon». L’Ordre opère efficacement et un très grand nombre de Canadiens français atteignent des postes importants jamais détenus par leurs semblables. Plusieurs y réfèrent en parlant de la «la patente». Claude est surpris d’entendre cela car c’est le mot qu’a utilisé Jacques pour l’attirer dans les rangs de l’Ordre. C’était donc un surnom connu mais Claude n’en avait jamais entendu parler. Parmi ses membres, Claude apprend que l’on y retrouve des gens connus comme André Laurendeau, Gérard Filion, Jean Drapeau, René Paré de la Société des Artisans, Eugène Therrien président de la Société Nationale de Fiducie et Marcel Robidas de la Chambre de Commerce de Montréal qui deviendra maire de Longueuil. Lors de l’élection de Louis Robichaud, en 1960, l’Ordre mettra toutes ses énergies en action pour qu’il devienne le premier Acadien élu Premier Ministre de la province du Nouveau-Brunswick. Le titre de son programme politique en dit long sur les besoins des Acadiens: «Chance égale pour tous».

Claude participe à quelques réunions de l’Ordre qui se terminent toujours par des agapes fraternelles. Cependant, il est surpris durant ces repas d’entendre des membres parler d’un objectif qui lui semble différent de celui l’Ordre qui favorise un nationalisme canadien. La conversation tourne autour du nationalisme québécois et du mot d’indépendance. Lors d’une de ces rencontres, en 1958, un conférencier qui est un des leader de l’Ordre développe le thème de l’indépendance du Québec mis de l’avant par Raymond Barbeau.

Celui-ci est le jeune fondateur (27 ans) audacieux et énergique du nouveau mouvement l’Alliance Laurentienne. Il l’a fondé le 15 janvier 1957. C’est le premier mouvement indépendantiste contemporain au Québec. Barbeau publie aussi une revue indépendantiste «La Laurentie» pour convaincre les Canadiens français du Québec de ses idées. La thèse de Barbeau s’oppose à celle de Trudeau, de ses amis comme Maurice Lamontagne qui prêche «l’intégration lucide» (que Barbeau qualifie d’assimilation) et de «Cité Libre».

C’est la première fois que Claude entend un tel discours de la bouche d’un dirigeant de l’Ordre. Il est surpris des applaudissements nourris qui l’accueillent. Pour lui, c’est un dérapage par rapport aux objectifs de l’Ordre. Ce jour-là, il intervient et pose une question au conférencier «si le Québec devient indépendant qu’adviendra-t-il des Canadiens français des autres provinces qui deviendront une minorité encore plus petite dans l’ensemble canadien ?». Le conférencier lui répond «de toute façon, indépendance ou non, les Canadiens français des autres provinces seront assimilés dans les années qui viennent, c’est inévitable». Claude enchaîne «je considère qu’il peut y avoir du vrai dans un tel argument si on ne fait rien pour défendre la cause française dans ces milieux, mais comme l’Ordre de Jacques-Cartier et les Sociétés Saint-Jean-Baptiste y sont présents, rien ne prouve que la situation ne changera pas». Le conférencier ajoute «je n’y crois pas».

Sans le savoir, Claude a amplement raison comme le démontrera l’élection de Robichaud deux ans plus tard. La province du Nouveau-Brunswick sera changée du tout au tout, particulièrement à cause des influences de l’Ordre sur les actions de Robichaud et de son cabinet de ministres dont la majorité est composée d’anciens membres de l’Ordre. Elle deviendra la seule province officiellement bilingue au Canada.

Suite de ce dîner, Claude commence à se demander s’il doit continuer à être membre de «la patente». Lui, qui croit dans l’importance d’aider les Canadiens français des autres provinces à se développer et vivre librement dans leur langue pour faire du Canada un vrai pays pour tous, ressent que des malentendus entre l’Ordre au Québec et la chancellerie d’Ottawa sont imminents, s’ils n’existent pas déjà. Claude a la certitude que jamais les Canadiens français des autres provinces approuveront le projet d’indépendance du Québec puisque cela n’est pas dans leur intérêt. Quelques mois passent et Claude décide de ne plus participer aux réunions de «la Patente». Nonobstant sa décision, Claude respectera toujours son serment et personne, même de sa famille, ne saura jamais qu’il a été membre de l’Ordre.

Les nombreuses dissensions entre les sections québécoises de l’Ordre et la Chancellerie d’Ottawa, mèneront à la dissolution de l’Ordre de Jacques-Cartier en 1965. Son ampleur et la nature de sa contribution à l’histoire des Canadiens français resteront largement secrètes et méconnues jusqu’en janvier 2000 quand ses documents seront rendus publics.