Francine et Antoinette


Contrairement à ses frères, Francine ne va pas souvent se baigner au natatorium de Verdun, le grand bain municipal construit en plein air sur le boulevard Lasalle, face au 6401. Cette belle et unique réalisation faisait partie des projets lancés par le maire Ferland durant le temps de la grande crise et a été inauguré par son successeur le maire Edward Wilson en 1940. Claude et Pierre-Paul y ont appris à nager. L’initiation de Claude à la nage avait été la plus dramatique. Alors qu’il commençait ses cours de nage, à huit ans et craignait de se mettre la tête sous l’eau, il avait été brusquement poussé à l’eau par un autre jeune. À cet endroit le bassin avait près de quatre pieds et demi de profondeur et Claude s’était retrouvé au fond, apeuré, affolé et ne sachant quoi faire. Il avait avalé un peu d’eau et se sentant sur le point d’étouffer s’était accroché à un autre baigneur qui l’avait ramené au bord de la piscine (à moins de trois pieds) et sorti du bassin. Après qu’il eut repris ses sens, il avait réalisé que ce n’était pas si pire. Quelques jours plus tard, il ne craignait plus de se mettre sa tête sous l’eau et apprit vite à nager. Lui et Pierre-Paul allèrent au natatorium presque tous les jours durant plusieurs étés.

Antoinette est très protectrice de sa petite Francine et donc lui interdit de fréquenter le natatorium car elle le considère un lieu propice pour attraper les maladies. Elle a toujours en mémoire l’épidémie de poliomyélite qui a terrassé beaucoup de jeunes de Verdun les laissant infirmes pour la vie. Francine rechigne de ne pouvoir aller à la piscine régulièrement avec ses amies. Mais Antoinette, qui lui donne pourtant tout ce qu’elle veut, est très stricte à ce sujet. Malgré ses craintes, elle cède quelque fois mais elle en est très malheureuse. C’est une exception parmi d’autres mais elles sont rares.

Francine a cinq ans, lorsqu’en 1951, elle est admise à l’école Sainte-Bernadette-Soubirous, celle que Claude a fréquentée. «Elle est bien petite! » de s’exclamer la directrice en l’apercevant. En effet, elle est toute mignonne, habillée d’une jolie robe qu’Antoinette a faite, lorsqu’elle rencontre sa première maîtresse Mme Le Bourdais. Elle sera à cette école pendant cinq ans pour aller ensuite à la nouvelle, construite sur la rue Brault, jusqu’en 7ième année (il y avait alors une 7ième année élémentaire).

En 1952, Charles-Émile décide d’acheter un chalet sur la rive de la baie Missisiquoi à Venise-en-Québec, Francine est heureuse car Antoinette lui dit qu’elle va pouvoir se baigner tous les jours dans la baie du lac Champlain. Claude et Pierre-Paul sont aussi très enchantés car il y a un bateau qui fait partie de la transaction.

C’est grâce aux Giguère que Charles-Émile et Antoinette ont découvert la baie. Ils ont un bon chalet du côté de la pointe Jamieson, la plus belle partie de la baie, et y ont invité la famille Dupras plusieurs fois. La maison est spacieuse et il y a de la place pour tout le monde mais Antoinette n’aime pas y coucher, malgré l’insistance de madame Giguère qui lui rappelle que le trajet pour Montréal est long (il n’y a pas d’autoroute). Chaque visite devient donc une excursion d’une journée. Il faut emprunter le pont Victoria et rouler tout le long sur des routes à deux voies. Après Laprairie, il faut passer à travers les villages de Saint-Luc, de Saint-Jean et d’Iberville, puis continuer sur un long chemin en direction de Philipsburg pour rejoindre, trente minutes plus tard, la baie Missisiquoi. Au retour il suit le même trajet à l’inverse.

Quelques fois Claude est invité seul, pour une journée ou deux, afin d’accompagner monsieur Giguère à la pêche. C’est leur fille Denise G. qui insiste pour qu’il soit invité. Il est enchanté par leur haute chaloupe de bois (de même forme que les chaloupes d’aluminium d’aujourd’hui) et son gros moteur de 22 CV Evinrude. Il aime s’asseoir sur le banc arrière, prendre le bras de commande du moteur et diriger l’embarcation jusqu’à l’île aux Cochons, près des lignes américaines, où la pêche est particulièrement bonne. Cela prend un bon quarante cinq minutes.

C’est la qualité de la pêche à la Baie qui a décidé Charles-Émile à acheter le chalet. C’est un «camp d’été» modeste en bois, avec une grande véranda vitrée. Il n’y a pas suffisamment de chambres pour toute la famille et Claude couche sur la véranda dans un lit pliant en métal. Le chalet est séparé de l’eau par un chemin secondaire qui longe la baie et la plage est composée de gros cailloux. Il y a un quai et une structure métallique avec un treuil manuel où sont enroulés des câbles qui relient des courroies servant à élever verticalement le bateau hors de l’eau. Une telle installation est essentielle pour protéger les bateaux car les vagues qui viennent du lac Champlain sont parfois très fortes. Toute la famille trouve que c’est un endroit formidable. Lorsque le 15 juin arrive, Antoinette s’y installe avec Francine pour l’été alors que son mari, Claude et Pierre-Paul viendront y passer les fins de semaine. Charles-Émile y sera aussi durant les trois semaines de vacances annuelles qu’il s’alloue.

A la maison de ville, Charles-Émile et Francine se voient peu puisqu’à l’heure où elle se lève il est encore couché et quand il revient le soir, elle dort. Il travaille le samedi, le dimanche il aime dormir tard jusqu’à l’heure de la grand’messe. Les rares fois qu’il est à maison, seul avec elle, ils aiment bien écouter la radio ou la télévision ensemble et jouer à «la petite», le jeu de cartes préféré de Francine. C’est pourquoi les fins de semaines à la Baie sont précieuses pour Francine puisqu’elle est avec son père. Elle aime beaucoup l’accompagner à la pêche, avec sa petite ligne en bambou, dans le nouveau bateau. Celui-ci est de bois et «porte» mal sur l’eau en tapant la surface. C’est pourquoi on le qualifie de «tapette». Il a été construit par le fils de l’ancien propriétaire. Charles-Émile réalise vite qu’il doit le remplacer par une embarcation plus sécuritaire. Il achète, chez son ami Duquette, une bonne chaloupe haute et un nouveau moteur Mercury de 20 CV.

Au chalet comme à la maison c’est toujours Antoinette qui s’occupe de tout le monde et qui fait l’entretien de la maison et les repas. Elle cuisine bien et prépare des plats avec beaucoup de beurre et les accompagne toujours des mêmes légumes: patates, carottes, concombres et tomates. Le repas devient exotique lorsqu’elle ajoute des morceaux de piment vert, ce que Charles-Émile n’apprécie pas. Elle est par contre la spécialiste des desserts qui sont de l’avis de tous exceptionnels, particulièrement lescream puffs et les «pètes de soeurs». En plus de toutes ses activités, elle a gardé quelques clientes de son salon de coiffure qui viennent à la maison, ou même à la baie, pour une coupe de cheveux ou une permanente.

Antoinette porte une attention particulière à Francine et va la reconduire à l’école tous les matins et la reprendre le soir. Excellente couturière, elle fait tous les vêtements de sa fille. Elle vit surtout pour elle puisque ses garçons volent maintenant de leurs propres ailes. Elle est très généreuse. Francine n’a pas mis le pied hors du lit qu’Antoinette est debout. Nonobstant la loi de l’église, elle lui sert de la viande le vendredi parce qu’elle la trouve blême. Elle la baigne tous les jours alors que dans la plus part des familles le bain est hebdomadaire. Coiffeuse exceptionnelle, elle la coiffe régulièrement mais pas toujours, évidemment, au goût de Francine qui n’aime pas les cheveux courts ou les permanentes. Et, comme sa fille aime les jeux de cartes et les autres jeux de société, elles s’y adonnent pendant des heures. Ses amies sont souvent invitées à la maison et Antoinette aime leur servir une collation composée de ses desserts et de grands verres de lait froid.

Antoinette n’aime pas mentir mais s’amuse à répéter «toute vérité n’est pas bonne à dire». Elle arrange la vérité à son goût. On ne connaît pas ses relations avec mémère Lalonde, qui ne sont pas trop bonnes, ou les problèmes avec Charles-Émile qui laisse tout traîner, ne ramasse rien et ne veut rien faire à la maison. Peu à peu, elle organise sa vie et laisse Charles-Émile faire de même. Toute mésentente est imperceptible. Ils organisent souvent desfêtes à la maison, des parties de cartes et ils ont toujours l’air de s’amuser follement ensemble. Claude, Pierre-Paul et Francine, plus tard, viendront à détecter leurs brouilles lorsqu’elle dira «Ah ! lui…». Cela voulait tout dire.

Les seuls qu’elle dénonce ouvertement sont les curés et cela même si elle va à la messe tous les dimanches, sans exception, très bien habillée et maquillée impeccablement. Elle insiste que tous y soient. Claude et Pierre-Paul ne savent que faire de la grand’messe et sont bien heureux chaque fois qu’ils ont une bonne raison d’assister à une messe basse. Dans la paroisse, il semble que la grand’messe soit devenue un défilé de modes où ces dames cherchent à s’impressionner mutuellement avec leurs nouveaux atours. Au lieu de parler du péché d’orgueil dont il a l’étalage sous les yeux, le curé critique les femmes indignes qui entrent à l’église sans chapeau ou habillées de robe à manches courtes ou quelque peu décolletées. Il tolère à peine un mouchoir sur la tête mais pas un kleenex et les veut habillées pudiquement sinon il leur refuse la communion. De toute façon, Antoinette ne sort jamais de la maison si elle n’est pas bien «arrangée» comme elle aime à dire. Elle qualifie les curés d’«une gang de fous» parce qu’ils traitent mal les femmes et disent aux maris que «leur devoir est de ne pas écouter leur femme et de leur faire des enfants».

C’est une femme évoluée et avant-gardiste. Elle a toujours travaillé; elle est conciliante et elle a confiance en ses enfants. Elle a des théories bien à elle, comme aux grandes fêtes, aux anniversaires importants, où elle n’invite jamais ses enfants pour la simple raison qu’ils se doivent d’être là. C’est leur devoir. Elle prépare le repas pour tous, met la grande table avec ses meilleurs couverts et attend qu’ils arrivent. Ce sera ainsi toute sa vie. La seule exception est la fête des pères et elle veut s’assurer que les garçons n’ont pas oublié. Heureusement que Claude et Pierre-Paul sont au courant de ses habitudes car il y aurait souvent eu des places vides à la table.