L’été 1952


Beaucoup d’emplois d’été sont disponibles pour les étudiants de Polytechnique. Au début de juin 1952, Claude est engagé par le Service du drainage du Québec et affecté à une équipe d’arpentage qui relèvera les niveaux de ruisseaux, leur largeur, leur direction et leurs caractéristiques. Ces informations, transcrites sur plans, sont envoyées au ministère à Québec où les fonctionnaires détermineront l’envergure des travaux, prépareront les plans, les devis et les documents de soumissions en vue de refaire les ruisseaux pour faciliter le drainage des terres agricoles. Le travail de l’équipe se situera dans les régions autour de Montréal et Claude en est bien heureux car il pourra revenir chez lui durant les fins de semaine et participer à l`élection provinciale qui s’annonce.

Les deux premières semaines de travail, fin juin et début juillet, se passent dans la région de la grande savane Ste-Clothilde, au sud-ouest de la province. L’équipe loge à l’hôtel Commercial de Saint-Jean-Chrysostome. Le travail est intéressant et Claude acquiert une bonne expérience en arpentage. Claude est rodman. Il tient une grande règle verticalement pour que le technicien au «niveau», puisse lire les niveaux du fond et du bord du ruisseau à tous les cent pieds. Il tient aussi le jalon aux distances mesurées pour que le technicien avec un transit puisse le relever afin de faire le tracé du ruisseau. La camaraderie dans l’équipe est excellente et l’été s’annonce bien. Le drainage des terres est une composante importante du programme politique du gouvernement et primordiale pour les cultivateurs. La savane était un immense territoire de terre noire inondée et non utilisable et grâce aux travaux de drainage des dernières années plusieurs hectares de terres ont été récupérées et sont maintenant cultivables. Il reste encore des travaux à faire et c’est justement pour compléter ce projet que l’équipe de Claude a été mandatée par le Service du Drainage.

Vers le 10 juillet, l’équipe se retrouve au Joliette Inn à Joliette. C’est la nouvelle base pour les travaux qu’elle exécute dans la région de Saint-Jean-de-Matha et du lac Vert. Claude arrive à Joliette en pleine campagne électorale provinciale. Le député du comté de Joliette est l’autodidacte Antonio Barrette, ministre du travail. Claude découvre chez les gens de cette ville une intensité de convictions politiques comme il en a rarement connue. C’est ainsi qu’en fin de journée, du côté du bar de l’hôtel, il assiste presque quotidiennement à des débats contradictoires qui éclatent spontanément. Ce sont des partisans de l’Union Nationale et du parti Libéral qui, debout au milieu de la pièce ou sur une table ou une chaise, défendent leur cause en s’engueulant. C’est carabiné, les arguments sont explosifs et cela résulte quelques fois en une bataille à coups de poing et créent une cohue indescriptible. Il faut alors séparer les belligérants. Claude aime s’asseoir dans le coin du bar, analyser les gens et suivre les débats. Il écoute les arguments de chacun et mémorise ceux qu’il pense valables car il veut les utiliser plus tard. Il considère que les débatteurs sont tous bons quelque soitle côté qu’ils défendent, même s’ils exagèrent.

De plus, il est surpris qu’on mise des sommes importantes sur le résultat de l’élection. Un dénommé Majeau est renommé comme étant l’un des gros parieurs. Il semble que ce soit la tradition dans Joliette et qu’elle existe aussi ailleurs au Québec, dont l’Abitibi. Une fois les mises déposées, on fabrique une immense banderole sur laquelle sont inscrits les noms des gageurs, leur mise et leur candidat. Elle est installée sur la rue principale en travers de la rue à la vue de tous. On dit que les coûts de ces banderoles sont défrayés par les partis politiques. Mais comme Barrette est grandement le favori, beaucoup de gageures portent surtout sur sa majorité. Les unionistes ont confiance qu’elle va augmenter, par rapport à 1948 et gagent sur l’écart de la majorité de l’élu. Ces gageures sont de plusieurs milliers de dollars et quelques-unes dépassent les dix mille dollars (si on se fie aux banderoles). Plus le jour de l’élection approche, plus il y a de banderoles. Cela prend une telle importance que l’on raconte que des gageurs, dans le passé, avaient demandé un recomptage judiciaire car, même si la majorité du vainqueur se situait dans les milliers de votes, l’écart de la majorité n’était qu’à quelques votes du nombre qu’ils avaient prévu.

Après Joliette, c’est dans la région de Saint-Eustache que l’équipe se rend pour faire des relevés dans les alentours de la paroisse de Saint-Benoît. Elle loge à l’hôtel Commercial situé en face à la maison d’Arthur Sauvé, longtemps député du comté et chef de l’opposition à Québec. Elle est maintenant occupée par son descendant Paul Sauvé, ministre important de l’Union Nationale. Les terres dans cette région sont fertiles et un bon système de drainage est bénéfique.

Saint-Eustache a une équipe dans la ligue Senior de baseball du Québec. Plusieurs jeunes joueurs américains en font partie et logent au même hôtel que Claude. Il fraternise avec eux. Il assiste à quelques parties et comprend mieux les subtilités du jeu au contact de ses copains américains. Il est épaté par leurs prouesses. Mais il trouve qu’ils boivent beaucoup de bière pour des athlètes. Ils expliquent à Claude qu’ils s’ennuient dans les villes ou les villages où ils jouent car il n’y a «not much to do» et qu’en dehors des pratiques et des parties, ils se retrouvent ensemble avec inévitablement une bouteille de bière à la main. Ils prétendent que cela ne peut nuire à leur carrière, qu’ils veulent longue et c’est la raison pour laquelle ils consomment modérément. D’après ce qu’il voit Claude en doute fort.

A la fin de l’été, Claude a la responsabilité de rapporter la fourgonnette de l’équipe au garage du Service du Drainage à Deschambault; à une cinquante milles au-delà de Trois-Rivières. Il est satisfait de cette tâche car c’est une nouvelle aventure de conduire un tel véhicule sur une longue distance et d’en être responsable. Tout va bien sur la route et Claude chante à tue-tête Because of you, la chanson de Tony Bennett, qui est au sommet du hit parade américain. Soudainement dans un tournant, il fait une mauvaise manœuvre et la fourgonnette prend le champ, bascule et tombe sur le côté du passager. Claude, par instinct, tient solidement le volant (les ceintures de sécurité n’existent pas alors) et le cœur lui manque jusqu’à l’arrêt du véhicule. Immobile, il constate qu’il n’est pas blessé. Il arrête le moteur, ouvre la fenêtre de la porte qui est maintenant au-dessus de sa tête et sort du véhicule. Quel malheur! Comment va-t-il expliquer une telle erreur? Heureusement, il y a un garage à proximité. Le garagiste avec son towing, accroche la fourgonnette, la remet sur ses roues et la remorque jusqu’au garage. Après examen, il constate qu’elle n’a que quelques égratignures et fonctionne normalement. Claude repart vers sa destination. Il a hâte d’être rendu. Le véhicule est accepté, tel quel, par le préposé au garage du Service du Drainage. Quel soulagement !