Malgré la guerre, la qualité de vie s’améliore


À l’automne 1943, la vie devient plus facile à la maison de la rue Beatty. Jusque là, il fallait, matin et soir, nourrir la chaudière pour chauffer la maison. On utilisait du charbon noir que l’on stockait dans le «carré à charbon» situé dans le coin arrière de la cave. Cette tâche incombait généralement à Claude. Le charbonnier, connu comme l’homme le plus sale de Verdun, venait régulièrement livrer le charbon avec sa voiture tirée par un cheval à la mine fatiguée. Il l’immobilisait dans la ruelle et remplissait de gros sacs en toile qu’il transportait ensuite sur son dos pour aller les déverser sur une chute en bois par le soupirail de la cave. À voir le charbonnier, Claude lui trouve une ressemblance aux Minstrels, ces chanteurs américains blancs qu’il a vus au cinéma et qui imitent les noirs du Sud en se maquillant totalement de noir, à l’exception des lèvres. Chaque livraison laisse une poussière noire qui se répand dans la cave, sur les marches de l’escalier montant au rez-de-chaussée et parfois même dans le logement lui-même. Antoinette, qui a peu de temps pour le ménage, rouspète à chaque visite du charbonnier. Charles-Émile décide de changer le système au charbon pour un système à l’huile légère, un nouveau mode de chauffage avec brûleur, réservoir intérieur de 250 gallons et contrôle de température. Quelle délivrance pour tous et particulièrement pour Antoinette ! Finies les attentes au retour de Saint-Jérôme, avec les enfants habillés jusqu’au cou, pour que la maison soit réchauffée avant de pouvoir les déshabiller et préparer le repas du soir.

Charles-Émile achète aussi un Frigidaire pour remplacer la glacière de la cuisine. Il s’agissait d’un vieux meuble en bois qu’Antoinette utilisait depuis plus de onze ans. On plaçait, dans la partie supérieure, un gros bloc de «glace» près duquel elle mettait les bouteilles de lait pour les maintenir froides et qui refroidissait les étagères inférieures où l’on rangeait les aliments périssables. Tous les deux jours, le «livreur de glace» passait dans la ruelle et livrait (pour dix cennes) un bloc qu’il transportait avec une grosse pince. Le livreur avait vu la carte qu’Antoinette avait placée dans la fenêtre de la porte de cuisine et qui montrait soit un «25» rouge ou un «50» bleu indiquant la grosseur du morceau de glace à livrer. La glace dégoulinait sur le balcon et le plancher de la cuisine avant d’être placée dans la glacière. La voiture du livreur, tirée par des chevaux, transportait d’immenses morceaux de «glace» qui fondaient à mesure bien qu’ils aient été recouverts d’une épaisse couverture en toile et laissaient sur le pavé de la ruelle une longue trace mouillée. La glace avait été découpée dans le fleuve Saint-Laurent, l’hiver précédent, par une entreprise qui l’entreposait dans une «grande glacière». Cet entrepôt de la rue Galt, construit en carré de bois de charpente, avait une capacité à peu près égale à la demande annuelle des citoyens de Verdun. Les blocs empilés étaient recouverts d’épaisses couches de bran de scie pour ralentir la fonte au printemps et en été. Pour Antoinette, le passage au réfrigérateur est merveilleux. Plus besoin d’attendre la livraison de laglace, de nettoyer le plancher après le passage du livreur, ni de vider, matin et soir, la cuvette installée sous la glacière où s’accumule l’eau de la glacefondue et çe quand elle n’a pas débordé. Elle est enchantée d’avoir son nouveau Frigidaire moderne qui fonctionne jour et nuit par lui-même. Elle a aussi un nouveau fer à repasser électrique dont elle est ravie. Par contre, elle a toujours sa laveuse à linge avec tordeur et elle fait sécher le linge en le suspendant sur la «corde à linge» accrochée à l’arrière de la maison jusqu’au poteau électrique.

À ce nouveau confort s’ajoute la livraison quotidienne du lait et du pain à la porte avant de la maison. Le livreur de la laiterie J.-J. Joubert vient de remplacer sa voiture et son cheval par un camion pour effectuer ses tournées de livraison. Antoinette dépose devant sa porte le nombre de pintes vides qui correspond au nombre de bouteilles de lait qu’elle veut ce jour-là. Quand elle ne veut pas de lait, elle ne place pas de bouteille. Souvent avant que la famille se lève, le livreur apporte du lait complet, à treize «cennes» la pinte, dont la crème se sépare et monte à la surface du goulot de la pinte de verre. En hiver, il arrive régulièrement que le lait gèle et la crème sort à la verticale par le goulot, tout en soulevant le bouchon en carton de quelques centimètres. Lorsqu’Antoinette a tardé à aller ramasser la bouteille à la porte, elle doit placer la pinte dans une assiette, le temps de laisser le glaçon fondre. Il lui arrive à l’occasion de commander de la «crème d’habitant» ou du lait chocolaté que Claude et Pierre-Paul affectionnent particulièrement.

La boulangerie Pom livre aussi à domicile. Elle vient tout juste, elle aussi, de se doter d’une petite camionnette pour livrer son pain «régulier» bien enveloppé. Elle le vend neuf «cennes», tranché ou non. Normalement, il apporte quotidiennement un pain régulier, très tôt le matin. Mais lorsqu’Antoinette veut quelque chose de particulier, elle place sa carte, sur lequel est écrit POM en grosses lettres jaunes, dans la fenêtre du salon et le livreur apporte son grand panier d’osier rempli de pains de campagne, de pains chinois, de pains «fesses», de superbes pains aux raisins, de pains «bruns» et de gâteaux. Antoinette, bonne cuisinière, achète rarement ces gâteaux. Elle préfère faire les siens qu’elle considère, avec raison, bien meilleurs.

Il y a aussi les vendeurs de fruits et légumes qui frappent aux portes et offrent leurs produits maraîchers. Mais Antoinette en achète rarement car elle travaille et est à son salon. Par contre, le représentant de la Métropolitaine, une compagnie d’assurance, passe tous les mois au salon pour recueillir une partie de la prime annuelle des assurances que Charles-Émile a prises sur leurs vies. Le collecteur inscrit dans leur livret respectif, le montant de 18 «cennes» dans celui d’Antoinette et de 21 «cennes» dans celui de Charles-Émile et appose sa signature vis-à-vis pour confirmer les dépôts. Plus tard, ils devront se rendre au bureau de la Métropolitaine, située sur la rue Wellington en face du magasin à rayons Gagnon, pour faire leurs dépôts.

Il y a aussi le «guenillou» qui passe presque chaque jour lentement dans la ruelle avec son vieux cheval et sa charrette brinquebalante chargée de vieilleries en lançant toujours le même long cri mélancolique, «guuueeeennniiiilllllouuu iiiii aaaa, guenilles à vendre » pour attirer l’attention des ménagères et leur offrir d’acheter pour quelques «cennes» le vieux linge et les vieux meubles dont elles veulent se débarrasser. Il offre 10 cennes pour un gros sac de guenilles. Il ramasse aussi les vieux journaux, les bouteilles, les rebuts de métal et toutes les bricoles inutiles enlevées à la maison.

Quant aux éboueurs, les «vidangeurs» comme on les appelle, leur travail insalubre ne s’est pas amélioré bien qu’ils fassent désormais la cueillette des ordures ménagères avec un camion à large benne. Il s’agit la plupart du temps de pauvres hères sans instruction. Ils ramassent à la main les déchets laissés dans des sacs de papier brun, des boîtes de carton, de rares poubelles de métal, ou simplement emballés à la va-vite dans du papier journal. Les ordures traînent pêle-mêle dans la ruelle. Chiens, chats et rats s’en donnent à cœur joie et éparpillent sur la chaussée les déchets de nourriture dont ils sont friands. Les éboueurs ramassent les dégâts pestilentiels et bourrés de microbes sans sourciller. Ils sont deux par camion: un debout dans la benne et le second qui marche dans la ruelle. Ce dernier saisit les contenants avec ses mains – il porte rarement des gants – et les lance à son compagnon dans la benne qui les attrape et les empile. À la fin de la tournée la benne déborde et les hommes sont d’une saleté repoussante.

Les déchets sont transportés jusqu’à la dump située sur la rive du fleuve, à l’arrière de l’hôpital du Christ-Roi de Verdun, tout près de l’Auditorium. Petit à petit apparaît une nouvelle rive, d’environ dix mètres de hauteur, qui s’avance dans le fleuve. Il s’agit des déchets des Verdunois sur lesquels on s’est contenté de jeter de minces couches de terre. C’est ainsi qu’une vaste superficie de terrain sera reprise sur le fleuve et utilisée, plusieurs dizaines années plus tard, pour construire de nouveaux bâtiments, une école entre autres, des espaces verts, le prolongement du boardwalk et une nouvelle piste cyclable qui longera éventuellement le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Lachine.

Claude, qui fera des travaux d’engineering pour l’hôpital en question dans les années 66-70, sera témoin d’une explosion importante dans ce secteur. En effet, durant les travaux d’excavation pour la construction du chalet du parc de la ville, le gaz méthane produit par la décomposition des déchets s’échappe du sol et explose au contact de l’excavatrice, tuant sur le coup l’ouvrier qui la manoeuvrait. Il se souviendra alors de l’époque où il n’y avait aucune norme en matière d’environnement ou de santé et sécurité au travail.