Mon petit kaki


Tout le monde dit à Jean-Claude qu’il a une belle voix lorsqu’il chante. Il en est ravi car il aime chanter. Surtout à la maison Antoinette au piano pour le sing song du dimanchelorsqu’Antoinette joue au piano le dimanche après-midi, avec sa famille, ou les jours de fête, avec en plus les oncles, les tantes, les cousins et cousines et que tout le monde chante ensemble. Son frère, ses parents et Mémère Lalonde interprètent ce qu’ils appellent un sing song , soit un pot-pourri de chansons françaises. Antoinette et sa mère achètent régulièrement les plus récents « morceaux » de musique (feuillets de deux pages ou plus) comprenant les paroles et la musique d’une chanson. Les « morceaux » sont conservés dans le banc du piano. Avant de s’exécuter, Antoinette ouvre le couvercle du banc et choisit ceux que tout le monde veut chanter ce jour-là. Tous s’approchent d’Antoinette, assise au piano et dès qu’elle commence à jouer, ils chantent, en lisant, au-dessus de son épaule, les textes des chansons. Les garçons ont leurs places préférées qu’Antoinette leur garde toujours, de chaque côté d’elle sur le banc. Chacun a ses goûts, mais tous aiment les chansons qu’ils entendent à la radio et qui font partie du répertoire de la chansonnette française. Se succèdent ainsi des chansons de Lucienne Boyer, de Tino Rossi, de Georges Guétary, de Jean Sablon, de Maurice Chevalier, d’André Dassary, de l’orchestre de Jacques Hélian, de Bourvil et de bien d’autres interprètes et compositeurs français. Ils aiment aussi ouvrir le cahier de chansons canadiennes de l’abbé Gadbois, « La Bonne Chanson », qu’ils connaissent par cœur.

Mémère Lalonde a ses préférences, une en particulier et demande toujours à Jean-Claude, à un moment donné, de la lui chanter. C’est une chanson d’amour composée par le soldat Lebrun, « Mon petit kaki », qui raconte l’histoire d’un jeune Canadien français enrôlé dans l’armée canadienne et parti pour l’étranger….

Je suis loin de toi, Mignonne,
Loin de toi et du pays. Et je resterai, Madone,
Toujours ton petit kaki.
J’ai dû partir pour la guerre
Et te quitter brusquement.
Quelque part en Angleterre,
A toi, je pense souvent !
……………
Mémère Lalonde a toujours les yeux pleins de larmes avant même que Jean-Claude n’ait terminé.

Un jour, au Mont-Jésus-Marie, lors d’une fête pour les pensionnaires durant laquelle chacun doit faire son petit numéro, Jean-Claude s’avance et chante « Mon petit kaki ». C’est un succès instantané chez les soeurs, ébahies, qui viennent toutes le féliciter. Quelques jours plus tard, elles l’invitent à aller chanter « le petit kaki » du côté de la maison mère, devant toutes les soeurs réunies à l’occasion d’une fête. Il revêt son habit du dimanche : chemise blanche, boucle noire, veste noire, pantalons courts noirs, longs bas noirs et souliers cirés. C’est de nouveau le succès. Il reçoit une autre invitation à chanter pour un groupe de soeurs venant de différents pays. Il y a même des soeurs qui sont noires ou chinoises.

Ce genre d’invitation se répètera une bonne dizaine de fois en deux ans. Jean-Claude chante toujours avec le même costume, droit debout, devant des auditoires de cinquante à deux cents religieuses. Il chantera même un jour devant un évêque, tout de violet vêtu. Une fois de plus, il est tout surpris de voir les larmes couler sur les joues de certaines soeurs, tout comme sa grand’mère. L’une d’entre elles lui explique qu’elle a un frère parti pour l’Angleterre comme le petit « kaki », à qui elle pense souvent dans le secret de sa cellule en récitant des prières pour sa survie. La récompense de Jean-Claude pour son spectacle consiste en un gâteau blanc recouvert d’un glaçage à la vanille, accompagné d’un grand verre de lait froid, qu’il déguste dans une petite pièce attenante au réfectoire des soeurs. Quelques fois, il reçoit le grand boni : un vrai morceau de sucre à la crème préparé par les soeurs. Pour Jean-Claude, c’est le meilleur qui soit. Empruntant de longs corridors larges et propres aux planchers de bois franc cirés et étincelants, il retourne retrouver ses copains du côté du pensionnat.