La Place des Arts


« La Grande Salle » de Montréal : La salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts

La construction d’une salle de concert digne de la métropole est un projet que caressait le maire Jean Drapeau dès son entrée en politique. Ce dernier avait arrêté son choix sur le site où serait construit ce projet. Ce choix n’a pas été sans contestation. En effet, à cet endroit, se trouvait un orphelinat, sous le nom de l’Institut Dominique-Savio. Il s’agissait d’un bâtiment érigé en 1861, connu comme l’Institut Nazareth, également opéré comme orphelinat et foyer pour jeunes délinquants. Le bâtiment abritait une chapelle connue sous le nom de « Buissonnets ». La démolition de cet immeuble en 1960 pour faire place à la salle de concert, en même temps que plusieurs unités résidentielles adjacentes datant de la même époque, souleva l’ire de la population.

Rien ne put faire changer l’idée de Jean Drapeau qui avait reconnu le potentiel exceptionnel de ce site. Pourtant, sa motivation première était de briser cette barrière économique de la rue Bleury qui séparait l’ouest de la ville où s’installaient les grands magasins, les édifices à bureaux, etc., alors que l’est de la ville faisait figure de parents pauvres où presque rien ne s’y passait.

Avec un recul de 50 ans, force est d’admettre que Jean Drapeau avait raison. Sur le site en question, en plus de la grande salle de concert, se sont érigés deux salles de spectacles, les Théâtre Maisonneuve et Port-Royal, le Musée d’Art Contemporain et une cinquième salle. La barrière économique est presque disparue et la nouvelle Place des Spectacles s’est installée à proximité. Enfin, l’Institut Dominique Savio a pu s’installer, sans frais, dans des locaux plus adéquats.

Jean Drapeau était un visionnaire et voyait le potentiel des terrains au sud de la rue Ste-Catherine où s’érigeront plus tard la Place Desjardins et la Place Guy-Favreau.

Malgré cette controverse, l’Assemblée Nationale adopta, le 2 février 1956, la « Loi pour l’établissement et l’administration d’une salle de concert à Montréal » (Bill no 25). Le 15 mars suivant, la Corporation Sir Georges-Étienne-Cartier obtenait ses lettres patentes. Le projet était alors officiellement lancé. Le Centre Sir Georges-Étienne-Cartier était incorporé le 25 septembre 1956.

Jean Drapeau réussit alors à convaincre plusieurs hautes personnalités du monde des affaires, des arts et de la culture pour représenter la Ville de Montréal, le Gouvernement provincial québécois et les souscripteurs. C’est Louis-A. Lapointe qui en devint le président. M. Lapointe était alors président de la cimenterie et des carrières Miron et Frères.

On ne pouvait trouver mieux comme ambassadeurs que Jean Drapeau et Louis-A. Lapointe pour faire accepter ce projet à la population et convaincre les entreprises et le public à y contribuer financièrement, car, une bonne partie de son financement devait venir du privé.

Après avoir commandé, comme il se devait, une étude économique, le temps était venu de choisir un bureau d’architectes pour la préparation des plans et devis. C’est à un groupe composé des architectes Ray Affleck, Fred Lebensold, Hazen Sise, Guy Desbarats et Dimitri Dimakopoulos, celui-ci étant un brillant diplômé de McGill et les autres, tous professeurs éminents de l’Université McGill.

Quelques années plus tôt, ces cinq architectes-professeurs s’étaient regroupés pour participer à un concours pour la construction du Queen-Elizabeth Theatre de Vancouver, concours dont ils ont remporté la palme. Le Queen-Elizabeth Theatre étant semblable, en termes d’importance et de capacité de sièges, le choix de ces architectes devenait évident. C’est à Dimitri Dimakopoulos que le groupe confiera la tâche de conception de l’édifice de la « Grande Salle ».

Architectes et ingénieurs se mirent au travail et c’est le 11 mars 1959 qu’eut lieu le dévoilement des plans de la Place des Arts. C’est avec grande satisfaction et enthousiasme que tous les intervenants accueillirent le projet tel que proposé. Cette acceptation ouvrait la porte à un appel d’offres pour la construction.

On avait imaginé une façon originale à l’anglaise et peu connue à Montréal pour la préparation des soumissions en retenant les services d’estimateurs professionnels (quantity surveyors). Ceux-ci avaient préparé un détail des quantités reliées à tous les ouvrages. Il s’agissait, pour un entrepreneur-soumissionnaire, d’offrir un prix unitaire pour chaque item (des centaines de cas) et de totaliser tous les montants obtenus. Le total devenait le prix de la soumission.

Évidemment, aucun entrepreneur ne voulait se soumettre à ce système nouveau qu’ils considéraient boiteux et qui, pour eux, semblaient impossible à administrer. À l’ouverture des soumissions, seulement les entreprises Charles Duranceau Ltée et Quémont Construction Ltée soumettaient une proposition de gérance de construction sous le consortium Quémont-Duranceau. C’est à cette entreprise conjointe que fut accordé le contrat. Dans les conditions, cette décision était la meilleure, la formule de gérance de construction s’appliquant parfaitement à la situation. D’ailleurs, la Corporation a bénéficié d’une gérance exécutée avec rigueur et compétence. Ce fut un des premiers projets de gérance de construction au Québec.

L’inauguration officielle des travaux de construction de la Salle Wilfrid Pelletier, des garages et des services souterrains eut lieu le 11 février 1961. Il s’agissait de travaux de grande envergure puisque les garages devaient recevoir plus de 1 000 voitures et l’édifice devait être raccordé au vaste réseau souterrain de Montréal. Avec ces facilités, il devenait possible de se rendre à la Place des Arts en voiture ou par métro sans avoir à circuler à l’extérieur et à subir les intempéries.

Quémont-Duranceau accorda à Plâtrage St-Laurent Ltée (entreprise de l’auteur Raymond Dicaire) un contrat pour les travaux de lattes et enduits. Il s’agissait d’un contrat qui dépassait les 300 000 $. Dans ces années-là, la planche de gypse n’était pas encore utilisée, de sorte que toutes les surfaces apparentes consistent en enduits de gypse avec fini de plâtre appliqués sur latte métallique suspendue pour les plafonds ou directement sur les blocs de béton pour les murs. Quiconque a déjà assisté à un spectacle dans cette « Grande Salle » (2 991 sièges), est en mesure de voir l’ampleur de cet ouvrage.

Ce fut un grand défi pour l’entreprise qui n’avait été fondée que deux années auparavant et qui n’avait pas à son crédit une réalisation comparable. Heureusement, elle avait la confiance de la gérance et Plâtrage St-Laurent Ltée était en mesure de livrer la marchandise. En effet, elle possédait, à ce temps là, un bassin de main-d’œuvre de près d’une centaine d’ouvriers compétents et les qualifications personnelles de ses dirigeants ne faisaient pas de doute.

Le parachèvement de la toiture de la « Grande Salle » s’est fait le 14 décembre 1962. Même si certains travaux de plâtrage avaient pu débuter avant cette date, il n’était pas possible d’exécuter tout travail de finition. L’ouverture de la salle, ayant déjà été annoncée pour septembre 1963, il fallut poursuivre l’ensemble des travaux en mode accéléré. C’est grâce à une parfaite coordination de tous les métiers que l’ordonnancement des travaux a pu être rencontré. À la période de pointe, le personnel de Plâtrage St-Laurent Ltée avait atteint un total d’une quarantaine d’ouvriers, comprenant latteurs métalliques, plâtriers, manœuvres et journaliers.

La pièce maîtresse pour l’entreprise demeure le plafond de la « Grande Salle ». Ce plafond est composé d’un assemblage de 76 pièces de grande dimension qui couvrent la totalité de la salle, de l’arche de la scène au troisième balcon, dans l’axe nord-sud et d’un mur à l’autre dans l’axe est/ouest. Ces éléments sont faits de plâtre de moulage (moulding plaster) renforcé de filasse de sisal. Ils ont été coulés en place et assemblés un à un pour former un montage exceptionnel.

Ce design unique, que l’on ne retrouve dans aucune salle de ce genre, est l’idée de l’architecte Fred Lebensold et son exécution revient à d’habiles et vaillants artisans français qui avaient exercé ce métier de « staffeur » pour qualifier ce mode d’exécution. Le coût de ce plafond, en 1963, n’a pas dépassé 40 000 $. Aujourd’hui, il faudrait compter dix fois plus, mais encore trouverait-on la main-d’œuvre qualifiée pour ce faire ?

La « Grande Salle » ouvrit ses portes, tel que prévu, le 21 septembre 1963, et inaugurée par un concert dirigé par deux grands maestros Wilfrid Pelletier et Zubin Mehta.

Malheureusement, c’est dans le chahut et la contestation que ce produisit cet événement. La Presse du lendemain rapporte que 400 manifestants ont tenté de bloquer l’entrée d’honneur qui avait été mise en place pour accueillir les spectateurs et invités. La police a rapidement réussi à disperser les manifestants non sans une violente confrontation. Près d’une vingtaine d’arrestations furent effectuées.

Les opposants clamaient haut et fort que la Place des Arts ne serait que le lieu des bien-nantis et de la bourgeoisie. On avait même qualifié ce lieu comme étant « la Place des autres ». Or, ceux qui l’ont fréquentée assidûment peuvent témoigner qu’elle est une salle pour tout le monde. Depuis son ouverture, la Place des Arts a été la maison de l’Orchestre symphonique de Montréal et de l’Opéra de Montréal. De nombreux groupes et artistes de toutes catégories y ont performé. Nombreux sont les artistes du Québec qui ont réalisé leur rêve de « faire un jour la Place des Arts ».

Les travaux étant complétés et la salle de concert maintenant en opération, le temps était venu de faire les comptes. La Corporation Sir Georges-Étienne-Cartier avait, jusque là, fait face à toutes ses obligations. Mais, à la fin des travaux, des sommes importantes que la Corporation n’était pas en mesure d’acquitter étaient dûes à une quinzaine d’entrepreneurs, de sous-traitants dont Plâtrage St-Laurent Ltée et de fournisseurs. Les montants en question dépassaient un total de plus d’un million de dollars.

Le seul recours raisonnable était de faire appel au gouvernement pour trouver une solution. Un comité fut formé pour faire les représentations nécessaires pour le règlement des comptes et il obtint une rencontre avec le Premier ministre du temps, l’Honorable Jean Lesage. Celui-ci demanda de patienter quelque peu, car il se proposait de soumettre l’adoption d’un projet de loi créant la Régie de la Place des Arts. C’est le 14 juillet 1964 que cette loi fut sanctionnée. La Régie pouvait alors compter sur un capital de départ qui lui permettrait d’acquitter toutes ses dettes et de disposer d’un fonds de roulement adéquat pour ses opérations. Tout est bien qui finit bien.

Montréal possède aujourd’hui une salle de concert comparable à celles des grandes villes canadiennes et américaines. Sur le plan architectural, c’est une œuvre de premier plan. Ce bâtiment a si bien vieilli qu’on dirait qu’il n’a été complété qu’il y a quelques années seulement. Et pourtant, il aura bientôt cinquante ans. Les œuvres d’art de Louis Archambault, Jordi Bonet, Micheline Beauchemin et Alfred Pellan, qui ornent les espaces publics, sont d’une grande richesse et sont une gloire pour nos artistes du Québec.

Le design intérieur de l’édifice est des plus fonctionnel : circulation facile, sans encombrement. Peu de villes possèdent une salle aussi bien adaptée à sa fonction. De grands chefs d’orchestre en ont fait l’éloge, des artistes réputés aiment à y revenir et, surtout, les mélomanes ont été conquis.

Après le concert qu’il donnait à la Salle Wilfrid-Pelletier, le 28 octobre 1965, le célèbre violoniste Yehudi Menuhin écrivait : « Vous avez ici une des plus belles salles du monde. Merci ».

C’est en 1966, que la « Grande Salle » devint la Salle Wilfrid-Pelletier en l’honneur de l’éminent chef montréalais.

La Place des Arts a fait partie des grands chantiers des années ’60 qui ont changé le visage de Montréal. Avec elle, les Montréalais ont vu sortir de terre la Place Ville-Marie, la Place Bonaventure et la Tour de la Bourse. Ils ont suivi la construction du métro, de l’autoroute Décarie, de l’île Notre-Dame, d’Expo 67, d’Habitat 67 et autres. Montréal s’est transformée. Du tout au tout.

Depuis, avec le temps, quatre nouvelles salles de spectacles se sont ajoutées à la Salle Wilfrid Pelletier pour créer un ensemble de plus de 6 000 sièges. A cause de son rayonnement culturel et de son architecture remarquable, la Place des Arts est devenue le pôle culturel montréalais. En plus, une nouvelle salle de concert, adjacente à la salle Wilfrid-Pelletier, dédiée particulièrement aux orchestres symphoniques de Montréal et des interprètes de musique classique sera inaugurée en décembre 2011.

Tous les participants à cette importante réalisation qu’a été la « Grande Salle »  sont fiers d’avoir contribué à ce chef-d’œuvre.

Raymond Dicaire.

A propos de l’auteur

Raymond Dicaire aime entreprendre des choses.

Débutant sa carrière d’affaires en construction en 1949, il fut entrepreneur général, sous-traitant, gestionnaire de travaux et fiduciaire pour le développement de travaux. Son entreprise « Plâtrage St-Laurent Ltée » a été associée à la réalisation de bâtiments importants en Ontario, au Québec et dans les Maritimes canadiennes, dont la prestigieuse salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts de Montréal. Sa carrière dura plus de cinquante ans.

Son intérêt dans les relations de travail l’amène à occuper des postes de direction dans les associations patronales et dans les organismes chargés par la Loi de l’administration des décrets.  

Devenu président de l’Association de la Construction de Montréal, il agit comme négociateur patronal principal pour l’ensemble des employeurs du Québec. Il a contribué, entre autres, à l’implantation du nouveau régime de relations de travail créé par le passage du Bill 290 (Loi sur les relations de travail dans l’industrie de la construction).

Malgré des débuts difficiles, ses efforts verront s’instaurer, en quelques années, un régime de sécurité d’emploi, des normes de compétence, des conditions de travail imposant la sécurité sur les chantiers, ainsi qu’une uniformisation des clauses salariales égales pour toutes les régions du Québec.

En 1996, il est mandaté par une congrégation religieuse de Québec pour faire la lumière sur ce qui deviendra L’Affaire du Marché Central Métropolitain de Montréal. Il découvre rapidement l’arnaque dont la Congrégation a été victime. Il rassemble rapidement une équipe de professionnels, initie les procédures judiciaires nécessaires et poursuit sans relâche ses efforts pour la justice dans cette affaire. Il œuvre encore aujourd’hui à cette tâche à titre de mandataire de cette communauté religieuse et de président de la Fiducie Immobilière MCM chargée de la gestion des actifs récupérés.

De 1996 à 2002, il siège au Conseil d’administration de l’Accueil Bonneau à Montréal et joue un rôle important dans la reconstruction et le développement de l’organisation suite à l’explosion qui détruit complètement l’édifice de l’Accueil Bonneau. En reconnaissance, le cardinal Jean-Claude Turcotte lui décerne le « Mérite Diocésain Monseigneur-Ignace-Bourget ».

Homme fier, intelligent, travaillant, visionnaire et bon raconteur, il aime rappeler l’histoire des projets auxquels il a participé. Il nous offre dans cette rubrique le récit de la petite histoire de ce qu’on a appelé au début « La Grande Salle » et dont le nom, à juste titre, a été changé pour la Salle Wilfrid-Pelletier.

Claude Dupras