CHAPITRE 8
LES LENDEMAINS QUI DÉCHANTENT
La suite des événements va démontrer toute l’acuité avec laquelle se pose désormais le problème de la légitimité pour nos deux niveaux de gouvernement.
Défaite oblige, le gouvernement du Québec est certainement celui des deux qui se trouve dans la situation la plus délicate. Il sollicitait un mandat pour faire la souveraineté du Québec, la population le lui a refusé. Il devrait donc, dans le respect de la démocratie, s’abstenir d’utiliser ses prérogatives pour promouvoir une option que la population a rejetée, d’aussi peu soit-il. C’est compter sans le Parti québécois qui conteste plus que jamais la légitimité du régime fédéral, malgré la décision populaire. Comme il est au pouvoir, il est en mesure de continuer à promouvoir son option, ce qui a pour effet de placer le gouvernement du Québec en situation d’illégitimité. Cela sera particulièrement apparent à l’annonce de décision du gouvernement de ne pas intervenir devant la Cour suprême, lorsque le gouvernement fédéral lui adressera certaines questions relativement au droit pour une province de se retirer de l’union fédérale. Invoquant le vieil adage formulé par Duplessis selon lequel la Cour suprême serait comme la tour de Pise qui penche toujours du même côté pour refuser d’aller y faire valoir ses prétentions, le gouvernement du Québec refuse de respecter l’ordre constitutionnel qui a pourtant été maintenu par le référendum.
Par ailleurs, que cela plaise ou non au Parti québécois, la population a décidé de donner une autre chance au fédéralisme. On peut, c’est vrai, argumenter qu’il ne s’agit pas d’une grosse chance. Il reste néanmoins que c’est la volonté de la population et que tout gouvernement qui ne la respecte pas, et à fortiori quand celle-ci s’est exprimée à l’occasion d’un référendum, se place en situation d’illégitimité. Au cours des mois qui suivront sa défaite, le gouvernement du Parti québécois défiera ouvertement à plusieurs reprises le verdict des urnes.
Divisé entre sa loyauté à son parti et à son option et celle qu’il doit à tous les québécois, le gouvernement a donc choisi celle qu’il a envers le parti, au risque de se trouver à desservir les intérêts de la population. Derrière ce choix se cache un calcul politique assez évident que d’aucuns n’hésiteraient pas à qualifier de cynique : dans la situation de vulnérabilité stratégique dont il hérite de sa défaite, il a d’autant plus besoin du soutien de sa base qu’il n’est pas prêt à renoncer au pouvoir et qu’il a quelques pilules très amères à faire passer tant à son parti qu’à la population. En effet, le gouvernement est acculé à une grave crise budgétaire et financière et il doit sabrer dans les dépenses publiques. Cela va à l’encontre de l’idéologie du Parti québécois. Quant à la population, elle n’accueillera pas avec gaieté de cœur une réduction dans les services dont plusieurs gouvernement successifs l’ont habituée à dépendre. Pour calmer sa base et ses partenaires dans la coalition souverainiste, le gouvernement argumente que le règlement de la crise budgétaire et financière constitue un prérequis à la poursuite de ses visées souverainistes. Ce faisant, il joue gros car il prend le risque de se retrouver aussi en situation d’illégitimité face à son parti et à ses partenaires. Une double et peut-être même une triple illégitimité qu’il cherche à masquer par des pirouettes faciles mais bêtement provocatrices dans le contexte post-référendaire comme la participation du vice-premier ministre à la commémoration du trentième anniversaire de la fameuse déclaration du Général de Gaulle, ou les rodomontades de la ministre Louise Beaudoin dans le dossier de la langue.
Les tiraillements auxquels donnent lieu les actions du gouvernement depuis le référendum constituent autant de preuves de la situation difficile sinon impossible dans laquelle il s’est placé et ils soulèvent une autre question : un gouvernement a-t-il le droit de jouer une telle partie sans un mandat explicite de la population ? Est-il légitime pour lui de le faire ? Bien sûr, il a été élu pour un terme qui peut atteindre cinq ans et il ne se trouve présentement que dans la troisième année de celui-ci. Mais ses actions sont-elles conformes aux représentations qu’il a faites aux uns et aux autres pour obtenir les mandats qu’on lui a confiés ? Le gouvernement invoque les bons sondages et la faiblesse de l’opposition pour se dispenser de retourner devant l’électorat avant l’échéance de son terme. Pourtant, dans le contexte de ses relations avec le reste du Canada, le Québec a plus que jamais besoin d’un gouvernement disposant des assises solides qu’un nouveau mandat pourrait lui donner après qu’ait pu avoir lieu un large débat sur les nouveaux enjeux, comme seule une campagne électorale pourrait en être l’occasion.
D’autant plus que se posent désormais de nombreux problèmes. Le soir du référendum, le premier ministre Parizeau, dans un discours qui a laissé le Québec stupéfait et honteux, a fait porter la responsabilité de la défaite des souverainistes sur « l’argent et les votes ethniques ». S’il est vrai que son option n’a reçu que très peu d’appuis chez les anglophones et les allophones et certainement beaucoup moins que ce qu’annonçaient les sondages internes du parti jusqu’à la dernière minute, son analyse aurait été plus juste et moins grinçante s’il avait aussi mentionné qu’il n’avait pas réussi à faire le plein des voix souverainistes dans la région de Québec, pourtant massivement francophone.
Et puis, le premier ministre du Québec n’est pas le directeur d’un institut de sondages qui peut se livrer sans contrainte aucune aux analyses les plus subtiles du comportement de l’électorat et dire ce qu’elles lui suggèrent. Ses responsabilités de premier ministre de tous les québécois lui dictent d’abord de ne pas contribuer à approfondir les divisions qu’il perçoit entre eux et de chercher au contraire à les réduire par tous les moyens possibles. De plus, le premier ministre du Québec n’est pas seulement le premier ministre de ceux qui ont voté OUI lorsqu’on leur a demandé si le Québec devait devenir souverain. Il est aussi le premier ministre de ceux qui ont voté NON et, en l’occurrence, ceux-ci se trouvent à être majoritaires. Qu’importe si le lendemain, tout en annonçant qu’il libérera ses fonctions à la fin de la session parlementaire de l’automne 1994, il reconnaît qu’il aurait pu « formuler sa déception dans des termes qui auraient pu être beaucoup mieux choisis », le mal est fait et il a perdu toute légitimité.
Il n’y a d’ailleurs pas que lui à avoir été perturbé par la déception. Le vice-premier ministre Bernard Landry s’est permis une incartade malheureuse le soir du référendum à la réception de l’Hôtel Intercontinental où il a tancé vertement une préposée qui s’est adressée à lui en anglais. Questionné par les médias qui ont eu vent de l’affaire, Landry a d’abord nié les faits pour être ensuite confondu par les témoignages. C’est pourtant lui qui avait la responsabilité du dossier des communautés culturelles au gouvernement et au Parti québécois. D’autres incidents malheureux du même genre auparavant auraient dû lui avoir fait comprendre tout le dommage qu’ils peuvent causer à la légitimité de son option.
Ces incidents fâcheux mettent en relief l’ambiguïté des rapports qu’entretiennent de nombreux francophones avec les minorités du Québec. S’ils acceptent leur présence, parfois même très généreusement, ils prennent facilement ombrage des manifestations de leur identité lorsqu’ils les perçoivent comme une menace à la leur propre. L’histoire leur a légué à cet égard une sensibilité d’écorchés que les réalités démographiques et linguistiques de l’Amérique du nord n’ont fait qu’exacerber. Chez les souverainistes, l’ambiguïté cède le pas à la méfiance, notamment à l’idée de penser que les minorités pourraient faire obstacle à leur idéal, et il faut dire que les minorités la leur rendent bien, craignant d’une part de perdre leur lien direct avec la majorité continentale et, d’autre part, de devenir des souffre-douleur avec les droits desquels on prendrait des libertés dans un Québec souverain.
Mais, dans le contexte grossissant du référendum, le commentaire de Jacques Parizeau met aussi spectaculairement en évidence le fait que la société québécoise est multi-ethnique. Dès lors, les Québécois forment-ils un peuple ? Cette question est de première importance car tout le fondement des revendications du Québec à l’autodétermination repose sur la reconnaissance par la communauté internationale du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si les Québécois constituent un peuple, qu’ils ont un territoire et qu’ils partagent ensemble un vouloir-vivre collectif, le droit des québécois à l’autodétermination leur est acquis. Or, à entendre Jacques Parizeau, est-ce le cas ? Quand il annonce que son option a été défaite par les « votes ethniques », ne se trouve-t-il pas à admettre que les québécois ne forment pas un seul peuple mais qu’il y a, en fait, plusieurs peuples sur le territoire du Québec et que, par surcroît, ils ne se trouvent pas à partager le même vouloir-vivre collectif ? Dès lors, chacun des peuples qui vit au Québec se trouverait-il à avoir le droit à l’autodétermination selon les critères établis par la communauté internationale ? Dans cette éventualité, le territoire du Québec pourrait-il être revendiqué par les seuls francophones, à supposer bien entendu qu’il y ait unanimité sur cette question parmi eux ? Qu’arriverait-il en l’absence d’une telle unanimité ? Le gouvernement agissant au nom des francophones serait-il en mesure de revendiquer tout le territoire en plus d’exercer un contrôle effectif sur celui-ci ? Les minorités seraient-elles en mesure de revendiquer des droits territoriaux sur le Québec ? Etc.
On le voit, Jacques Parizeau a ouvert une véritable boite de Pandore. On peut, bien sûr, prétendre que ces questions se seraient éventuellement posées de toute façon. Mais le fait qu’on puisse les soulever en s’appuyant sur les propos-mêmes d’un premier ministre du Québec, souverainiste par surcroît, leur confère évidemment une légitimité qu’elles n’auraient pas eu autrement et place sur la défensive le gouvernement d’un Québec qui accéderait à la souveraineté sans aucun soutien chez les minorités devant l’accusation d’entretenir des ambitions purement ethniques. Serait-ce suffisant pour que la communauté internationale lui refuse sa reconnaissance ? Pas nécessairement. Mais ce serait certainement suffisant pour que la communauté internationale y regarde de plus près, surtout s’il fallait que le Canada exprime des objections ou de nettes réserves dans l’hypothèse d’une déclaration unilatérale d’indépendance. Le climat d’incertitude qui en résulterait pendant un certain temps aurait des répercussions sociales, politiques et, fatalement économiques. Quel en serait le coût ?
S’il avait fallu que le vote référendaire soit favorable par une marge étroite et que Jacques Parizeau, constatant rapidement l’impossibilité d’entreprendre des négociations avec le Canada, propose à l’Assemblée nationale de « déclarer la souveraineté du Québec dans les meilleurs délais » et que sa majorité le suive, c’est exactement la situation dans laquelle le Québec se serait retrouvé.
C’est dans ce contexte que doit être examinée toute la question de la « partition », cet anglicisme qu’on utilise au Québec pour parler de ce qui se nomme en bon français un morcellement de territoire ou un démembrement territorial. Le risque politique existe sûrement et l’intervention de Me Guy Bertrand en Cour Suprême amènera peut-être celle-ci à confirmer qu’il a un fondement juridique, indépendamment de l’avis qu’ont exprimé les experts consultés par la Commission Bélanger-Campeau.
Sur le plan politique, toute la question se résume essentiellement à la question de savoir si le Québec est en mesure d’assumer le contrôle effectif de son territoire, autrement dit de savoir s’il est en mesure de faire respecter ses lois, de faire respecter ses frontières et de percevoir tous ses impôts, non pas par la force, ce qui serait antidémocratique et illégitime par le fait-même en plus d’être en opposition totale avec la tradition du Québec depuis au moins la Confédération, mais du libre consentement de sa population et avec sa participation. C’est ici que l’on mesure toute l’importance des résolutions pro-Canada adoptées depuis un an par une trentaine de conseils municipaux dans des régions où la majorité de la population est largement réfractaire ou carrément hostile à la souveraineté. Si l’on peut aisément accepter que le gouvernement viendrait à bout de faire respecter son autorité sans trop de difficultés dans des zones enclavées, il n’est pas du tout certain qu’il en serait de même dans des régions frontalières, surtout si les populations de celles-ci devaient recevoir des appuis tactiques importants des populations canadiennes voisines. Ou, encore plus directement, d’un gouvernement canadien qui déciderait ouvertement ou par la bande de faire la vie dure à un Québec souverain.
Par ailleurs, le morcellement ou le démembrement du territoire n’est pas le seul risque que courrait le Québec dans le cas d’un vote peu concluant en faveur de la souveraineté. Même dans le cas où le gouvernement parviendrait à s’assurer du contrôle effectif du territoire, une opposition aussi unanime à la souveraineté que celle que les minorités manifestent présentement convaincrait des dizaines de milliers de personnes à choisir de quitter le Québec. Or, le niveau d’activité économique dans un pays étant largement tributaire de la taille de sa population, il faut calculer l’importance du risque que leur départ ferait courir à l’économie québécoise et au niveau de vie de ceux qui resteraient.
Enfin, en supposant que le pire ne se produise pas mais que la souveraineté du Québec ne fasse que déboucher sur une impasse politique entre le Québec et le Canada ou des tensions sociales importantes entre la majorité et les minorités au Québec qui dureraient plusieurs mois, voire même quelques années, l’incertitude et les dysfonctionnements qui en résulteraient auraient obligatoirement une incidence sur le niveau d’activité économique. De quel ordre et à quel coût pour les québécois ?
Ces risques sont bien réels et le gouvernement actuel tente de les cacher aux québécois, au détriment de sa légitimité. Qui plus est, le gouvernement ne semble pas faire quoique ce soit pour en réduire l’incidence. Pourtant, les québécois ne sont ni des enfants ni des imbéciles. Ils savent que le risque est propre à toute activité humaine. Lorsqu’ils prennent leur voiture, ils savent que l’utilisation de la ceinture de sécurité et la présence de coussins gonflables constituent des moyens de réduire les risques d’accident. La connaissance de ces risques ne les a pas empêchés d’acheter une voiture, parfois au prix de sacrifices importants qu’ils ont librement consentis. Et ils n’hésitent pas à s’en servir. La souveraineté aussi pourrait être un moyen de faire des choses et se rendre quelque part. Et bien sûr qu’il y aurait des risques. Encore faudrait-il que les québécois veuillent la faire, qu’ils sachent quoi en faire et qu’ils se sentent raisonnablement en sécurité. C’est aux souverainistes de les convaincre.
Or il est assez troublant de constater que, trente ans après avoir pris son envol, le Parti québécois, qui en est à son troisième mandat de gouvernement, qui a constitué l’Opposition officielle pendant près de quinze ans et qui a organisé deux référendums sur la question n’ait pas mieux réussi à articuler sa vision d’un Québec souverain, à définir ses objectifs et particulièrement à démontrer qu’on pouvait lui faire confiance pour gérer les risques associés à cette décision, de telle façon qu’on se retrouverait en mesure d’en maximiser les bénéfices. Bref, à faire la preuve de sa légitimité.
Aujourd’hui, la boite de Pandore ouverte par Jacques Parizeau demeure grande ouverte et il n’a certainement pas contribué à la refermer, tout au contraire. Bien sûr, il n’est plus premier ministre. Mais il n’a pas été n’importe quel premier ministre. Il est parvenu à cette fonction en rétablissant, avec une intelligence et une détermination remarquables, la légitimité de la souveraineté aux yeux des québécois. Le fait que les circonstances du débat constitutionnel lui aient facilité la tâche n’enlève rien à son mérite quand on connaît les obstacles qu’il a eu à surmonter et la pression des forces qui s’opposaient à son projet. C’est ce qui donne un tel relief aux propos qu’il tient encore à titre « d’elder statesman » souverainiste et d’ex-premier ministre. Quand il revient sur son commentaire du soir du référendum et qu’il dit vouloir corriger son tir en ciblant les anglophones, Jacques Parizeau fait la démonstration que le désir de se montrer lucide l’emporte chez lui sur celui de se montrer responsable. Quand il prétend que « le mouvement souverainiste ne peut compter exclusivement que sur le soutien des francophones et ne peut pas perdre son temps ni ses énergies à convaincre les autres », il se comporte en incendiaire. S’il souhaitait voir les divisions entre québécois déboucher sur des déchirures, il ne s’y prendrait pas autrement. De plus, il complique singulièrement la tâche de ceux qui, un jour peut être, chercheront à obtenir la reconnaissance par la communauté internationale d’un Québec indépendant.
Qui plus est, en assumant le manteau de l’orthodoxie péquiste à l’occasion d’interventions judicieusement orchestrées, il fait la vie dure à son successeur. Le fait qu’il puisse s’agir entre eux d’un juste retour des choses devrait pourtant peser peu en face de la nécessité absolue, dans le but d’assurer autant la viabilité de l’option souverainiste que de servir les intérêts supérieurs du Québec, de créer un climat propice à la réconciliation suite aux divisions que le dernier référendum a laissé apparaître dans la société québécoise.[1]
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