Suite… La montée des souverainistes


Dans un discours prononcé à Toronto, Daniel Johnson commet l’imprudence de se définir d’abord comme canadien puis comme québécois sans prendre la moindre précaution oratoire comme un Léon Dion qui définissait le Québec comme sa patrie et le Canada comme son pays.

Sa loyauté aux intérêts supérieurs du Québec, en d’autres termes sa légitimité politique, devient immédiatement suspecte.  Il annonce en outre une révision des orientations constitutionnelles de son parti et remet en question le consensus issu de la Commission Bélanger-Campeau qui a pourtant clairement reconnu la légitimité des deux options qui s’offrent au Québec.  Il se démarque aussi très clairement de Robert Bourassa qui, dans une déclaration qui lui avait fait atteindre des sommets sur le plan de la légitimité, avait énoncé la règle suivante :

« Ce qui va guider le gouvernement, ce n’est pas une formule politique plutôt qu’une autre, c’est l’intérêt supérieur des Québécois.  Pour nous, la valeur suprême, c’est le progrès du Québec.  Les formules politiques doivent être subordonnées au progrès du Québec. »1

En affichant aussi clairement ses couleurs fédéralistes pour les raisons que l’on connaît, Daniel Johnson est-il conscient des doutes qu’il sera désormais possible de soulever relativement à son engagement et à celui de son parti envers les progrès du Québec ?  Est-il conscient qu’il s’expose à être dénoncé pour défaut de légitimité, qu’il traînera toujours, de ce fait, un handicap électoral qui l’empêchera de rallier le maximum possible d’appuis et qu’il assure de la sorte ses opposants d’une prime à l’urne dont l’importance fluctuera selon le nombre, la gravité et l’imminence des enjeux ?

Le portrait des forces en présence et de leur légitimité respective à la veille de l’élection générale de 1994 serait incomplet si l’on n’y incluait pas une référence à Lucien Bouchard et au Bloc québécois.  Portés par la vague souverainiste qui a déferlé sur le Québec après les échecs de Meech et de Charlottetown, ils n’en ont pas moins réussi à se gagner une crédibilité et même une certaine admiration auprès de certains segments de l’électorat qui sont réfractaires ou même carrément hostiles au Parti québécois et à son chef, Jacques Parizeau.  Même s’ils oeuvrent sur la scène fédérale, leur engagement en faveur de la souveraineté en font une force avec laquelle il faut compter sur la scène politique québécoise, comme Parizeau est d’ailleurs en train d’en faire l’amère expérience.  Le Parti québécois et son chef ne sont plus seuls à incarner la légitimité souverainiste et Bouchard se révèle déjà un partenaire encombrant, sûr qu’il est d’exercer un bien plus grand attrait sur l’électorat que Jacques Parizeau. Escomptant déjà la victoire du PQ aux élections, certains souverainistes voient en Lucien Bouchard l’homme de la providence et spéculent ouvertement sur l’avantage qu’il leur conférerait si c’était lui plutôt que Parizeau qui dirigeait les forces du OUI lors du prochain référendum.

Si, de l’extérieur, certains peuvent penser que cette abondance de talents dans le camp souverainiste est un gage de ses succès futurs, ceux qui vivent la chose de l’intérieur sont déjà exposés aux tensions que la perspective prochaine du pouvoir empêche de dégénérer en division.

C’est dans ce contexte que Daniel Johnson, acculé de toute façon à l’échéance du mandat des libéraux, déclenche les élections générales. Elles auront lieu le 12 septembre 1994.

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A ce stade-ci, les exigences de l’analyse m’obligent à rappeler au lecteur le rôle que j’ai joué dans les événements qui vont suivre.

Témoin comme tant d’autres de l’échec fracassant du processus de révision de la constitution canadienne, estimant que le Canada tout entier s’en trouve retardé sur la voie d’un progrès devenu urgent en raison des retards accumulés et de la détérioration marquée de la situation financière du pays, mes fonctions à la direction d’un important groupe de pression chargé de défendre et de promouvoir les intérêts des entreprises du secteur manufacturier au Québec, m’ont amené à participer aux débats publics que le gouvernement a tenus depuis cinq ans sur les enjeux économiques à laquelle est confrontée la société québécoise.

J’ai donc eu l’occasion de m’adresser à la Commission Bélanger-Campeau pour lui souligner combien sont sérieux les problèmes économiques du Canada et du Québec, notamment aux chapitres des retards que nous accumulons sur le plan de la compétitivité et du niveau beaucoup trop élevé de notre endettement, et combien sont néfastes nos tergiversations constitutionnelles, notamment en ce qui a trait à notre capacité d’attirer des investissements. Exprimant tant le point de vue des membres de l’Association que je dirige que le mien propre, j’ai précisé à la Commission qu’il ne saurait être question d’engager le Québec « dans un processus dont le résultat net se traduirait par une perte économique pour le Québec ou un affaiblissement de notre potentiel pour créer de la richesse »2.  J’ai aussi plaidé en faveur d’une plus grande intégration économique au Canada et de la nécessité de régler pour longtemps la question des rapports entre le Québec et le Canada :

« S’il fallait que de larges segments de la population souhaitent encore remettre le système en question après deux, cinq ou même dix ans, l’exercice de votre commission aurait été vain.  La restructuration de notre capacité industrielle va exiger des investissements d’une ampleur telle que la rentabilité doit s’en calculer sur une longue période (25 ans).  Si les règles du jeu sont susceptibles de connaître des changements majeurs en cours de route, comment prendre des décisions ?  Il est donc essentiel que toute recommandation de la commission soit très largement acceptable pour qu’on lève enfin l’hypothèque de l’incertitude sur l’avenir du Québec ».3

Le mandat que je détiens des membres de l’Association des Manufacturiers et les interventions que j’ai faites en leur nom devant plusieurs commissions parlementaires vont me valoir d’être nommé par le gouvernement libéral au conseil de divers organismes comme le Conseil des sciences et de la technologie ou la Société québécoise pour le développement de la main-d’œuvre.  J’ai également pris une part active aux travaux du Forum sur l’emploi où j’ai eu à côtoyer les chefs syndicaux avec lesquels j’ai réussi à développer un bon rapport de travail.  J’y ai aussi rencontré Claude Béland, le président du Mouvement Desjardins, qui m’a invité à m’associer aux efforts qu’il a entrepris pour lancer Qualité-Québec, un regroupement qui fera la promotion des produits et services du Québec.

Voyant le risque de m’y retrouver en contradiction avec mon mandat chez les manufacturiers qui revendiquent l’élimination de toutes les entraves à la libre circulation des biens, j’ai demandé et obtenu que Qualité-Québec rajoute à sa promotion la mention « à qualité égale et à prix comparable », ce qui aura pour effet de faire taire les détracteurs de cette initiative qui cherchent à lui trouver des relents du nationalisme chauvin qui animait les campagnes « d’achat chez nous » autrefois.

Enfin, j’ai également pris l’initiative de mettre sur pied la coalition en faveur du développement du potentiel hydroélectrique du Québec auquel les manufacturiers portent évidemment un grand intérêt.

Toutes mes interventions publiques m’ont permis de développer une certaine notoriété qui n’est pas passée inaperçue dans les milieux politiques.  D’abord approché par André Bourbeau de la part des libéraux, j’ai répondu ne pas être intéressé à une carrière publique.  Presque un an plus tard, lorsque Jacques Parizeau le fera au nom du Parti québécois, je répondrai oui.  C’est qu’entre-temps l’idée s’est mise à me trotter dans la tête.  Très marqué par l’échec de la réforme constitutionnelle et ne croyant plus aux possibilités de changement dans le système fédéral, j’en étais venu à la conclusion que le Québec devait prendre l’initiative de faire sauter le verrou qui l’empêchait de progresser et que le Canada tout entier finirait par s’en trouver mieux. Sur le plan personnel, le sentiment d’avoir épuisé le défi que m’offraient mes fonctions me poussait à me tourner vers d’autres horizons.

Malgré tout, j’étais très conscient de n’avoir aucune expérience politique et encore moins de racines dans un parti ou un autre.  Quoique je m’y sois toujours intéressé en tant que spectateur, je suis porté à me méfier des débordements auxquels l’aveuglement partisan peut donner lieu.  Ne souhaitant pas me retrouver en terrain trop inconnu, je fais part de mes préoccupations à Jacques Parizeau lorsqu’il me propose de me joindre à son équipe.  Nous convenons donc entre nous qu’advenant mon élection et celle du Parti québécois, il me confiera le porte-feuille de l’Industrie et du Commerce et je lui fais clairement comprendre que c’est la condition à laquelle j’accepte de me joindre à son équipe.  Avant que je prenne une décision finale, il faut aussi identifier un comté dans lequel je pourrai  me présenter et examiner quelles seront mes chances de l’emporter.  Quelque part en février ou mars 1994, le choix s’arrête sur le comté d’Iberville.  Je rencontre l’exécutif du comté mais il y a d’autres personnes intéressées. J’aurai donc à subir l’épreuve d’une course à l’investiture.  J’hésite encore.  Si ce n’était des indications que j’ai déjà données à Jacques Parizeau sur mon intérêt pour l’offre qu’il m’a faite, je changerais d’idée.  De fait, je le rencontrerai au Château Frontenac à Québec au début mai en présence de son épouse Lisette pour lui demander s’il souhaite toujours m’avoir comme candidat malgré que je n’aie guère de fibre partisane, que j’ai l’habitude de dire ce que je pense et d’appeler un chat un chat et qu’il risque de me trouver pénible à l’occasion.  Il persiste et j’annonce ma candidature à l’investiture péquiste dans le comté d’Iberville quelques jours plus tard.  Je l’emporterai éventuellement contre trois candidats qui sont pourtant bien établis dans le comté et dont l’un d’entre eux peut compter sur de solides appuis dans l’organisation péquiste locale.

Pourtant habitué à traiter envers les médias dans mes fonctions de Président de l’AMQ, je découvre rapidement que les règles du jeu sont différentes en politique.  Dès le début de la campagne électorale, je me retrouve en pleine controverse sur la question de « l’enclenchement » en contredisant Jacques Parizeau qui vient de déclarer, conformément au programme du parti, qu’il enclencherait le processus menant à la souveraineté dès l’élection du PQ.  Guère au fait des subtilités doctrinales, et considérant en outre que la politique et la religion sont deux choses bien différentes, je déclare, en réponse à une question d’un journaliste à l’affût d’un « scoop », que le programme du Parti québécois peut bien dire ce qu’il veut mais que je n’imagine pas du tout le gouvernement fédéral se comporter, avant que le référendum n’ait eu lieu, comme si les québécois avaient déjà voté en faveur de la souveraineté  et se mettre à transférer des pouvoirs spécifiques au Québec.  C’est une simple question de bon sens et, qui plus est, ce serait tout à fait illégitime en plus d’être illégal.  Mais pour les médias, ces contradictions sont pain bénit.  Le lendemain, Lucien Bouchard contestera lui aussi la démarche de l’enclenchement et le surlendemain, Jacques Parizeau reconnaîtra à son tour qu’il faut peut-être s’y prendre autrement.

Mais, la leçon est claire. En politique, on a parfois tort d’avoir raison trop tôt. Il ne faut pas contredire le chef, même s’il est manifestement dans l’erreur.  J’aurai deux ou trois autres occasions durant la campagne électorale de méditer cette leçon, notamment lorsque je répondrai à un journaliste anglophone qu’advenant une défaite du camp du OUI au prochain référendum, les souverainistes n’en resteront pas là et reviendront à la charge.  Les médias se déchaînent et l’on s’inquiète au Parti québécois.  Pourtant je n’ai fait qu’énoncer le simple bon sens et, dans le contexte issu du résultat du dernier référendum, seuls les plus irréductibles adversaires de la souveraineté continuent de ne pas comprendre qu’à seulement 50.6% de NONs, il ne peut pas en être autrement.  Certains journalistes anglophones ont tout de même eu la décence de venir me dire, le soir du référendum, que les événements me donnaient entièrement raison.

Dans le comté d’Iberville, je dois affronter six adversaires dont un péquiste indépendant qui ne s’est pas rallié après la course à l’investiture, un souverainiste de gauche en la personne de Jacques Rose, le frère du felquiste Paul Rose, un candidat de l’ADQ qui a l’appui de l’ex-député libéral du comté, Yvon Lafrance, et la candidate du Parti libéral Lyse Lafrance-Charlebois, la mairesse de Farnham.  Durant la campagne électorale, j’aurai la désagréable surprise de découvrir que son organisation a fait apposer sur ses pancartes un collant où figure la mention « 100% Québécoise », référence ô combien subtile au fait que, né en France de père français et de mère québécoise je ne peux, quant à moi, en prétendre autant.

Malgré toutes les embûches, le 12 septembre au soir, je remporte une victoire chèrement acquise avec 1500 voix de majorité.  A cause de mes écarts de conduite pendant la campagne électorale, les observateurs ne donnent pas cher de mes chances d’accéder au conseil des ministres.  Pourtant, je recevrai en fin d’après-midi le vendredi 23 septembre instruction de me présenter le lendemain matin à 10 heures à la résidence de campagne de M. Parizeau à Fulford près de Waterloo, dans les Cantons de l’est.  C’est alors qu’il me fait part de son intention de me confier la responsabilité des études sur la souveraineté.  J’en suis sidéré.  Passé l’effet de la surprise, mon premier réflexe en est un de colère.  Ce n’est pas du tout ce que lui et moi avions convenus.  Je lui exprime mon humeur en lui faisant remarquer que la tâche ne m’apparaît pas convenir à quelqu’un qui n’a ni expérience politique ni de racines dans le Parti québécois et que « je vais me faire manger tout rond ».  Cherchant à me rassurer, il m’assure que je serai bien entouré.  Je demande quelques heures pour réfléchir et je rentre chez moi où je convoque mes proches pour les consulter.  Tous voient le danger mais nous convenons ensemble que je n’ai pas le choix.  Ce n’est pas tous les jours qu’on est invité à faire partie d’une équipe ministérielle et un refus maintenant pourrait compromettre mes chances à tout jamais

En fin d’après-midi, je rappelle donc Jean Royer qui a été témoin de mon échange avec Jacques Parizeau et je lui communique mon acceptation.  Je suis invité en début d’après-midi lundi le 26 à me présenter dans l’antichambre du salon rouge de l’Assemblée nationale pour rencontrer mes nouveaux collègues du Conseil des ministres et être assermenté.  La cérémonie est solennelle et le discours de présentation de Jacques Parizeau est à la hauteur des circonstances.  A l’appel de mon nom, je réalise que je viens de décrocher un rôle dans un chapitre déterminant de l’histoire du Québec mais que ma marge de manoeuvre sera mince. En qualité de ministre délégué à la Restructuration, je relèverai du conseil exécutif qui se trouve à être le ministère du premier ministre.

À partir de maintenant, je cesse d’être un spectateur pour devenir un acteur et un témoin privilégié du rendez-vous du Québec avec son destin.

 


1 Déjà cité.

2 Mémoire de la division du Québec de l’Association des Manufacturiers canadiens, page 29.

3 Id.  page 30.