Suite… Le référendum de 1995


Dans leur évaluation des options qui s’offrent à eux, les québécois vont aussi s’intéresser à la nature et à l’importance des risques qui sont associés à chacune d’elles.  Le fédéralisme, représentant la voie de la continuité, paraît en présenter peu.  L’insécurité culturelle est une réalité avec laquelle les Québécois ont appris à composer et ils comprennent bien qu’elle constitue une donnée de base de la vie en Amérique du Nord, quelque soit le régime politique qu’ils se donneront.  Par ailleurs, sur le plan économique, le Canada a beau traverser une période difficile, il est peu réaliste de penser qu’un Québec souverain pourrait faire tellement mieux, malgré certains gains que le camp souverainiste pense être en mesure de réaliser, comme ceux qui résulteraient de l’élimination des chevauchements et des dédoublements, de la rationalisation des services, de la pleine récupération de tous les impôts et de la possibilité de les affecter aux seules priorités du Québec et enfin de profiter pleinement des retombées économiques que généreraient l’augmentation du volume des achats publics et des dépenses en recherche et développement au Québec pour lesquels le Québec a toujours obtenu moins que sa part dans le système fédéral.

Chez les souverainistes, un des objectifs visés par la démarche des études est de démontrer que les risques de leur option, sans être nuls, sont minimes et qu’ils peuvent être gérés.   On cherche aussi à faire contrepoids aux conclusions alarmistes des études que diffusent à tout moment les instituts de recherche universitaires ou privés à travers le Canada.  S’il postule au départ que la souveraineté se fera sans rupture brutale en raison de l’intérêt pour toutes les parties de ne pas s’exposer à des dommages inutiles, il n’en reste pas moins que le gouvernement n’exerce pas de contrôle sur les chercheurs qui réaliseront les études et encore moins sur leurs conclusions.  Il  s’est toutefois réservé le droit de soulever des objections méthodologiques par l’entremise de l’INRS4 selon les pratiques en vigueur dans le milieu universitaire et insiste systématiquement pour que les chercheurs qualifient et quantifient les risques qu’ils signalent dans leurs études, de façon à éviter que l’allusion à ces risques soit théorique et ne fasse que satisfaire les exigences d’une méthodologie.  Plus souvent qu’autrement, cette démarche, faite avec un luxe de précautions pour éviter les accusations d’ingérence que ne manqueraient pas de susciter des interventions trop directes, les amènera à nuancer considérablement leur appréciation des risques dans un sens qui convient aux intérêts du camp souverainiste.

Il existe toutefois des dossiers qui présentent des difficultés particulières.  Les observateurs sont particulièrement intéressés à voir comment le gouvernement se tirera de l’exercice obligé d’évaluer le déficit d’un Québec souverain.  On se souviendra que le Parti québécois traînait comme un boulet le souvenir du fiasco qu’avait été le budget de l’an 1 aux élections générales de 1973.  Pour éviter d’avoir à se débattre sur le plus mauvais des trois scénarios que comporte toute analyse économique, la décision est prise de confier le dossier à des actuaires dont la méthodologie est différente.  Au lieu de faire des projections sur l’avenir à partir de la situation présente, les actuaires examinent la performance passée sur un cycle économique complet et inscrivent l’avenir dans cette continuité.  Il n’y a qu’un seul scénario et il intègre tous les risques, ce qui a l’avantage de couper court aux débats sur plusieurs hypothèses et notamment sur celles qui seraient les moins favorables à l’option souverainiste.

Le gouvernement produira plusieurs bonnes études, notamment sur le partage de la dette et des actifs, sur la continuité des accords conclu avec les États-Unis, sur les échanges commerciaux entre le Canada et le Québec, sur la politique de défense d’un Québec souverain ou sur l’impact économique de la souveraineté dans l’Outaouais et l’intégration des fonctionnaires fédéraux à la fonction publique québécoise.

Mais, en raison de divergences  de vues entre le Secrétariat à la Restructuration et le Bureau du premier ministre qui ne tient pas du tout à ce que certaines questions soient explorées, tout le volet juridique du programme des études sera abandonné, ce qui laissera un nombre important de questions sans réponses, empêchant la population de se faire une idée précise des risques associés à la souveraineté.  Cela privera aussi le gouvernement de la possibilité de développer un plan adéquat pour les gérer, et ouvrira la porte toute grande aux contestations juridiques comme celles dont nous sommes présentement témoins.  Si la nature a horreur du vide, elle constitue une bénédiction pour les juristes qui sont prompte à s’y engouffrer.

Dans la mesure où ce fait n’était pas connu de la population, il est difficile de prétendre qu’il aura eu un impact négatif sur la perception qu’elle se faisait de la légitimité de l’option souverainiste.  Mais il justifie largement la méfiance qui entourait toute l’opération « études » et le soupçon qu’elle avait été mise sur pied pour servir davantage des fins de propagande que d’information.

La question posée lors d’un référendum revêt toujours une importance primordiale et particulièrement lorsque la formation d’un nouveau pays est en jeu.  Il faut rendre à César ce qui est à César et reconnaître que Jacques Parizeau avait toujours dit qu’elle serait simple et claire.  Il était même allé jusqu’à suggérer des formulations.  Mieux que quiconque il connaissait l’importance de réduire au minimum les risques de contestation du résultat ou d’une impasse politique qui plongerait tout le Canada dans l’instabilité, avec ce que cela pouvait avoir comme conséquences sur la capacité pour les gouvernements de se financer et sur les conditions auxquelles ils pourraient le faire.  Il devait cependant se rendre à la réalité que lui communiquaient les sondages et à la pression de certaines voix influentes dans le gouvernement, au parti et chez ses alliés pour qui le besoin d’éviter une autre défaite référendaire l’emportait sur tout autre considération.  La décision fut donc prise de soumettre à la population la question suivante :

« Acceptez-vous que le Québec devienne souverain après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995. »

En fait, la question se trouvait à être encore plus compliquée que celle du référendum de 1980 en raison de la référence qu’elle contenait à l’entente du 12 juin.  Celle-ci a beau avoir été distribuée dans tous les foyers, elle est rédigée dans un langage qui n’est pas accessible à tout le monde et il y a fort à parier que la grande majorité des gens ne se sont même pas donnés la peine de la lire.  Pourtant, elle contient des éléments d’information essentiels sur l’accession à la souveraineté :

« Dans la mesure où les négociations [avec le Canada] se déroulent positivement, l’Assemblée nationale déclarera la souveraineté du Québec après entente sur le traité de partenariat.

Ces négociations ne dureront pas plus d’un an, sauf si l’Assemblée nationale en décide autrement.

Dans la mesure où les négociations seraient infructueuses, l’Assemblée nationale pourra déclarer la souveraineté du Québec dans les meilleurs délais. »

On voit donc que, tout en cédant sur le partenariat, Jacques Parizeau s’était conservé toute la marge de manoeuvre requise pour déclarer la souveraineté indépendamment de la conclusion d’une entente avec le reste du Canada.  C’est le « piège à homards ». En fait, Jacques Parizeau était convaincu que le Canada n’embarquera pas dans le jeu des négociations, non pas parce qu’elles ne sont pas dans son intérêt mais parce que le désordre politique qui allait résulter d’un vote des Québécois en faveur de la souveraineté rendrait toute discussion impossible pendant au moins plusieurs mois.  Le gouvernement fédéral se retrouverait sans mandat et le Canada devant un vide politique et juridique qu’il va lui faudrait combler avant qu’il puisse éventuellement entamer des négociations avec le Québec, dans la mesure où il souhaiterait le faire, ce qui demeurait incertain, et où il serait disposé à se montrer accommodant, ce qui était encore plus incertain.  Dans ces conditions, permettre à l’Assemblée nationale de pouvoir déclarer la souveraineté à sa seule discrétion constituait évidemment la plus élémentaire précaution à prendre et l’on ne peut certainement pas reprocher à Jacques Parizeau de ne pas avoir été conséquent avec lui-même et avec l’option à laquelle il s’est identifié.

Mais il faut se demander si cette façon de procéder répondait aux exigences de la légitimité dans la mesure où une grande partie de la population pouvait ne pas avoir compris toute la portée qu’aurait son vote et qu’à l’exception des personnes les mieux au fait des réalités politiques canadiennes, elle n’avait aucune idée de l’importance stratégique des portes que Jacques Parizeau s’était ménagées pour procéder rapidement à la déclaration de souveraineté et de l’empressement avec lequel il les aurait ouvertes au lendemain d’un vote favorable.  Comme il n’avait jamais fait mystère de ses intentions, Jacques Parizeau s’est senti bien à l’aise pour en parler lors de la parution de son livre [2] au printemps 1997.  La controverse qui a entouré cette « révélation » et le comportement franchement pitoyable du gouvernement dans cette affaire montrent que tout le monde était loin d’avoir bien compris que les choses se dérouleraient de cette façon, que les souverainistes s’étaient bien gardés d’en parler et que, même en 1997, ils auraient préféré ne pas avoir à le faire.

La référence à l’entente du 12 juin dans la question référendaire soulève un autre problème. Est-il légitime pour le gouvernement du Québec de présumer des termes d’une entente à venir avec le Canada pour vendre son projet de souveraineté à son électorat alors qu’il n’est même pas certain qu’il y aura entente et encore moins certain de ce qu’elle contiendra.  Qui plus est, en définissant un rôle au Canada dans ses plans pour l’avenir, ne se trouve-t-il pas à légitimer une intervention directe de celui-ci dans le débat référendaire, ne serait-ce que pour dire ce qu’il pense du rôle en question ?  Est-ce souhaitable ? Par quelles règles cette intervention sera-t-elle régie ?  Et puis, quand on veut entreprendre des négociations avec quelqu’un, particulièrement pour établir des relations de bon voisinage, on ne fait pas exprès pour l’indisposer, ce que l’on faisait en présumant de l’intérêt qu’une telle entente pourrait revêtir pour lui, de son désir de vouloir la conclure et des objets sur lesquelles elle porterait éventuellement. Ceux qui pressent aujourd’hui les souverainistes de définir plus explicitement le partenariat réalisent-ils qu’ils les placent dans une position intenable dans la mesure où il suffirait que le Canada dise « non merci » pour que l’intérêt de la souveraineté n’apparaisse  plus être le même ? Ce serait la meilleur façon de retourner à la case départ.

De fait, la stratégie des souverainistes au référendum de 1995 était d’abord et avant tout conçue pour minimiser les dégâts peut-être irrémédiables qu’aurait pu causer un rejet trop brutal de leur option.  Si elle permettait de sauver les meubles en assurant que la souveraineté ne serait défaite que par une marge assez mince, elle faisait l’impasse totale sur les problèmes qu’auraient nécessairement occasionnés une courte victoire.

En effet, si le sens à donner à la question est important lors d’un référendum, celui qu’il faut donner à la réponse l’est tout autant. Et il va de soi qu’il n’est pas le même selon que cette réponse est forte ou faible.  Le degré de légitimité du gouvernement qui s’en réclame variera donc en fonction de la force ou de la faiblesse de celle-ci.  Dans le cas où l’on aurait obtenu une faible majorité avec une question aussi discutable que l’était celle du référendum de 1995, on se serait retrouvé dans de véritables sables mouvants, avec tous les risques que cela comporte et qui n’avaient évidemment pas été expliqués à la population.  Les dix-neuf milliards réquisitionnés par Jacques Parizeau à la Caisse de dépôt et de placement sans même en informer le conseil des ministres pour affronter une tempête sur le marché des changes auraient peut-être permis de tenir le coup pendant quelques jours, mais ils se seraient révélés pitoyablement insuffisants dans l’hypothèse d’une situation dont le dénouement aurait requis plusieurs mois.  Au point où le gouvernement lui-même aurait pu se retrouvé acculé a un repli, avec toutes les conséquences négatives qu’on peut imaginer pour le Québec et les québécois.

Était-il responsable d’agir de la sorte et quelle incidence un tel comportement pouvait-il avoir sur la légitimité de la démarche souverainiste ?  Poser ces questions, c’est y répondre.

Enfin, les agissements des souverainistes et des fédéralistes pendant la campagne référendaire de 1995 ont-ils été à la hauteur des exigences de la démocratie ?  La tenue d’un référendum au Québec est régie par la Loi sur les consultations populaires, adoptée en prévision du référendum de 1980.  C’est une excellente loi qui a souvent été citée en exemple  et, dans la mesure où ses prescriptions sont respectées, la population est en mesure de faire démocratiquement ses choix dans le plus grand respect des droits des uns et des autres.  C’est pourquoi il faut déplorer les violations dont s’est rendu coupable le camp fédéraliste à l’occasion du fameux rallye pan-canadien qui s’est tenu à Montréal quelques jours avant le scrutin. En cherchant à convaincre les Québécois de voter NON tout en enfreignant la loi référendaire, les organisateurs de cet événement et les personnes qui y ont participé se sont trouvés à ôter de la légitimité à leur propre option.  Quels que pouvaient être les reproches qu’ils pouvaient avoir à adresser aux souverainistes sur l’éthique de leur démarche, ils se plaçaient eux-mêmes, et ils plaçaient leur option en situation d’illégitimité dès lors qu’ils refusaient de se soumettre aux exigences de la loi québécoise, en plus de s’exposer à ses sanctions. En effet, il ne s’agit pas de n’importe quelle loi.  Pas question de prétendre qu’elle est inique.  Dans la mesure où elle a été adoptée très démocratiquement pour encadrer l’exercice de la démocratie et qu’elle répond elle-même aux exigences les plus élevées à cet égard, elle incarne l’essence-même de la légitimité.  Violer cette loi est non seulement illégal, c’est illégitime.

Il faut aussi s’interroger sur les assermentions précipitées de nouveaux canadiens à la veille du référendum pour les qualifier à y participer.  La manoeuvre est tellement grossière qu’elle avilit ses instigateurs et l’option qu’ils défendent.  Il s’agit d’un réflexe de panique et d’un terrible aveu de faiblesse qui n’était sûrement pas de nature à rassurer les fédéralistes ni ceux qui s’interrogeaient encore sur le choix qu’ils allaient faire.  La cote de légitimité du fédéralisme ne s’est pas trouvée augmentée et l’on peut même dire qu’elle en a souffert.

Le camp souverainiste n’est pas non plus sans reproche.  Obsédé par la perspective de perdre le référendum à cause du vote de personnes qui n’auraient pas qualité pour y participer, le gouvernement avait fait apporter des modifications à la loi pour permettre un contrôle plus serré de l’identité et des qualifications des électeurs.  S’il est tout à fait légitime de s’assurer que seules les personnes dûment habilitées participent à un scrutin de façon à ne pas fausser le jeu de la démocratie, il faut quand même être conscient du message de méfiance et de suspicion qu’on se trouvait à lancer aux communautés ethniques évidemment visées par ces contrôles.  Il ne faut pas non plus se surprendre que certaines personnes un peu trop zélées se soient senties, en raison des craintes qu’exprimait le gouvernement, justifiées d’intervenir dans le scrutin pour priver certaines personnes de leur droit de vote en recourant à des tactiques déloyales, ou illégales sans avoir le moindrement considéré le tort qu’ils se trouvaient à infliger à la légitimité de leur option.

Le référendum eut lieu le 30 octobre 1995 et le résultat conféra un avantage marginal au camp du NON.  Quand on sait combien la situation du camp fédéraliste était précaire et quel déficit de légitimité il avait accumulé sur une période de plus de cinquante ans, quand on a mesuré par surcroît combien ce déficit s’était creusé depuis le rejet de l’accord du lac Meech et qu’on a vu à quel point les Québécois étaient prêts à envisager la souveraineté, on ne peut s’empêcher de conclure que le camp souverainiste a magistralement raté son coup.  On sait maintenant pourquoi.  Malgré l’excellente occasion qu’il avait de le faire, non seulement n’a-t-il pas réussi à convaincre les Québécois de la légitimité de sa démarche, il a lui-même accumulé un important déficit à ce chapitre dans un temps record.  Les Québécois ne s’y sont pas trompés et le partage aussi serré des voix recueillies de part et d’autre ne constitue aucunement un signe de leur force mais bien plutôt de leur faiblesse respective.  Dans ces conditions, il faut se réjouir que le résultat n’ait pas ouvert la voie au changement. Engagé sur des bases aussi précaires, il aurait vite débouché sur une crise politique majeure, avec toutes les conséquences qu’elle aurait pu avoir sur les plans social et économique.

Au moment de l’annonce des résultats du référendum, le statu quo qui en résulte est fragile mais il renvoie les deux options dos à dos en attendant de les voir s’affronter dans une épreuve où l’on souhaiterait enfin que la meilleure gagne et non pas la moins mauvaise, à moins de se résigner définitivement à accepter que les québécois soient « nés pour un p’tit pain ».  Le caractère serré du résultat donne à penser que l’attente sera courte.  La crise de légitimité au Canada vient d’atteindre un nouveau paroxysme.

 


[1] Rassemblement pour l’indépendance nationale.

1 Notes explicatives de l’Avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec déposé à l’Assemblée nationale par le premier ministre Jacques Parizeau le 6 décembre 1994.

2 Auteur de la déclaration d’indépendance américaine.

3 Claude Castonguay, Claude Béland et Yves Guérard.

4 L’Institut national de recherches scientifiques, une constituante de l’Université du Québec, avait accepté d’agir comme maître-d’œuvre pour la plupart des études.

[2] Pour un Québec souverain, Jacques Parizeau, v.l.b., 1997