le 12 avril 2003


Ce dialogue touche le passé musulman, l’histoire de la nation arabe, l’importance des nations de la Turquie et de l’Iran dans le monde arabe et les différences entre le chiisme et le sunnisme.
Le 12 avril 2003

Mansour: Comme tu le dis, je suis vraiment ébranlé par les derniers événements en Irak, non pas à cause de la facilité avec laquelle les troupes américaines ont pris possession de Bagdad et des grandes villes du nord de l’Irak, encore moins la disparition totale du régime de Saddam en 24 heures (tu sais que j’ai toujours pensé de ce triste individu – le boucher de Bagdad -), mais surtout par l’apathie du peuple irakien face à l’arrivée des troupes étrangères dans leur pays. Cela me rappelle deux images. La première est une scène du fameux film «Lawrence of Arabia» quand les tribus arabes sous le leadership des services secrets anglais avaient enfin chassé les turcs de Damas. Dans cette scène, nous avons vu la réaction de ces tribus après une grande victoire militaire. Chaque tribu avait occupé un secteur de la ville. Par contre, les services publics étaient installés dans différents secteurs de la ville. Certaines tribus avaient le contrôle de l’eau, d’autres avaient le contrôle du système électrique, etc. Et comme ces tribus n’arrivaient pas à s’entendre pour partager le pouvoir, elles ont plongé Damas dans un cahot historique. Cette image particulière m’a rappelé une fameuse déclaration d’un grand sociologue arabe d’Afrique du nord qui disait que les arabes se sont entendus une seule fois dans leur vie et c’est de ne jamais s’entendre sur quoi que ce soit.

Claude: J’ai été aussi surpris que toi du manque de réaction du peuple Irakien à l’arrivée des Américains. Ti-Bush avait répété tellement de fois que son armée serait accueillie comme une armée de libération qu’il m’en avait convaincu. Mais il est clair que les Irakiens ne les voient que comme des intrus dans leurs affaires. Cela n’augure pas bien pour l’avenir.

Mansour: L’autre image qui me hante aujourd’hui vient d’une histoire que mon frère Ali m’a racontée, il y a des dizaines d’années, concernant un événement qui a eu lieu durant la période de la lutte de l’émir Abdel Kader contre l’occupation militaire française d’une grande partie de l’Algérie. Tout en consolidant la résistance algérienne contre la France, AbdelKader avait passé des années à engranger des céréales dans sa ville natale Mascara pour tenir tête éventuellement à un siège français de ses troupes dans cette ville historique du pays. Il avait l’habitude de faire des sorties pour harceler les troupes françaises qui se rapprochaient de sa capitale et surtout pour redonner du courage aux populations algériennes des autres régions du pays pour reprendre le combat. Une fois, sa sortie avait duré plus longtemps que prévue. Et à son retour à Mascara, il avaittrouvé que toutes les céréales engrangées avaient été pillées par ces mêmes populations pour lesquelles il avait mobilisé ces céréales. Avec l’absence prolongée de leur chef spirituel, les populations arabes de Mascara étaient convaincues qu’Abdelkader avait été défait par les Français et qu’il ne pouvait plus s’imposer à Mascara. En conséquence les foules arabes se sont soumises une fois de plus à leur culture ancestrale bâtie sur la razzia et le pillage des caravanes depuis des siècles. Je croyais que ces instincts ancestraux avaient disparu, notamment après tant d’années en contact avec la civilisation européenne. Les Irakiens d’aujourd’hui m’ont démontré que rien de tout cela n’est vrai dans le monde arabe. Et ce qui m’attriste le plus dans tout cela, c’est que je suis maintenant persuadé que les sociétés arabes en général ne sont qu’en début de formation et sont encore dans leurs tubes d’incubation. Comment espérer qu’elles s’organisent un jour sur des bases démocratiques et humaines (telle que la civilisation occidentale les définit).

Claude: Les sociétés arabes ont été tellement longtemps contenues par les dictateurs qui les ont gérées que cela prendra de longues années avant qu’elles puissent vraiment profiter de la démocratie. Mais cela viendra, des élections auront lieu, des gouvernements seront élus et petit-à-petit la démocratie prendra racines.

Mansour: Nous sommes retournés à la période ante islamique au Moyen-orient. A mon avis, il n’y a que trois sociétés qui ont déjà une culture millénaire d’unité et de valeurs de « law and order ». C’est bien entendu l’Iran, la Turquie et Israël. Ces trois nations sont aussi indestructibles que les nations européennes. Mais le reste du monde arabe n’a aucune notion de ce qu’une nation doit être. Pour rester sur ce sujet, mon plus grand point d’interrogation, que j’ai aujourd’hui, c’est l’avenir de l’Afrique du nord. Il ne fait pas de doute que l’influence de la culture française a été bien plus profonde dans les pays du Maroc, l’Algérie et la Tunisie que ce qu’a laissé l’Angleterre au Moyen-orient. Je me demande même si la notion de nationalisme n’est pas plus vivante au Liban et en Syrie où la France avait plus d’influence que l’Angleterre. Mais quelle sera l’impact à long terme de l’arabisation du système éducatif dans ces trois pays. A mon avis, ces trois nations sont aujourd’hui à un grand tournant de leur histoire. Est-ce que l’élite, qui est entre parenthèses de culture française dans sa majorité, continuera à influencer l’avenir politique et social de cette région ou est-ce les marées d’islamistes formées par les écoles coraniques et même étatiques qui auront finalement le pouvoir de décision. Dans le dernier cas, je suis persuadé que l’Afrique du nord se détachera de plus en plus de la culture occidentale et finalement rejoindra le sort de l’arabe du Moyen-orient.

Claude: Il me semble inévitable, sur la base de tes arguments, qu’éventuellement ce sont les islamistes qui prendront le pouvoir. La question est quelle sorte d’islamistes seront-ils et dans quelle sorte de régime politique vivront-ils ? C’est pourquoi, il devient important de définir clairement les besoins et les espoirs de la nation dans une nouvelle constitution afin d’établir les bases de la société de demain. Seule une participation de tous les intervenants de la société algérienne peut faire cela.

Mansour: Malheureusement les vrais démocrates de l’Afrique du nord ne sont aidés ni par la compréhension du monde occidental qu’ils voudraient bien émuler et encore moins par la situation sur le terrain. Comment reprendre les valeurs modernes d’organisation de la société en Algérie, par exemple, où les démocrates n’ont aucun forum pour expliquer leurs visions de la société alors que les obscurantistes islamistes ont des milliers et des milliers de mosquées où ils ont constamment accès à la majorité de la population plusieurs fois par jour, sans parler des milliers d’écoles primaires.

Claude: Cela me semble inégal, en effet. Mais faut-il désespérer pour autant. Les Imams sont-ils tous fondamentalistes ?

Mansour: Mais comme disait, je crois, Descartes : »un problème bien posé est à moitié résolu ». Il ne fait de doute que le bonheur des sociétés arabes et nord africaines dépendra de leurs capacités d’approcher asymptotiquement les sociétés démocratiques du monde occidental. Le problème est comment amener ces sociétés sur un rail permettant ce résultat tant attendu. Personnellement, je crois que cela dépendra de l’influence des pays comme la Turquie d’une part et de l’Iran d’autre part. En fait, la différence entre ta vision et la mienne est bien représentée par ces deux exemples. Mais avant de revenir à ce problème des voies choisies par la Turquie et l’Iran, je dirais tout de même que l’Europe a aussi une tâche fondamentale dans cette perspective, notamment pour ce qui concerne l’Afrique du nord en général et l’Algérie en particulier. Tout le monde assez informé sait très bien que les régimes politiques au Maroc, en Algérie et en Tunisie sont sous la protection de la France. La plus grande contrainte contre l’émergence d’un régime tout au moins favorable aux valeurs occidentales aujourd’hui dans ces trois pays et notamment en Algérie est l’islamiste fondamentaliste. Pourquoi les pays de l’Europe ne se démarquent pas une bonne fois pour toutes vis-à-vis de cette mouvance politique islamiste, qui entre parenthèses a trouvé refuge en Europe depuis le début de la guerre civile en Algérie.

Claude: Je suis en accord avec toi que l’Europe a une grande responsabilité pour atténuer l’émergence de l’islamiste fondamentaliste. Depuis le 9/11, elle se démarque clairement et dénonce la mouvance politique islamiste et la pourchasse. Je crois que Mitterrand n’aurait jamais supporté l’élection du FIS islamiste si l’attaque du 9/11 avait eu lieu durant le temps où il était à la présidence. Il voulait alors reconnaître les gagnants d’une élection démocratique, comme moi d’ailleurs.

Mansour: En revenant aux actions qui sont attendues des nations arabes en général et des pays de l’Afrique du nord, je reconnais que tes valeurs absolues concernant la démocratie sont parfaitement applicables dans les pays à majorité chiite. Après tout, le régime des moulas de l’Iran a tout de même permis des élections nationales qui ont mis en minorité le régime même. Ce qui ne s’est pas passé dans aucun autre pays du Moyen-orient ou de l’Afrique du nord. Mais je dois tout de même t’avertir que les Chiites ont toujours eu une élite très intelligente et bien éduquée, contrairement aux Sunnis musulmans qui ont toujours été les instruments du pouvoir politique depuis les premières années de l’Islam. Les mouillas chiites par exemple n’hésitent pas à s’inscrire dans les universités religieuses américaines et anglaises en particulier pour étudier la philosophie et la morale universelle. De plus, le chiisme est organisé de la même manière que l’église catholique. L’organisation de l’autorité de cette secte est très structurée. L’ayatollah de l’Iran a les mêmes pouvoirs sur tous les Chiites du monde que le pape a sur tous les catholiques du monde. Par contre, le sunnisme n’a pas d’organisation centrale. La grande majorité desnations arabes aujourd’hui est constituée par des Sunnis. Et tous ses muphtis représentant les populations arabes sunnites sont sans exception soumis à des pouvoirs occultes politiques (le régime politique en place ou les militants fondamentalistes comme en Algerie) Si j’étais né Chiite je pense que j’aurais peut-être été d’accord avec toi pour laisser le droit à un vote universel l’avenir de l’Algérie. Mais ce n’est pas le cas malheureusement. Les Algériens sont à 99% Sunnis et les mosquées sont prises d’assaut par des imams illettrés qui vivent toujours dans le moyen âge. Je viens d’une famille religieuse depuis des générations et je t’assure que mon père qui pourtant était un grand imam de Tizi Ouzou, n’avait jamais entendu parler des Voltaires, Rousseau, Diderot, encore moins des gens comme Sartre et Durkheim ou même de la constitution française. Mais je crois que même les sociétés fondamentalement sunnites ont un exemple vivant qui a tout de même gardé un contact avec le reste du monde et c’est la Turquie. C’est Atta Turk, et l’armée turque, qui a redonné un sens d’honneur après la grande débâcle de 1918, où malheureusement la Turquie s’était alliée à l’Allemagne contre le reste de l’Europe. Il a repoussé les invasions anglaises et a repris les territoires turcs convoités par l’ennemi ancestral, la Grèce. Mais pour réaliser ce miracle, il a été obligé d’imposer un régime militaire au reste de la Turquie et faire adopter des valeurs occidentales au reste de sa société. Même aujourd’hui, sans la constitution qu’Atta Turk a imposée militairement à son peuple, les fondamentalistes islamistes turques auraient pris le pouvoir et remis en cause toutes les valeurs sociales que la révolution d’Atta Turk a réalisées depuis plus de 80 ans dans ce pays. Comme te disait mon frère dernièrement: » la politique est l’art du possible ». Sur le plan des droits des citoyens, je pense que l’Algérie et la Turquie aujourd’hui sont sur le même pied d’égalité et ce n’est certainement pas une situation que nous applaudissons. Mais la grande différence entre la Turquie et l’Algérie, c’est qu’en Turquie nous savons très bien que l’armée ne permettra jamais à une assemblée élue d’établir une république islamique, alors que si nous permettons en Algérie des élections comme celles de 1991, l’armée algérienne sera obligée d’accepter le verdict et un régime islamiste s’installera pour des décennies au moins en Algérie. Et c’est un risque que je refuse d’accepter.

Claude: Je te remercie de ce cours sur les Chiites et les Sunnis, leur passé, leur organisation et leur vision. Tes mots m’expliquent beaucoup de choses que je comprends maintenant mieux et qui me permettront de juger dans le bon contexte l’évolution des relations entre les occidentaux et les musulmans ainsi qu’entre les musulmans eux-mêmes.

Mansour: Pour revenir à la situation au Moyen-orient, je crois que les plus grands vainqueurs de cette crise irakienne seront les fondamentalistes islamistes. Cette crise Irakienne a démontré qu’un état bâti sur une dictature n’est certainement pas capable de défendre l’intégrité territoriale et la souveraineté de la nation dans tous les pays arabes. Et l’exemple de la lutte du hizbollah au Liban et même en Palestine donnera la seule voie à suivre pour défendre l’identité des peuples arabes. Je prédis aujourd’hui que les fondamentalistes islamistes auront le vent en poupe pendant au moins une vingtaine d’années à travers tout le Moyen-orient. Le régime baathiste syrien va probablement disparaître dans les mois à venir sous pressions israélo-américaines. Une fois cela fait, il ne restera que les organisations islamistes à travers le monde arabe qui seront vues par les peuples comme les résistants légitimes de leur identité.

Claude: Il semble bien, comme tu dis et comme disent aussi les auteurs du livre «la 3ième guerre mondiale a commencé», effectivement que les fondamentalistes islamistes prennent de plus en plus de place et visent à prendre le pouvoir dans les pays musulmans pour ensuite les réunir dans le nouvel empire musulman comme l’ancien empire ottoman. Tu estimes à vingt ans leur popularité dans le monde arabe. Ce n’est sûrement pas suffisamment long pour qu’ils atteignent leurs objectifs. Ce qui veut dire qu’ils disparaîtront éventuellement et ne pourront réaliser le nouveau califat.

Mansour: En effet. Par ailleurs, en rapport avec la possibilité qu’Ali écrive ses mémoires, il est de plus en plus intéressé par le projet. Non pas tellement pour raconter sa propre histoiremais beaucoup plus pour rendre un dernier hommage à ses camarades de combat qui ne sont pas avec nous aujourd’hui.Mais il réfléchit toujours. Ne désespère pas.

À bientôt.