Le décès de Wilfrid


Jean-Claude passe le mois d’août 1940 chez mémère Dupras et Wilfrid à Saint-Jérôme. Wilfrid est au plus mal. Comme l’an dernier, Jean-Claude ne peut le voir. Sa petite chambre au rez-de-chaussée est voisine du boudoir en avant et de celle de Wilfrid, située au centre de la maison. Il entend les bruits et les plaintes à travers la mince cloison en bois. Mémère Dupras, depuis la maladie de Wilfrid, couche dans une chambre de l’autre côté du corridor. La fenêtre de la chambre de Wilfrid donne sur le passage entre la ligne de propriété et la maison.

Un jour, Jean-Claude y passe, toujours rapidement comme à son habitude, car il redoute ce qui se trame dans la chambre de son grand-père et ne regarde jamais dans cette direction. Cette fois, il entend une voix qui l’interpelle. Il se retourne et voit Wilfrid debout devant sa fenêtre qui lui fait signe d’approcher. Il hésite, s’avance et entend Wilfrid lui adresser la parole en anglais pour s’enquérir de son état. La conversation dure quelques minutes, jusqu’à ce que Wilfrid se retourne et regagne son lit. Jean-Claude se précipite par la porte arrière dans la cuisine et raconte à mémère Dupras ce qui vient de se passer. Elle est totalement incrédule et lui dit que ce n’est pas possible car son grand-père est trop malade pour se lever et qu’il n’a jamais parlé anglais. Jean-Claude insiste et elle va voir dans la chambre. Wilfrid est étendu normalement dans son lit. Jean-Claude n’en parlera plus, mais il sera toujours convaincu que l’incident s’est bel et bien passé. Son grand-père devait parler l’anglais car il avait vécu dans un quartier où il y avait beaucoup d’Irlandais et longtemps avait été gardien à la Dominion Rubber, où la langue de travail est l’anglais.

Aux derniers jours d’août 1940, la santé de Wilfrid se détériore rapidement. Mémère Dupras, sentant la mort approcher, veut lui apporter un soulagement spirituel. Elle demande à Henri d’aller chercher le prêtre pour lui administrer l’extrême-onction. La jument, attelée au buggy, part à plein galop en direction de la Cathédrale. Le prêtre arrive enfin, Jean-Claude est dans sa chambre. Il entend le brouhaha dans la chambre voisine, la porte qui s’ouvre et se ferme, les paroles prononcées en sourdine et les prières. Il finit par s’endormir. Le lendemain matin, mémère Dupras le réveille, l’amène dans la cuisine et lui raconte la mort de Wilfrid. Jean-Claude fond en larmes et mémère Dupras l’invite à s’agenouiller avec elle et à faire une prière pour son âme. Il a peur, car il n’a jamais vu un mort. Il n’est guère rassuré. Il a été élevé dans la crainte du « croque-mitaine » et du « bonhomme sept heures », ces contes qu’utilisent ses parents pour faire obéir leurs garçons.

Mémère Dupras l’envoie chez son frère Johnny Labelle qui habite à quelques rues de chez elle et Jean-Claude passe la journée avec la famille dans son grand jardin à cueillir les fèves jaunes qui sont mûres. Le soir, la tante prépare pour toute la famille, un bouilli aux fèves jaunes que Jean-Claude n’oubliera jamais et qui devient un de ses mets préférés. À un moment donné, chacun prend son verre d’eau, se retourne et le lève en direction de la photo d’un jeune homme accrochée au mur. Tante Labelle a les larmes aux yeux. Il s’agit de son fils parti en Angleterre avec la seule division d’armée envoyée par King après la déclaration de guerre. Le soir, Jean-Claude rentre chez mémère Dupras. Elle est toute triste et la maison est vide, sauf pour la présence d’Elizabeth, sa sœur, qui passera ces journées avec elle. Le corps de Wilfrid a été transporté chez l’embaumeur.

Mémère Dupras doit décidé de l’endroit où la dépouille de Wilfrid sera exposée dans la maison. Elle choisit le boudoir comme salon funéraire. L’entrepreneur de pompes funèbres arrive le matin et installe ses accessoires qui feront de la maison de mémère Dupras une chapelle ardente en l’honneur de Wilfrid.

Il commence par déposer des tapis à motifs religieux sur toute la surface du boudoir et du salon, installe des tentures noires aux murs, détermine l’endroit où la bière de Wilfrid sera placée et installe une croix argentée haute de 6 pieds à l’arrière du cercueil. De chaque côté, deux gros cierges de même hauteur. Il ajoute de nombreux supports pour des couronnes de fleurs au fond du boudoir. Au milieu du salon, il installe une fontaine d’eau éclairée de couleurs violettes. Au coin de ces deux pièces, il pose des vases sur des colonnes, des jardinières, un registre pour la signature des visiteurs et une table pour les cartes de sympathie. Sur la porte d’entrée principale, à l’extérieur, il affixe un crêpe servant à renseigner les passants de la présence dans la maison d’une chapelle ardente.

Tout est en place lorsque le cercueil de Wilfrid arrive en fin d’après-midi. Jean-Claude se tient près de sa grand’mère qui prie en chuintant. Debout en silence, il regarde autour et aperçoit de gros hommes transportant un cercueil qui semble lourd. Wilfrid était un costaud pesant plus de 250 livres. Ils l’installent dans le boudoir. L’entrepreneur de pompes funèbres ouvre le cercueil et remet les choses en place. Puis, il se retire respectueusement avec ses hommes, invitant mémère Dupras à s’approcher pour voir la dépouille de son mari.

Elle s’avance. Jean-Claude est à ses côtés, transi de peur. Elle regarde Wilfrid, touche ses doigts de la main droite, s’agenouille sur un prie-dieu près du cercueil et prie. Jean-Claude reste debout, près d’elle, mais il ne peut voir dans le cercueil. Quand mémère Dupras l’invite à monter sur le prie-dieu, il hésite. Il finit par s’exécuter et, pour la première fois de sa vie, il voit un cadavre, un mort. S’attendant à découvrir une figure épouvantée par la mort, il est tout surpris de retrouver plutôt le visage calme du grand-père qu’il a connu, comme s’il était dans un sommeil profond. Cette image le soulage. Mais la peur subsiste et il a hâte de quitter le salon pour retourner dans la cuisine. Wilfrid sera exposé ainsi pendant trois jours et les funérailles suivies de l’enterrement auront lieu le 3 septembre 1940.

Charles-Émile, Albertine, Marie-Rose et Germaine, les enfants de Wilfrid et mémère Dupras, arrivent à Saint-Jérôme. Jean-Claude est très réconforté de retrouver ses parents. Le premier soir, la maison est pleine de gens venus offrir leurs sympathies. La parenté (les Dupras, les Labelle et les Carey), les voisins et les amis forment un groupe très nombreux à Saint-Jérôme. Après avoir témoigné leur respect à Wilfrid et offert leurs condoléances à mémère Dupras et à ses enfants, ils passent tous par la cuisine où ils prennent quelques bouchées avec une tasse de café ou un verre de liqueur douce (boisson gazeuse) : Kik , Cream Soda, bière d’épinette. Ils se retrouvent au salon ou à l’extérieur pour parler de tout, sauf de Wilfrid. Plusieurs femmes soulagent mémère Dupras du travail de préparation de la nourriture.

À la fin de la soirée, la maison est vide. Mémère Dupras, Elizabeth et Jean-Claude se retrouvent seuls. Charles-Émile et Antoinette couchent chez Henri avec Pierre-Paul. Jean-Claude a toujours la même petite chambre, voisine de ce qui est maintenant le salon funéraire de Wilfrid. Mémère Dupras, comme toujours, l’invite à réciter son chapelet et humidifie son lit d’eau bénite avant qu’il ne se couche. Mais ce soir, c’est différent. Il y a un mort dans la pièce voisine. Et même si son grand-père lui est apparu calme et reposé, Jean-Claude se sent mal. Il a peur et n’arrive pas à dormir. Mémère Dupras s’en rend compte et vient lui parler longuement, doucement. Il finit par succomber au sommeil. Le matin à son réveil, il pense au mort. La peur le reprend et il se précipite à la cuisine. Ce régime dure deux jours, sauf pour la veillée funéraire qui, elle, se poursuivra jusqu’aux petites heures du matin.

La veille, il s’était rendu au cimetière en buggy avec Charles-Émile. Celui-ci voulait s’assurer que la fosse de six pieds avait bien été creusée. Ils avaient trouvé deux fossoyeurs qui peinaient au pic et à la pelle et qui n’en étaient rendus qu’à la moitié de la tranchée. A Charles-Émile qui les interroge, l’un d’entre eux explique qu’il faut six heures pour creuser la fosse et préparer le terrain. Ils auront facilement terminé en fin d’après-midi et il n’a donc pas à s’inquiéter. Jean-Claude aime bien se promener en buggy avec son père qui fait trotter la jument le plus souvent possible. Sur ce chemin de terre en pleine campagne, humant le bon air des Laurentides qui l’enivre, il oublie momentanément ses frayeurs.

Les funérailles ont lieu le mercredi. Toute la famille est réunie et l’on s’apprête à refermer le cercueil. Plus le moment approche, plus le silence se fait lourd. Vient le moment fatidique. L’entrepreneur en pompes funèbres s’avance, referme le couvercle et, avec son équipe en tenue noire de circonstance, il soulève solennellement le cercueil. Ensemble, ils le sortent de la maison et le déposent dans le corbillard tiré par un attelage de chevaux. Les cochers impressionnent Claude. Ils sont coiffés chacun d’un haut-de-forme et sont juchés très haut à l’avant du corbillard d’où ils mènent les chevaux.

À l’extérieur, une centaine de personnes sont témoins des derniers moments de Wilfrid. Chacun rejoint son buggy et son cheval et le convoi funèbre s’ébranle lentement sur la rue Fournier en direction de la Cathédrale, suivi par quelques automobiles dont celle de Charles-Émile et Antoinette dans laquelle a pris place Jean-Claude. Mémère Dupras et Elizabeth sont dans le premier buggy.

Les funérailles sont célébrées dans une Cathédrale presque remplie. Puis c’est le dernier parcours vers le cimetière. Le convoi repart, descend vers la rue Labelle, tourne à droite, puis à gauche sur la rue qui mène au cimetière, traverse le pont de bois (dit à bascule) sur la rivière du Nord et, lentement, s’engage sur un chemin de terre. Une fois rendus au cimetière sur le terrain de la famille (en réalité, c’est un terrain qui appartient à Rosa qui le met à l’usage de sa sœur parce que Wilfrid n’en avait pas les moyens), tous font une dernière prière pour le repos de l’âme de Wilfrid et regardent tristement les croque-morts descendre le cercueil dans la fosse. Seule une vieille pierre tombale dont les noms sont effacés par le temps marque le lieu de sa sépulture. Plus tard, après le décès de Mémère Dupras, le terrain sera vendu par Rosa à Marie-Rose, fille de mémère Dupras, qui le cèdera à son tour, à son décès, à son fils Marcel, cousin de Jean-Claude. La vieille pierre tombale sera éventuellement enlevée et remplacée par une nouvelle pierre portant seulement le nom de Bibeau, sur laquelle sont gravés les noms de Marcel et de son épouse. Il ne restera plus aucune référence aux Dupras des temps passés. Aucune référence à Wilfrid. Comme s’ils n’avaient jamais existé…