Montréal, ville ouverte


Dans les années ’40, Montréal est une ville pour hommes. Les touristes et les hommes d’affaires se dirigent vers ses cabarets de nuit et ses districts excitants. Elle a la réputation d’être Paris en croissance, la ville du plaisir, la ville des clubs de jeux et celle de la plus célèbre stripteaseuse Lili Saint-Cyr. Sa position unique en Amérique du Nord où l’alcool coule à flots continuellement et légalement depuis les années ’20 et sa proximité géographique des villes nord-américaines sèches (sans alcool) en a fait une destination populaire durant la prohibition. De plus, contrairement aux autres villes canadiennes et américaines de l’est, elle n’est pas dominée par la culture d’une élite protestante qui exige l’application législative de lois pour défendre la moralité. Le charme et l’excitation qu’elle génère font sa réputation dans la culture populaire américaine et sont comme un îlot libertin, de style européen, dans un continent protestant et répressif.

Montréal est la plus grande ville du Canada et sa population dépasse le million. Elle est à 65 % française et ses divisions urbaines découlent de ses classes, de ses races (Outremont et Westmount en sont la démonstration) et de ses concentrations de minorités visibles comme le Chinatown et les districts de noirs. De plus, la langue divise la ville sur son axe est-ouest. Malgré sa ségrégation sociale, Montréal voit ses espaces de jeux, d’alcool et de prostitution occupés par des mâles de toute classe, de toute origine et de tout âge qui s’amusent ensemble et oublient ces divisions.

Montréal s’est aussi forgée un caractère distinct, par rapport aux autres villes, suite à son expérience de la 2ième guerre mondiale. Malgré une économie axée sur la production de guerre, elle a été le centre de la plus grande opposition à l’engagement du Canada dans cette guerre. Depuis, le plein emploi, la venue de militaires de passage qui recherchent le plaisir et un climat politique qui va contre toute austérité proposée par le gouvernement favorisent le développement de branches licites et illicites de l’industrie montréalaise du plaisir. Le secteur de la prostitution reçoit un premier coup dur lorsqu’en 1944 l’armée menace de placer Montréal out of bounds pour le personnel militaire si une action immédiate n’est pas prise par les autorités pour enrayer la menace de maladies vénériennes. De leur côté, les citoyens veulent arrêter le jeu illégal d’argent, le gambling, mais ne s’organisent qu’à partir de 1946 lorsque le «roi des gamblers», Harry Davis, est assassiné en plein mois d’août. Il avait été identifié comme l’un des chefs du crime organisé par Pax Plante, tout comme «Marcel les-dents-en-or» le tenancier du plus gros bordel situé au 312 rue Ontario Est.

L’enthousiasme momentané du public pour l’application des lois contre le jeu, motive les groupes réformateurs à présenter des pétitions publiques réclamant une enquête sur la mauvaise administration et la corruption dans le contrôle du jeu et de la prostitution. Le Comité de Moralité Publique créé par 35 associations montréalaises, est dirigé par l’avocat Pax Plante, qui a oeuvré à l’escouade des mœurs de la police en 1946-47 avant d’être remercié de ses services, et par le jeune avocat Jean Drapeau. Ils capitalisent sur des pressions similaires exercées aux USA par la commission Kefauver contre le crime organisé. Le Comité dépose une requête officielle de 1,495 pages et obtient finalement gain de cause en 1950 lorsque l’enquête du juge François Caron est constituée et commence son travail en septembre. Son mandat couvre tous les aspects des activités du jeu illégal et de la prostitution à Montréal.

La majorité des jeux d’argent sont couverts par le code criminel canadien. La loi n’empêche pas un individu de faire une gageure avec un autre individu mais peut intervenir si une troisième partie fait un profit sur la gageure. La loi donne aussi la permission de gager aux pistes de courses à ceux qui peuvent y aller le jour. Par contre, ceux qui ne peuvent quitter leur travail, et c’est surtout la classe ouvrière, brisent la loi en plaçant leurs gageures avec un bookie (preneur de livres). C’est là qu’intervient le jeu illégal. Il est une composante importante de l’économie de Montréal puisqu’il génère des revenus de plus de 100 millions de dollars par année. C’est une activité cachée qui se loge près du quartier de la prostitution Saint-Laurent et Ste-Catherine, le red-light district, dans le voisinage des stations de trains, dans les secteurs des théâtres et des cabarets et dans les districts où est concentrée la classe ouvrière comme la rue Mont-Royal et le boulevard Saint-Laurent. De plus, on la retrouve près des usines où il y a un grand nombre d’ouvriers comme les shops Angus, les usines de munitions et les dépôts de tramways. Le milieu (la pègre) s’associe avec les clubs de bridge, les salles de quilles, les salons de barbier, les vendeurs de tabacs et les parloirs de billard et de pool. Son association avec ces entreprises légales listées dans le bottin des entreprises de la ville lui donne un air de légitimité et de respectabilité. Certains commerces se transforment en simples paravents, comme un salon de barbier du centre-ville, au coin des rues Peel et Ste-Catherine, qui exerce depuis plus de 15 ans le jeu illégal dans une large pièce au deuxième étage de son bâtiment où les joueurs ont accès par la porte du salon du barbier du rez-de-chaussée. Il y a de la place dans le salon pour quatre chaises de barbier, mais il n’en contient qu’une pour la forme. La porte au jeu illégal est ouverte pour tous et est à peine cachée. Cela démontre bien que les opérateurs bénéficient de la protection du milieu, de la police et des politiciens. C’est l’union de la police silencieuse avec le monde interlope. C’est le crime organisé.

Les joueurs aiment la boxe, les cabarets, les débits de boissons et les restaurants, particulièrement les grands restaurants sur le strip du boulevard Décarie. La pègre agit dans ces domaines et en contrôle une grande partie. Par contre, elle se tient loin des narcotiques illégaux, car les joueurs ne les aiment pas et les chefs de la mafia hésitent à se lancer dans ce commerce. En rapport avec le jeu illégal, plus de 248 adresses où il se pratique sont connues des autorités, dont 92 sont listées dans le bottin municipal. La police fait des raids, mais le lendemain l’opération reprend. Ceux qui sont traduits en cours s’en sortent la plupart du temps la tête haute à cause de la clémence inexpliquée de juges municipaux.

Par contre, quelques politiciens municipaux ne jouent pas le jeu de la pègre et le dénoncent. Ils jouent avec le feu car ils savent bien que les gens du milieu ne les oublieront pas. La pègre a besoin de silence. Et c’est ce qui arrive le soir des élections municipales lorsqu’ils constatent, avec surprise, qu’ils sont défaits aux urnes. Ils n’ont pas réalisé que la pègre a monté dans leur district «une machine de télégraphes» composée d’une centaine de personnes, venant d’une autre partie de la ville, qui sont allées voter en empruntant les noms des électeurs du district, plusieurs fois chacune et cela pour leur adversaire. La pègre a le bras aussi long que la justice!

Les nombreux salons de barbier (c’est la période où les hommes se font couper les cheveux fréquemment) et les magasins de tabac (on ne vend pas les cigarettes dans les marchés ou les épiceries) sont les sources principales d’information pour les hommes qui recherchent de l’«action» dans une partie de «barbotte» volante. La localisation des parties changent d’endroit souvent et le joueur intéressé sait où s’informer. La «barbotte» est un jeu de deux dés où on gagne avec 7 ou 11 et on perd avec 2, 3 ou 12. Autour d’une table de «barbotte» on retrouve des hommes d’affaires, des militaires, des playboys, des commis, des placiers de théâtre, des chauffeurs de taxi etc… Des hommes de toutes les classes et de toutes races s’y retrouvent ensemble. De nombreux soldats de retour de la guerre y perdent leur solde et les ouvriers leurs salaires. Alors que les familles dénoncent les barbottes volantes, la police nie les accusations.

Il y a aussi des clubs de jeu qui regroupent certaines ethnicités comme les Juifs au Club de Bridge Laurier ou les Italiens et les Syriens au Club Montsabre de la rue Saint-Denis. D’autres desservent l’élite des joueurs comme The White House Inn à Lachine et The Mount Royal Bridge Club à Côte-St-Luc qui s’installent en banlieue pour s’éloigner de la police qui commence à réagir suite aux enquêtes. Les plus importantes parties de «barbottes» ont aussi été déménagées en périphérie de Montréal du côté de Côte-de-Liesse et de Côte-Saint-Michel. Les joueurs sont transportés par taxis spéciaux qui relient tous les districts de jeu illégal à Montréal. La présence de clubs de jeu illégal dans ces secteurs où vivent les familles est un nouveau défi à l’ordre moral de ces villes. Plusieurs dirigeants de la pègre et des preneurs de livres qui y mènent des vies modèles avec leur famille, déménagent vers certains quartiers de Montréal comme Notre-Dame-de-Grâce qui sont encore libres de tout jeu.